Grégorien : Graduel Dirigátur (32e dimanche ordinaire ou 23e dimanche, année B, 19e dimanche après la Pentecôte)

Publié le 05 Nov 2016
Grégorien : Graduel Dirigátur (32e dimanche ordinaire ou 23e dimanche, année B, 19e dimanche après la Pentecôte) L'Homme Nouveau

« Que ma prière monte comme l’encens en ta présence, Seigneur, l’élévation de mes mains en sacrifice du soir. » (Psaume 140, 2)

Commentaire spirituel

Voici une des petites merveilles du chant grégorien. Tout est réuni pour faire de ce chant un véritable  joyau : un texte tout simple mais essentiel qui évoque de façon poétique et très suggestive la relation de l’homme avec son Dieu, à travers l’acte de la prière et du sacrifice ; une mélodie splendide qui épouse le message et l’enchante littéralement ; un équilibre parfait et une belle complémentarité entre les deux phrases mélodiques qui structurent cette pièce ; une certaine brièveté, enfin, qui rend ce graduel facile à chanter tout en donnant aux voix l’occasion de s’épanouir pleinement et de se dilater. À côté des grands graduels somptueux qui ornent avec majesté le répertoire grégorien, il y a aussi ces petits chefs-d’œuvre qui durent à peine deux petites minutes, mais qui laissent après eux dans les âmes une grâce singulière de légèreté, comme ce nuage d’encens qui semble flotter au-dessus de l’autel et qui embaume tout le sanctuaire.

Revenons sur ce texte très évocateur. Il est tiré du beau psaume 140 (141 selon la tradition hébraïque) qui est une supplication individuelle adressée à Dieu dans un contexte d’épreuve, de persécution et de tentation. Ce petit verset, situé au début du psaume, imprègne de paix tout le reste de la prière qui est beaucoup plus angoissé. Mais surtout, il illustre une des attitudes les plus fondamentales de l’homme en face de Dieu : la prière qui, selon les maîtres spirituels, est précisément élévation de l’âme vers Dieu. Un geste et un élément matériel traduisent tous deux cette élévation : l’encens qui une fois balancé monte en volutes vers les hauteurs de l’édifice, doucement porté par l’air ambiant ; et les mains, symboles de l’activité de l’homme, qui s’élèvent vers le ciel, lieu présumé de l’habitation divine. Ces deux réalités de l’ancien Testament sont passées dans la prière chrétienne. L’encens a été retenu dès les origines par l’Église qui se voulait exclusivement héritière de la tradition biblique, malgré l’ambiguïté que pouvait présenter un usage qui se trouvait aussi largement répandu dans les cultes païens idolâtriques ; quant au geste des mains levées, il fut adopté de façon très significative puisqu’on sait qu’il a servi aux chrétiens, durant les premières persécutions, pour représenter, sur les fresques des catacombes, l’Église en prière sous les traits d’une femme. Ces deux réalités sont devenues dans l’Église plus spécifiquement sacerdotales, mais il ne faudrait pas oublier leur caractère universel : toutes deux expriment la relation fondamentale de la prière qui monte vers le Seigneur. En ce sens, ce texte nous touche tous, de génération en génération. Il nous invite à insérer notre prière dans la grande prière de l’Église, à nous unir à tous ces grands orants qui ont traversé les siècles, depuis Moïse qui priait sur la montagne pendant que le peuple combattait dans la pleine, jusqu’aux saints de la nouvelle alliance, prêtres, religieux et laïcs, hommes et femmes, qui intercèdent sans relâche en faveur d’un monde oublieux de l’unique nécessaire. Ce graduel est vraiment fondamental, outre sa beauté textuelle et son attrait musical.

