Grégorien : Introït Domine ne longe

Publié le 18 Mar 2016
Grégorien : Introït Domine ne longe L'Homme Nouveau

Introït Domine ne longe su Samedi de la cinquième semaine de Carême ou du Dimanche des Rameaux

« Seigneur, n’éloigne pas ton secours de moi, veille à me défendre. Libère-moi de la gueule du lion et ma petitesse de la corne des taureaux. Dieu, mon Dieu, regarde-moi, pourquoi m’as-tu abandonné ? Qu’il est loin de mon salut le cri de mes péchés ! » (Psaume 21, 20, 22, 1)

Commentaire spirituel

L’introït du dimanche des Rameaux a été supprimé selon la forme ordinaire. Il est chanté la veille, tout comme le graduel Tenuísti. Le contraste liturgique entre la procession triomphale des Rameaux, célébrée en ornements rouges et la gravité soudaine de la messe en violet est pourtant très expressif. C’est que les pièces chantées de la messe de ce dimanche, sans exception, sont toutes consacrées à la contemplation de la passion désormais imminente. Et tandis que l’Évangile nous fait assister une première fois au récit de la Passion selon saint Matthieu, tandis que dans l’épître, saint Paul nous fait méditer sur les conséquences théologiques de l’abaissement du Fils de Dieu, les pièces chantées de la messe, elles, nous font pénétrer dans l’âme du Sauveur et participer au drame intérieur qui le déchire et le conduit à la mort. Elles sont bouleversantes, ces pièces. Et s’il est vrai, selon la pensée profonde de Pascal, que le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde, ce qui se vérifie notamment dans la célébration liturgique annuelle du mystère pascal, alors on comprend pourquoi ces chants nous parlent et avec quelle intensité ils viennent rejoindre notre humanité souffrante.

L’introït Domine ne longe est tiré du psaume 21 (22 selon la tradition hébraïque), psaume messianique par excellence qui décrit par avance et de façon vraiment étonnante les souffrances de Jésus. Ce psaume est un des plus cités dans tout le Nouveau Testament. Il commence notamment par ce mot qui sera repris par le Seigneur sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais ici, les versets retenus par le compositeur expriment plutôt la prière de Jésus au jardin des oliviers. Il y a de la peur et de l’angoisse dans ce texte. Jésus a éprouvé de la façon la plus vive ces sentiments humains devant un danger extrême. Et il s’adresse à son Père pour le supplier de l’épargner ou du moins de le fortifier et de lui assurer le secours de sa présence. Le lion et le taureau (les traductions parlent aussi de buffle ou de rhinocéros) sont des animaux qui symbolisent la force violente et sans pitié. Derrière cette image un peu effrayante se cachent les ennemis contemporains du Christ et aussi tous les puissants de ce monde qui font peu de cas des vies humaines. Il est terrible de tomber entre les mains d’un potentat sans scrupule et de se trouver à la merci de son bon plaisir qui peut-être mortellement cruel. Tant d’hommes et de femmes en ont fait l’expérience à travers les âges ! Le Christ, pourtant Dieu tout puissant a voulu rejoindre cette condition fragile et vivre cette petitesse de l’humanité. Il a voulu ressentir ce que l’âme désemparée ressent devant la perspective d’être seule et impuissante face à un homme qui a pouvoir sur elle de vie ou de mort. Mais en vivant cela il nous a aussi donné l’espérance et cette espérance passe dans la prière de ce chant. Au-delà de toutes les usurpations de pouvoir de la part des créatures, il y a le Père des cieux à qui tout appartient en définitive. Jésus nous a dit : « Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme; craignez plutôt Celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l’âme et le corps. » (Matthieu, 10, 28) Seul Dieu est maître de la vie et de la mort. La mort corporelle n’est pas le dernier mot de notre existence. Notre texte s’adresse au Père avec confiance. L’âme peut se réfugier en lui, surtout si elle est victime d’une injustice : il répondra pour elle au jour du jugement. Ainsi, toute situation humaine désespérée peut trouver par en haut une lumière. Jésus lui offre cette ouverture vers le ciel et vers l’éternité, en s’unissant à elle dans la nuit de l’abandon et en empruntant avec elle le tunnel de l’angoisse et de la mort. Le Père est toujours aux côtés de celui qui souffre et meurt en victime. Dom Baron résume très bien le sens plénier de ce texte : « Prière de l’agonie du Christ ; prière de ses derniers instants sur la croix ; prière de son éternité, non pas pour lui qui a fini de souffrir, mais pour ses membres, pour son humanité collective qui prolonge sa passion sur la terre ; enfin, prière toujours actuelle de cette humanité qui trouve, dans les mots mêmes dont son Chef s’est servi, la parfaite expression de ce qu’elle souffre quand vient sur elle l’épreuve de la croix. »

Commentaire musical

Domine ne longe

La mélodie du 8ème mode qui habille ce texte, est profonde et pleine de sens. Elle est à la fois très affirmée et en même temps grave et très priante, suppliante même. Trois phrases mélodiques d’inégale longueur se partage la pièce, la seconde phrase étant très courte, la troisième beaucoup plus longue.

