Le décès le 23 juillet de Claude Polin est passé quasiment inaperçu de la grande presse. Pourtant, philosophe et professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne, reconnu pour ses travaux à l’étranger, et notamment aux Etats-Unis, il avait profondément marqué la réflexion politique sur la question du totalitarisme. Fils du philosophe Raymond Polin, il fut également l’assistant de Raymond Aron, jusqu’à leur rupture sur la responsabilité du libéralisme dans l’émergence du totalitarisme. Collaborateur aux Etats-Unis de la revue Chronicles : A Magazine of American Culture, il collaborait en France à la revue Catholica. Pour rendre hommage à Claude Polin et à son travail, Bernard Dumont, directeur de cette revue, a accepté de répondre à nos questions.
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Claude Polin a collaboré à Catholica, la publication que vous dirigez. Pouvez-vous rappeler depuis quand, et dans quelle proportion ?
Nous avons été honorés de publier plus de quarante articles de Claude Polin, depuis le numéro 62 de la revue, c’est-à-dire depuis l’hiver 1998-1999. Cette collaboration régulière s’est complétée d’une participation à des débats et également à des colloques, dont certains actes ont été publiés, notamment La guerre civile perpétuelle. Malheureusement cette collaboration écrite a cessé à l’automne 2016, avec une dernière contribution sur Luther. Le motif en est tout simplement que la maladie a commencé vers la fin de cette année-là à devenir un handicap toujours plus lourd, empêchant Claude Polin de pouvoir travailler comme il en avait l’habitude. Mais s’il cessa dès lors de fournir des articles, nous avons continué d’échanger fréquemment des idées, soit lorsque je lui rendais visite, soit par téléphone. D’une certaine manière je lui remuais le fer dans la plaie, car toujours la conversation se terminait par le vif désir qu’il manifestait de creuser tel ou tel point dont nous parlions, ce qui lui devenait irréalisable.
Dans quelles circonstances étiez-vous entré en contact et avez-vous entamé cette collaboration ?
La première fois que j’ai rencontré Claude Polin, ce fut à l’occasion d’un colloque de philosophie du droit organisé en Italie, à Bolzano, dans le cadre de l’Institut international d’Études européennes Antonio Rosmini, en octobre 1998. Il parla sur le sujet suivant : « Construction de l’Europe, ou mise à mort de l’Europe ». Auparavant je ne m’étais pas particulièrement intéressé à son œuvre, et j’avais même acquis des préventions à la suite de la lecture, sans doute trop rapide, du livre La cité dénaturée, publiée l’année précédant notre premier contact. Or celui-ci s’est avéré d’emblée positif. Je me suis rapidement rendu compte que certains des propos que Claude Polin tenait à l’emporte-pièce ou dans une première rédaction impliquaient de dépasser les raccourcis d’une pensée extrêmement agile, fortement étayée en même temps que très intuitive, et qu’une fois bien précisé l’accord sur les termes, les difficultés disparaissaient.
Quels étaient les thèmes de prédilection sur lesquels vous aviez ces conversations ?
D’abord je dirai que ces échanges sont rapidement devenus fréquents dès après notre première rencontre. Pratiquement chaque article était précédé d’une ou plusieurs véritable séance de travail visant à en définir le contenu, et de navettes au moment de les relire. Ces échanges étaient très stimulants même s’ils avaient l’inconvénient de souvent se prolonger jusqu’à la dernière minute avant la publication, sauf exception, avec des objections auxquelles répondre, des additions, des nuances d’expression, des modifications imputables à la requête de l’un comme de l’autre. Tout cela était très enrichissant du fait d’une qualité évidente, l’humilité intellectuelle et la recherche du vrai qui lui faisait accepter ou mettre en discussion sans réaction d’amour-propre telle ou telle proposition et l’obligeait parfois à un travail complémentaire non négligeable.
Quant aux thèmes abordés, ils relevaient de manière large de la philosophie politique, soit autour des grands auteurs modernes que Claude Polin connaissait sur le bout des doigts (Locke, Hobbes, Rousseau, Spencer, Comte, les Founding Fathers des États-Unis, et bien d’autres), soit surtout à propos des ressorts intimes du système politique découlant des Lumières, instauré avec les révolutions américaine et française, et matrice de tant de conséquences désastreuses quelle qu’en soit la version.