Il reste une remarque à faire sur ce texte : la deuxième phrase évoque le sacrifice du soir et son parfum apaisant (celui de l’encens précisément) que le prêtre devait à Yahvé selon les prescriptions de l’ancienne alliance (Exode, 30, 8 ; Nombres, 28, 6). C’est au cours d’un tel sacrifice que le prêtre Zacharie, le père de Jean-Baptiste, reçut la visite de l’ange Gabriel lui annonçant la naissance à venir d’un fils qui serait le Précurseur du Sauveur. Cette page d’Évangile (Luc, 1) fait la jonction entre la liturgie de l’ancienne alliance et l’économie de la nouvelle. L’essentiel de la prière juive est passé dans la liturgie de l’Église et le texte de ce graduel témoigne de ce passage et de cette transmission. Quand nous chantons cette courte pièce, nous assumons toute la vie de prière des justes de l’ancien Testament, et nous nous situons au cœur de la prière de l’Église. Car on ne peut pas chanter non plus ce graduel sans penser au sacrifice du soir que Jésus accomplit au Cénacle en compagnie de ses disciples, la veille de sa passion. L’élévation de l’âme du Christ vers son Père du ciel, en cette nuit unique, représente ce qu’on a appelé la prière sacerdotale de Jésus. Elle assume et réunit tous les sacrifices de l’ancienne alliance dans l’unique sacrifice eucharistique de la nouvelle. Ce graduel est donc éminemment eucharistique.

Un dernier mot : ce sacrifice du soir évoque aussi le cantique de Marie, le Magnificat, que l’Église chante depuis des temps immémoriaux à la fin de l’office des vêpres. La Sainte Vierge n’est jamais loin de son Fils dans la prière de l’Église.

Commentaire musical

Dirigatur

Le 7ème mode convient parfaitement pour illustrer musicalement un tel texte. Son registre aigu et le déploiement allègre et enthousiaste de ses vocalises, le prédisposent à cette fonction. Le résultat est éloquent : de façon très originale, le compositeur a su orner avec beaucoup d’expression la beauté du texte et lui donner ce surcroît de vie qu’apporte la musique. L’interprétation de cette pièce révèle la qualité de l’inspiration du compositeur.

Le corps et le verset du graduel s’équilibrent à la fois dans la longueur égale de ces deux parties et aussi dans le contraste expressif qui les oppose, le verset éblouissant et léger jaillissant d’un corps très large et très plein. Voyons cela dans le détail.

L’intonation est d’emblée typique du 7ème mode : un intervalle de quinte Sol-Ré (pensons à l’introït Puer natus est de Noël par exemple) élève immédiatement la mélodie vers les hauteurs, annonçant déjà les développements à venir contenus d’une certaine manière dans l’élan de cette intonation. Elle est donc légère et aérienne, encore que pleine et chaleureuse. Il faudrait se garder de la chanter trop vite. L’accent au levé, bien épanoui, du verbe dirigátur, la forme de la courbe qui reconduit la mélodie au Sol initial, l’épisème d’expression qui affecte la syllabe finale du verbe, tout cela commande une certaine largeur, une grande souplesse, une belle et chaleureuse complaisance. Il convient de laisser planer les notes qui précèdent la retombée sur la cadence en La puis en Sol, tout en accompagnant cette suspension et cette retombée d’une grande netteté rythmique et d’une bonne intensité vocale.

Le traitement mélodique qui suit, sur orátio mea, est déjà de toute beauté. Avant même que soit exprimée textuellement l’idée de l’encens qui donne poétiquement sens à tout ce passage, la mélodie exprime déjà cette image par son ascension progressive et comme en volutes parfumées. Cette montée à partir du Sol, jusqu’au Fa aigu, fait alterner magnifiquement des élans discrets et des retombées douces. Le mouvement est large et plein de chaleur vocale, en crescendo vers la cadence à l’aigu de mea qu’il faut bien élargir et épanouir. La même atmosphère règne sur la suite de la phrase. Le mot incénsum plane littéralement avec son bel accent au levé et sa finale très balancée, là aussi dans un tempo élargi. On reprend ensuite un peu de mouvement sur in conspéctu qui exprime la joie légère de l’âme en prière qui a conscience de la présence de son Dieu. Puis, doucement, la mélodie s’incurve vers le grave, avec beaucoup de complaisance sur l’adjectif possessif tuo qui doit être pris de plus en plus large à mesure qu’on va vers la cadence. Mais on ressent toujours cette impression de flottement, de balancement, notamment sur la vocalise finale de tuo avec son alternance de montées et descentes. Paradoxalement, alors même que la mélodie descend, la prière continue de monter. Ce que signifie cette descente, c’est la joie profonde, intérieure, c’est l’amour et la tendresse. En même temps que l’âme s’élève vers son Dieu, elle prend conscience qu’elle le possède. C’est là sans doute une trouvaille assez géniale du compositeur qui permet ainsi de donner au texte un surcroît d’expression qui correspond tellement à l’essence de la prière et de la vie spirituelle. Il a su traduire l’amour que suppose toute élévation de l’âme vers Dieu. C’est l’amour qui soulève cette âme et l’emporte vers son Seigneur. Le dernier mot de cette phrase, d’ailleurs, c’est le Seigneur, Dómine, et il est admirablement bien rendu. La tranquillité de cette formule fusionne avec sa fermeté qui lui vient du mode de Sol, ce qui donne une impression de plénitude sereine, dans la certitude absolue d’être exaucé. Cette cadence finale doit être d’autant plus élargie qu’elle précède le jaillissement de la phrase suivante. D’une certaine manière, la pièce aurait pu s’arrêter là, et on aurait déjà une pièce merveilleuse.

