« Le Seigneur est la force de son peuple, le protecteur et le salut de son Christ. Sauve ton peuple, Seigneur, et bénis ton héritage, sois son guide à jamais. Vers toi, Seigneur, je crie, mon Dieu ne garde pas le silence avec moi, car si tu te tais, je ressemblerai à ceux qui descendent au tombeau. » (Psaume 27, 8-9, 1)
Commentaire spirituel
Ce texte du psaume 27 (28 selon la tradition hébraïque) traduit une des pensées majeures de toute la Révélation judéo-chrétienne : le Dieu unique et transcendant est en relation étroite avec son peuple, il s’intéresse à lui, il s’occupe de lui. Alors que les dieux païens de l’Antiquité vivaient, prétendument d’ailleurs, dans un monde à part, loin des hommes et sans aucun souci pour eux, le Dieu d’Israël, le seul vrai Dieu, Créateur de l’univers visible et invisible, se penche, lui, constamment sur l’œuvre de ses mains. Toute la Bible, Ancien et Nouveau Testament réunis, en témoigne à chaque page. L’histoire sainte est une histoire des relations qui unissent Dieu et les hommes. Vérité qui paraît toute naturelle quand on lit les textes sacrés, tant la présence de Dieu est palpable, mais vérité qui invite à la réflexion, car entre le Créateur et la créature, il existe évidemment un abîme. L’intimité si touchante entre Yahvé et l’homme, qui affleure de certains textes, et ce dès le début, celle encore plus bouleversante qui caractérise la nouvelle alliance, ne doivent pas nous faire glisser et nous établir dans une sorte d’illusion sur la vraie nature de Dieu, illusion qui nous conduirait si facilement à la familiarité et à la négligence envers la majesté divine. Dieu n’est pas un copain, un égal, il est beaucoup plus que cela. S’il en était ainsi, nous n’aurions pas plus besoin de lui que de nos amis qui vont et viennent dans le cours fluctuant de notre existence. Il est important de tenir ensemble ces deux vérités : Dieu est absolument transcendant et il est en même temps parfaitement immanent à chacune de ses créatures, c’est-à-dire qu’il est à la fois le tout Autre, l’être qui m’est le plus étranger, et le tout mien, l’être qui m’est le plus intime, l’être qui m’est plus intime que je ne le suis à moi-même.
Il n’y a pas de contradiction entre ces deux affirmations, mais au contraire un nécessaire équilibre. Si Dieu était simplement un autre que moi, il y aurait entre lui et moi la même distance, infranchissable, qui existe entre deux créatures, même unies par un grand amour. L’amour le plus fusionnel entre deux personnes ne parviendra jamais à rompre la cloison de l’être individuel qui demeure proprement incommunicable. Mais Dieu n’est pas l’un de nous, il est absolument autre. Son être n’est pas enfermé dans des limites individuelles, il est sans frontières, il est tout simplement. Et c’est pour cela que cet être est forcément présent à tout ce qui n’est pas lui. Rien ne peut être en dehors de lui, rien ne peut être sans que Dieu soit présent puisque Dieu est, non pas tel ou tel être, mais l’être lui-même. Vérité difficile à conceptualiser, bien sûr, et qu’on ne peut qu’entrevoir par une sorte d’intuition, mais vérité rigoureuse quand même, et qui fait que le paradoxe chrétien entre l’immanence et la transcendance de Dieu n’est pas contradictoire. C’est même cette rigueur absolue qui nous permet de comprendre l’Incarnation, c’est-à-dire la présence de Dieu la plus intime à l’humanité et en même temps la plus universelle. Jésus est le Dieu transcendant, le tout autre, qui s’est rendu présent à toute humanité et par là à toute créature, pour nous donner le sens plénier de l’histoire.
Dès lors qu’on a reconnu que Dieu peut entrer en relation avec l’homme sans que cela nuise aucunement à son inviolable pureté, on ne s’étonne plus des expressions bibliques innombrables qui font de Dieu un interlocuteur incessant de sa créature raisonnable, de son peuple choisi. Le texte de notre psaume est une de ces expressions : « Le Seigneur est la force de son peuple ». Il suffit de savoir qui est Dieu et ce que nous sommes, pour nous rendre compte que sans lui nous ne pouvons rien faire. Les hommes et les femmes, la Vierge Marie, en premier, qui ont compris cette vérité, ont laissé faire Dieu dans leur vie, ont enfoui leur faiblesse native dans la force de Dieu qui a pu dès lors opérer en eux, en elles, les merveilles de son amour. Les saints sont des personnes de moindre résistance à la grâce. Car notre liberté, ce don de Dieu si grand et si redoutable, peut faire obstacle, lui seul, à l’action divine. Quand le peuple de Dieu a laissé agir son Seigneur, il a fait l’expérience et ses ennemis aussi, de sa puissance. Il en va de même dans notre vie. Laissons-le protéger et sauver son Christ ! Laissons-le bénir son héritage, être notre guide à jamais. Abandonnons-nous entre ses mains, crions vers lui pour qu’il ne nous laisse pas seuls, ce qui serait pour nous la pire des situations.