Comment travaillait-il ?
Il faut rappeler que parmi les ouvrages qu’il avait publiés, un des premiers s’intitulait L’esprit totalitaire [Paris, Éditions Sirey, 1977], portant sur les racines du totalitarisme, très caractéristique de sa méthode intellectuelle, alors bien signifiée par ce titre. Celle-ci consistait à débusquer le fil logique, l’esprit d’un phénomène tel que le communisme, ou le libéralisme, et cela en pratiquant une généalogie allant des effets vers leurs causes, et dans l’autre sens une identification des conséquences. Le fait de scruter dans le menu détail la pensée des modernes ne le faisait pas tomber dans une sorte de vision essentialiste de la réalité, qui aurait prétendu trouver indistinctement avec la société contemporaine la réalisation parfaite de la théorie, mais il s’intéressait à en discerner le point de départ et la finalité, en d’autres termes la nature profonde et ses aboutissements inévitables. D’autre part, s’il était un fin connaisseur des modernes, il l’était aussi des philosophes de la politique depuis Platon, Aristote et saint Thomas, ce qui l’aidait évidemment dans son travail critique. Enfin il faisait fréquemment le lien avec la réalité environnante, observant par exemple les transformations au jour le jour du système républicain, les comportements conformistes, et ainsi de suite. Toutefois son travail d’investigation restait essentiellement philosophique, cherchant à mettre en évidence la logique d’un système de pensée et l’organisation sociale en découlant mais ne prétendant pas mesurer dans quelle proportion ce système pouvait connaître concrètement des obstacles plus ou moins efficaces à sa réalisation. Il était professionnellement un philosophe, analyste des idées et de leur développement, et non un sociologue, comme le fut Jules Monnerot, par exemple.
Lorsqu’il s’emparait d’un auteur qu’il ne connaissait pas, par exemple Stanley Hauerwas, un philosophe pacifiste protestant libéral américain qui a connu un moment une certaine vogue en France, Claude Polin commençait par se procurer l’édition originale, puis il entrait à fond dans l’ouvrage pour comprendre la structure de la pensée qui y était développée, l’identifiait (dans le cas d’Hauerwas, dans sa double dépendance du luthéranisme et de l’anabaptisme), en reconstituait le développement logique jusque dans ses aboutissements possibles et ses traces chez d’autres auteurs ou dans les mentalités, enfin portait sur lui un jugement et le resituait dans le cadre des tendances contemporaines sur les deux rives de l’Atlantique. Il faut dire que Claude Polin avait une connaissance approfondie des États-Unis, et portait d’ailleurs à leur sujet un jugement nuancé, le différenciant notamment d’un auteur comme Thomas Molnar dont les critiques étaient plus acerbes dans ce domaine.
Quel rapport avait-il avec la religion ?
Claude Polin reçut le baptême très tardivement, après une longue évolution au moins en partie liée à sa propre méditation philosophique. Celle-ci l’a progressivement amené à comprendre que le monde moderne, celui des premiers penseurs des Lumières comme de leurs successeurs de toutes tendances, était mu dès l’origine et de façon continue par la volonté de se libérer du joug du Christ. Ce cheminement, dont j’ai quelques raisons de penser qu’il ne fut pas le seul, appelait une conclusion, et ce fut le baptême. À certains égards, comme Claude Polin me l’avait dit peu de temps après, il s’agissait d’une conversion intellectuelle, mais il ne faudrait pas mal comprendre cette expression, imaginant quelque chose comme une adhésion à l’Église de l’ordre admirée par Charles Maurras. Réfléchissant à la refonte de L’esprit totalitaire, au sujet de laquelle nous avons eu diverses conversations, il me dit un jour que plus il y pensait, plus lui apparaissait évidente la réalité de ce que saint Ignace (dont il avait d’ailleurs suivi les Exercices sans en retirer immédiatement des conclusions pratiques) appelait les « Deux Étendards », et que c’était cela qui, finalement, constituait le terme de la recherche qu’il aurait aimé achever. Il n’a pas pu y arriver, bien qu’il s’y soit essayé dans les dernières années. Il priait la Sainte Vierge Marie, il acceptait son sort, il est mort chrétiennement, muni des sacrements de l’Église.