Au-delà du choix symbolique de douze Souverains Pontifes, c’est à découvrir ou relire l’histoire de grandes heures de l’Église que le lecteur est convié à travers douze grands papes, leurs règnes, leurs charismes ou leur sainteté en saisissant mieux ce que sont la papauté et ses serviteurs.
Le chiffre 12 n’est forcément pas pris au hasard, avec son côté symbolique qui n’échappera à aucun chrétien. Mais, pourquoi ces douze-là ?
Je pouvais d’abord en prendre davantage. Je pense notamment au pape Léon XIII pour sa doctrine sociale, la renaissance du Saint-Siège sur la scène internationale ou le premier ralliement à la démocratie à la fin du XIXe siècle. Il y a aussi Benoît XIV au XVIIIe siècle pour son érudition. Mais afin de respecter un équilibre dans les chapitres que je souhaitais aussi importants que possible, je me suis arrêté symboliquement à douze.
Certains choix sont des évidences. Je pense notamment aux papes fondateurs : Pierre, Léon le Grand et Grégoire le Grand. On ne peut aussi éviter de mentionner Grégoire VII, le pape de la réforme grégorienne à la fin du XIe siècle. Les papes suivants feront davantage l’objet de débats : Innocent III représente le sommet de la monarchie pontificale mais des historiens estiment que la victoire d’Innocent IV sur l’empereur germanique est bien plus importante que le règne de son prédécesseur. Quoi qu’il en soit, à chaque fois, j’ai tenté de prendre des personnages qui travaillent ad intra et ad extra, à l’intérieur de l’Église et à l’extérieur, même si cette distinction est assez tardive dans l’Histoire.
De saint Pierre à Jean-Paul II, tous les papes n’ont pas marqué leur époque et l’Histoire de la même façon. Mais avons-nous finalement autant de connaissances historiques, et donc de recul et de matière à jugement, sur saint Léon le Grand que nous en avons aujourd’hui sur Pie XI, Jean XXIII ou Jean-Paul II ?
Votre question est extrêmement intéressante parce qu’elle révèle l’approche différente que nous pouvons avoir d’un pontificat récent, comme celui de Jean-Paul II, d’un autre bien plus lointain dans le temps. Nous sommes bien éloignés par exemple du concile de Chalcédoine sous Léon le Grand en 451. Pourtant, les débats qui ont secoué ce concile sont aussi importants que ceux qui ont agité le concile Vatican II de nos jours.
Pour les pontificats contemporains nous bénéficions d’une masse de documents, ce qui peut poser un problème dans la recherche parce qu’il est impossible de tout étudier et de tout embrasser… L’approche du pape Léon Ier est moins complexe car nous bénéficions de moins de documents. Mais cette carence pose du même coup des problèmes d’interprétations et, parfois, bien des zones d’ombres restent. L’historien travaille avec ce qui est accessible. En dehors de cela, on reste dans le domaine des hypothèses et/ou de la spéculation.
Vous classez les papes abordés à travers quatre catégories. Est-ce à dire que les « fondateurs » ne sont pas des « universels », contrairement à la signification même du mot « catholique » et que les « spirituels » ne furent pas des « rois », même en portant la tiare à trois couronnes ?
Léon le Grand a été un grand pape spirituel alors que je le place dans les fondateurs. Innocent III a longtemps été considéré comme un pape monarque. Pourtant, depuis quelques années, son pontificat est réévalué à travers les réformes spirituelles qu’il a entreprises et le concile de Latran IV qu’il a réuni en 1215. Cette classification peut donc paraître subjective. Mais elle révèle néanmoins un caractère essentiel de ces personnages à une période donnée de l’Histoire de l’Église.
Grégoire le Grand a clairement une vocation universelle. Mais j’estime que cette dimension est bien plus importante chez les papes du XXe siècle qui travaillent véritablement à l’échelle du monde. Cela a été rendu possible par les évolutions techniques et les communications. C’est-à-dire que les papes ont pleinement pris la mesure du village global dans lequel nous vivons. À la fois par leurs voyages et par l’utilisation des nouveaux moyens de communication. La radio, la télévision puis Internet ont permis d’inviter le pape dans son salon… Or les papes, depuis Pie XI, utilisent ces moyens de communication.
Est-ce que chacun des papes qui clôt l’une de vos catégories termine également une période historique de la papauté ?
Ils ont été des papes de transition dans l’Histoire de l’Église. Il y a donc eu, à la suite de leur pontificat, un avant et un après. Même si je me méfie de l’idée laïque de révolution. Je préfère celle de réforme qui porte une dimension plus spirituelle. Chacun doit se réformer soi-même pour entrer dans le royaume. Il en est de même pour l’Église : que l’on songe par exemple à la réforme de Latran IV, un concile qui marque l’Église jusqu’à nos jours ou à celle du concile de Trente au XVIe siècle.
Quant à l’idée de rupture, on ne peut l’évoquer à mon sens qu’à deux reprises : avec le règne de Grégoire VII qui institutionnalise véritablement l’Église en tant que corps constitué, à distinguer de la sphère laïque. Nous sommes à la fin du XIe siècle. Puis il y a saint Pie X qui met fin définitivement au concept de « pape roi ». Sa devise aurait pu être « Spirituel d’abord ! » Il permet à l’Église d’entrer dans le XXe siècle.