Commentaire musical
C’est un long introït du 2ème mode qui se présente à nous. Deux longues phrases encadrent une phrase beaucoup plus courte qui contient le sommet intensif de toute la pièce. Mais il s’agit d’une pièce très sobre dans son ensemble. Mélodiquement, tout se tient presque à l’intérieur de la tierce Ré-Fa, avec quelques descentes au grave (le plus fréquemment vers le Do et par exception mais de façon très expressive jusqu’au La, à cinq reprises et seulement dans les deux premières phrases), et de rares montées jusqu’au Sol seulement (2 fois dans la première phrase, une seule fois dans la seconde, quatre fois dans la troisième). On le voit donc, il s’agit d’un introït particulièrement restreint au plan mélodique. Il faudra pourtant lui donner de la vie, et c’est dans les variations d’intensité et de mouvement que la vie de cette belle prière se fera sentir. Reprenons la pièce plus en détail.
L’intonation part du La grave, s’appuie sur le Do et campe ensuite sur le Ré. Par un procédé assez classique en chant grégorien et assez remarquable, la mélodie semble nous faire entendre à l’avance ce que va nous dire le texte. Le Seigneur est la force de son peuple. Ce Dóminus très appuyé nous établit dans l’atmosphère de force et de solidité qui va caractériser toute la première phrase. Pourtant, l’intonation n’est pas lourde, elle est même assez légère et le mouvement va s’alléger encore sur les mots fortitúdo plebis suæ. Fermeté et légèreté s’accommodent très bien : tous les accents, toniques ou secondaires, sont au posé, bien fermes ; le petit passage syllabique de fortitúdo permet de donner de l’élan à tout ce passage, et il ne faudra pas traîner sur les deux mots suivants qui procurent une belle détente, mais toute en légèreté, avant la première cadence de suæ qui est brève, sans ralentissement significatif. Le sommet de ce premier membre de phrase est sur l’accent de plebis doté d’une longue bien épanouie.
La deuxième incise, sur et protéctor salutárium, est très joyeuse, bien mise en lumière par les deux podatus de quarte de l’accent de protéctor et de la deuxième syllabe de salutárium, et également par la répétition du même motif mélodique que l’on trouve sur les première et troisième syllabes de ce même mot salutárium, qui de ce fait, apparaît très bien équilibré. Ce mot se conclut sur la même cadence, légère, que sur suæ un peu plus haut. La première phrase se termine par une incise plus ramassée, plus appuyée, qui met bien en valeur la mention du Christ, l’oint du Seigneur, objet de ses complaisances. Remarquons les belles courbes de ces deux mots, Christi et sui, entre le Do et le Fa, qui les enveloppent d’une vénération aimante, tout comme la plongée finale vers le grave de est, nous invite à la courbure de notre âme dans un acte d’adoration.
La première phrase était appuyée et joyeuse. La seconde phrase est ardente. Elle est très courte, mais intense. Elle part du La grave, elle aussi, et monte avec conviction sur l’accent du verbe qui demande le salut. L’intensité de la prière se renforce sur le mot fac, tout en rejoignant le La grave, à partir duquel la mélodie va remonter avec élan et insistance tout à la fois, vers le sommet de toute la pièce qui est le nom du Seigneur, Dómine. Remarquons, pour nous assurer que l’apex est bien là, que cette phrase se conclut sur la même cadence que celles qu’on a déjà rencontrées sur suæ et salutárium, mais transposée à la tierce. Belle expression de grande ferveur et de confiance, la confiance engrangée justement dans les grandes affirmations précédentes.
La troisième phrase bénéficie de l’atmosphère des deux premières phrases. On y retrouve, sur et bénedic hereditáti tuæ, l’élan joyeux qu’on avait repéré et protéctor salutárium ; on y retrouve aussi, sur toute la finale, à partir de et rege eos, la fermeté initiale et l’élan de fortitúdo plebis suæ. Mélodiquement, d’ailleurs, les deux incises se ressemblent beaucoup : même formule initiale ou à peu près (première syllabe de usque et deux premières syllabes de fortitúdo), même double note longue (finale de usque et accent de plebis) et enfin même cadence finale, cette fois conclusive, donc plus large. Tout ce passage chante si bien et si doucement à nos oreilles puisqu’il nous rappelle la finale de l’introït de la messe de minuit : Dóminus dixit ad me. Les mots génui te de cet introït reproduisent la mélodie de usque in sæculum, mais avec une simplicité encore plus ravissante puisque la cadence se réduit alors à une seule note pointée, sans le torculus épisémé que l’on rencontre ici et tout au long de la pièce.
On peut faire une dernière remarque : les deux notes longues de hereditáti ne doivent pas ralentir le mouvement. Elles sont légères. Elles nous disent avec complaisance la richesse de cet héritage que Dieu bénit comme sien.
Voilà un introït assez long, sobre pourtant, mais très expressif, plein de confiance, de joie contenue, de sérénité paisible, de force maîtrisée, la force de Dieu qui sauve son peuple.
Pour écouter cet introit :