Cette deuxième phrase vient pourtant compléter avec grand bonheur le message de la première. Au niveau du texte, les deux phrases se ressemblent : ici et là, il s’agit d’élévation, soit de l’âme, soit des mains. La première phrase mentionne le destinataire de cette élévation et la deuxième phrase en mentionne le contexte sacrificiel. Mais c’est au plan mélodique que la complémentarité se manifeste au plus haut point. Le contraste est presque absolu. La pièce ne perd certes pas sa paix ni sa douceur, mais un élan incontestable, impétueux, se traduit dans le mot elevátio qui commence cette deuxième phrase. Il se produit comme une envolée de pur lyrisme qui signifie l’extase dans laquelle l’âme est emportée. Cette extase suppose la venue de Dieu dans l’âme et c’est ce qu’a exprimé la fin de la première phrase. Une sorte d’union sacrée s’est scellée entre l’âme et son Dieu. Et maintenant, Dieu emporte sa bien-aimée vers des hauteurs qu’elle n’avait pu atteindre jusque là. L’intervalle de quarte, sur l’accent de elevátio, propulse subitement la mélodie vers le Sol aigu, bientôt suivi du La, sommet de toute la pièce. Le mouvement doit être ici souverainement léger. Le mot doit jaillir, et après un accent ferme, se dérouler avec une très grande fluidité, sans précipitation pourtant car il y a aussi dans cette vocalise une extraordinaire complaisance. La mélodie garde sa légèreté jusque dans le retour au grave qui permet un beau balancement, avant la remontée splendide de la finale. Tout est aérien, sans voix forcées, mais léger et subtil, comme l’âme elle-même qui est emportée par Dieu dans un autre monde. C’est de la grande contemplation en acte. Un deuxième élan extatique se produit sur mánuum qui atteint également le La aigu. Puis, sur meárum, la mélodie redevient subitement plus sobre, plus ramassée, plus intérieure, plus large aussi. C’est un peu comme si le Seigneur déposait délicatement son épouse après l’extase et lui faisait reprendre contact doucement avec la réalité qui l’entoure. Cette réalité, c’est le sacrifice du soir, l’action liturgique qui est porteuse, on le voit, des grâces mystiques les plus hautes.

La dernière phrase mélodique de ce graduel est constituée de deux mots seulement : sacrifícium vespertínum. Le premier de ces deux mots est en élan et il doit être pris avec une certaine vélocité, sans précipitation toutefois, et avec beaucoup de legato, notamment sur les deux neumes ternaires de l’accent et de la syllabe suivante. Quant au dernier mot, si évocateur de la paix du soir, il se déploie dans la douceur et la largeur d’un mouvement qui nous achemine vers la fin de la pièce de façon sensible. Attention à ne pas déplacer l’accent sur la seconde syllabe de vespertínum, doté d’une distropha assez ferme. La longueur de cette vocalise suggère la douce et pénétrante influence de la prière opérant son effet paisible dans l’âme qui perd conscience et s’endort sous le regard de son Dieu qu’elle vient de louer et d’aimer. Tout s’achève silencieusement dans le calme lumineux d’un soir qui meurt.

Ce petit graduel nous a fait assister à un véritable acte de vie unitive. Et plus profondément encore, cet acte devient réellement nôtre dans la célébration liturgique. L’Église en prière nous communique sa vie et son amour. C’est l’œuvre du salut et de notre sanctification qui s’accomplit.

Pour écouter ce graduel :

Dirigatur 1

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