Les catholiques parlent du pape comme du « Saint-Père ». Quel est le rapport général de la papauté avec la sainteté et tous les papes ont-ils forcément une place réservée sur les autels ?
Un catholique pourrait se dire qu’un grand pape est un pape saint. Or l’écrasante majorité des papes saints ont vécu dans les dix premiers siècles. On pense à tous les papes martyrs sous la domination de l’Empire romain. Puis, les saints se raréfient… Entre saint Pie V, mort en 1572, et saint Pie X mort en 1914, aucun pape n’a été élevé sur les autels !
Puis, bizarrement, tous les papes du XXe siècle ont eu ou ont des procédures en cours. Seuls Benoît XV et Pie XI manquent à l’appel. Je pense que ce processus de béatification et de sanctification va de pair avec cette dimension universelle jamais égalée dans l’Histoire de la papauté. Elle les consacre en tant que puissance morale désintéressée, dans un monde qui a oublié le sens du divin. Paradoxalement, alors que l’on ne cesse de parler de la crise de l’Église, les papes n’ont jamais autant joué leur rôle de pontife c’est-à-dire de pont entre le monde ici-bas et le Ciel. Mais il ne faut pas oublier aussi que ce sont les hommes qui sont béatifiés ou sanctifiés, pas les pontificats. Il s’agit d’une nuance de taille.
Au regard de ces 12 papes, comment comprenez-vous le pontificat actuel et celui de Benoît XVI ?
Je démythifie quelque peu le pontificat du Pape François en replaçant certains traits de sa personnalité et de son action dans le miroir de l’Histoire. La popularité incontestable du Pape François crée une erreur de perspective : ceux qui aiment ce pape pensent que tout est nouveau dans l’univers clos du Vatican. Alors que bien des aspects de son pontificat se retrouvent dans l’Histoire de la papauté : la réforme de la Curie, le refus des richesses, la condamnation de la mondanité, la proximité avec les Romains, etc. Je montre ainsi que Pie X bénéficiait d’une immense popularité du fait de ses origines et de sa simplicité. Innocent III, ce pape roi, quant à lui, lavait les pieds des pauvres chaque semaine et non une fois l’an comme le Pape François. Bref, je rééquilibre un peu la balance.
Quant à Benoît XVI, je l’associe davantage à Jean-Paul II. C’est une chose dont j’avais eu l’intuition quand j’ai travaillé sur le Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège (1). On ne peut comprendre le pape polonais sans le cardinal Ratzinger et on ne peut comprendre Benoît XVI sans le pontificat du pape Wojtyla. Je dis souvent que Jean-Paul II a été le pape de la visibilité de l’Église, incarné par son appel : « N’ayez pas peur ! » et ses nombreux voyages. Comme les populations ne venaient plus dans les églises, il est allé vers les populations. Le pontificat de Benoît XVI a été celui de l’identité de l’Église, dans tout ce que ce terme peut avoir de noble et de beau alors que nous vivons une crise profonde de la culture chrétienne.
À travers ce voyage dans l’Histoire, vous avez forcément pu dégager une approche de la papauté en général et de son mode d’exercice. En substance, qu’est-ce qu’un pape ?
À la lecture de mon ouvrage, vous avez pu constater que le pouvoir de Léon le Grand au Ve siècle n’est pas celui de Boniface VIII au XIIIe siècle. Et celui de Boniface VIII ne peut être comparé à celui de Jean-Paul II. La charge pontificale a évolué avec le temps. Elle n’en reste pas moins un gage d’unité. C’est à mon avis sa définition la plus vraie. Sans la papauté, l’Histoire de l’Église aurait été tout autre. On peut même dire qu’elle n’aurait jamais existé. L’Église se serait perdue dans des querelles religieuses ou politiques dès les premiers siècles. La primauté de Pierre, la succession pétrinienne, donne ce principe d’unité.
Le pape est ensuite souverain pontife, un titre hérité du temps de la romanité et que se réservaient les empereurs. C’est-à-dire qu’il est le lien entre la terre et le Ciel. Selon les termes de l’Évangile, il doit nous confirmer dans notre foi. Je reste très marqué par l’image de Benoît XVI aux JMJ à Madrid en 2011. Au cours de la veillée, ce pape de la parole, ce grand intellectuel, priait en silence devant le Saint Sacrement. Derrière lui, la foule des cardinaux, évêques, prêtres et fidèles priait à genoux avec lui. Le pape était dans son rôle. Il était présent, tout en s’effaçant devant la seule présence qui comptait, la Présence réelle. Il m’a fait penser à ce tableau du Caravage où le Christ pointe du doigt Matthieu. À ses côtés, Pierre, dans l’ombre, va dans la direction qu’Il indique.
1. Christophe Dickès, Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 120 p., 30 €.
Christophe Dickès, Ces 12 papes qui ont bouleversé le monde, Tallandier, 380 p., 21,90 €.