L’intonation commence au grave, de façon très paisible. Une des caractéristiques majeures de cette mélodie est vraiment la paix qui la traverse d’un bout à l’autre, alors que le texte, lui, trahit l’inquiétude de l’âme, aussi bien de Jésus que du chrétien assailli par l’épreuve. La paix de cette intonation et de toute la suite n’empêche pas l’impression de souffrance qui se dégage aussi d’emblée de la gravité mélodique. Quelques intervalles suffisent au compositeur pour exprimer de façon nuancée et riche la présence sourde et inquiétante de la tentation, la peur qui naît de cette situation terrible, la confiance qui s’élève néanmoins dans le cœur et se dirige vers le Seigneur et la lumière. La répétition mélodique que l’on observe sur ne longe fácias, par rapport à Dómine, accentue encore par le léger crescendo qui l’accompagne, ce mélange de sentiments dans l’âme du Sauveur. La mélodie monte ensuite doucement sur auxílium, puis plus brusquement sur tuum qui atteint pour la première fois le Do aigu. On est là au sommet de toute cette première phrase paisible et profonde qui se conclut avec intensité sur a me.

La seconde phrase commence de façon plus vive, plus dramatique aussi. Il convient de partir dans un bon mouvement. La montée mélodique, d’ailleurs, ne se fait pas attendre. Dès le second mot, defensiónem, la prière se fait suppliante et poignante, atteignant aussitôt le Do qui n’ a été entendu qu’en fin de phrase précédente. Une ardeur insistante se fait sentir sur meam et sa longue tenue sur le Do. Le torculus qui conclut ce mot, large et plein, conduit vers le verbe áspice qui est le sommet de cette courte seconde phrase. Il s’agit vraiment d’un cri de détresse, ici, vigoureux, et qui s’achève sur une cadence sur le Do aigu.

La troisième phrase, en attaquant directement sur cette même corde du Do, nous maintient dans cette atmosphère tendue et angoissée. La fermeté de l’accent du verbe líbera, l’attaque sur le Do des deux syllabes suivantes, la tenue au Do, toujours, sur le pronom personnel me, expriment au mieux cette persistance de la supplication. Celle-ci ne se relâche que sur les mots suivants, comme si l’âme en détresse, épuisée par son cri, était obligée de détendre sa prière. La situation est pourtant critique puisque le texte mentionne la gueule du lion et les cornes du taureau. Mais la mélodie se fait désormais plus grave, remontant ponctuellement seulement jusqu’au Do, sur leónis et sur unicornuórum. Un motif mélodique, celui de a me, à la fin de la première phrase, est repris par deux fois sur ore et sur córnibus, donnant à la mélodie un caractère insistant qui convient bien à la prière de demande de libération. On a d’ailleurs l’impression, tout au long de cette dernière phrase, où la mélodie se resserre autour des cordes La, Sol et Fa, que l’âme est comme atterrée par la menace imminente des bêtes sauvages qui l’assaillent, et qu’elle ne parvient pas à se dégager de cette perspective effrayante. Alors, dans un dernier effort, un dernier sursaut de prière, elle s’élève vers le Père en une formule mélodique touchante, sur humilitátem, le mot de la petitesse qui monte vers Dieu pour recevoir de lui protection et secours. Cette finale de pièce doit être assez large, bien sentie, sans violence, mais confiante finalement, et débouchant avec netteté sur le cri poignant du verset : « Dieu, mon Dieu, regarde-moi, pourquoi m’as-tu abandonné ? Qu’il est loin de mon salut le cri de mes péchés ! »

Cet introït est donc très expressif, très représentatif du temps de la passion. Il nous fait descendre dans l’âme du serviteur souffrant, à la veille de son supplice : chant d’agonie mais aussi de confiance et d’abandon, chant paisible, au-delà de l’angoisse et de la peur. La finesse psychologique, la richesse théologique des compositeurs grégoriens apparaissent de façon significative dans une mélodie comme celle-là.

Pour écouter cet introit :

Domine

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