« Alléluia ! Le vieillard portait l’enfant, mais l’enfant gouvernait le vieillard. »
Commentaire spirituel
Le texte de notre alléluia n’est pas emprunté à la sainte Écriture, ce qui peut paraître étonnant au regard de la richesse des textes évangéliques concernant l’événement messianique de la Présentation de Jésus au temple, et de leur résonance dans ceux de l’Ancien Testament. Toutes les autres pièces de la messe et même de la procession, à l’exception de la splendide antienne Adorna, sont tirées soit du récit historique de saint Luc (chapitre 2) soit des textes des psaumes qui annoncent prophétiquement l’entrée du Messie dans son temple.
Voilà donc une pièce du répertoire originale. D’où vient le texte ? Il est très difficile de le repérer exactement et il n’est pas impossible que le compositeur ait lui-même forgé la phrase qu’il a ensuite habillé de neumes. L’idée originale se trouve pourtant dans un sermon attribué à saint Augustin qui a une expression latine très proche de notre texte :
Le vieillard portait le Christ enfant ; le Christ « gérait » la vieillesse de Siméon.
Senex ferebat Christum infantem ; Christus gerebat Simeon senectutem.
Senex puerum portabat ; puer autem senem regebat.
Le vieillard portait l’enfant ; l’enfant gouvernait le vieillard.
Quoiqu’il en soit des différences d’expression, l’idée commune est très profonde : le vieillard représente la sagesse de ce monde, la maîtrise de soi, mais en même temps une sagesse et une maîtrise relatives, menacées par la mort, alors que le nourrisson incapable de parler, emmailloté de langes, complètement dépendant des bras dans lesquels il est porté, que ce soient ceux de Marie, ceux de Joseph ou ceux de Siméon, a la vie devant lui, et non seulement la sienne mais celle de tous les hommes de tous les temps. Car ce nourrisson n’est pas comme les autres. De même qu’il est le seul enfant à avoir choisi sa mère, il est aussi le Dieu et le Seigneur de ceux dans les bras desquels il semble s’abandonner et s’abandonne effectivement. Il y a là un vrai mystère que les âmes contemplatives n’ont pas fini de ruminer. On pourrait se demander quelle vie, celle du vieillard ou celle du bébé, est la plus fragile ; l’une et l’autre on leur force et leur fragilité ; l’une et l’autre se rejoignent pour nous donner le respect de toute vie.
Mais une autre vérité profonde est cachée dans ce texte et elle concerne le mystère de l’enfance en général, le mystère de tout enfant. On ne peut pas chanter cet alléluia sans penser aux réflexions de Péguy sur le règne des enfants, ce règne qui s’exerce sur le monde des adultes
« Ainsi ce sont les enfants qui ne font rien. Ah les gaillards ils font semblant de ne rien faire, les mâtins, ils savent bien ce qu’ils font, les innocents. Aux innocents les mains pleines. C’est le cas de le dire. Ils savent bien qu’ils font tout ; et plus que tout ; avec leur air innocent ; avec leur air de ne rien savoir ; de ne pas savoir ; puisque c’est pour eux que l’on travaille. En réalité. Puisqu’on ne travaille que pour eux. Et que rien ne se fait que pour eux. Et que tout ce qui se fait dans le monde ne se fait que pour eux. De là leur vient cet air assuré qu’ils ont. Si agréable à voir. Ce regard franc, ce regard insoutenable à voir et qui soutient tous les regards. Si doux, si agréable à regarder. Ce regard insoutenable à soutenir. Ce regard franc, ce regard droit, qu’ils ont, ce regard doux qui vient tout droit de paradis. De là leur vient ce front qu’ils ont. Ce front assuré. Ce front droit, ce front bombé, ce front carré, ce front levé. Cette assurance qu’ils ont. Et qui est l’assurance même. De l’espérance. »
Le dernier mot de Péguy ouvre une perspective encore plus large qui nous rejoint tous cette fois et pas seulement les enfants. L’espérance chrétienne est celle qui gouverne le monde. Elle est le dernier mot de l’histoire, le dernier mot de nos vies. Le poète la compare à une petite fille qui marche entre les deux grandes personnes, la foi qui est une épouse fidèle et la charité qui est une mère attentive.
« Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé. Sur la route montante. Traînée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs, qui la tiennent par la main, la petite espérance. S’avance. Et au milieu, entre ses deux grandes sœurs elle a l’air de se laisser traîner. Comme une enfant qui n’aurait pas la force de marcher. Et qu’on traînerait sur cette route malgré elle. Et en réalité, c’est elle qui fait marcher les deux autres. Et qui les traîne. Et qui fait marcher tout le monde. Et qui le traîne. Car on ne travaille jamais que pour les enfants. Et les deux grandes sœurs ne marchent que pour la petite. »
Le vieillard Siméon porte ce petit être frêle qui est le Sauveur du monde, son Sauveur, notre Sauveur. L’alléluia nous invite à le porter nous aussi dans notre vie de tous les jours en sachant que c’est lui qui nous porte à bien faire, qui nous gouverne et nous conduit vers le Père.
Commentaire musical
La mélodie de cet alléluia reproduit celle de l’alléluia Justus ut palma du commun des abbés. Elle a le calme et le caractère paisible et pacifiant des mélodies du 1er mode, sans éclat, mais très tranquilles et très fermes. L’alléluia se décompose tout naturellement en trois parties : le jubilus qui est long ; la première phrase constituée seulement de trois mots : senex puerum portabat ; la deuxième phrase qui contient quatre mots, donc très sobre aussi (puer autem senem regebat), mais qui se déploie de façon beaucoup plus prolixe que la précédente.
L’intonation part non pas de la tonique Ré mais de la sous-tonique et elle n’atteindra pas la dominante La mais seulement le Sol. C’est indiquer clairement qu’elle demande à être bien jointe à la suite qui nous fait effectivement entendre le La sans tarder. On peut noter le caractère ascendant de cette première vocalise faite de petites montées assez légères suivies de discrètes descentes. Mais l’ensemble monte et un crescendo doit donc se faire sentir à mesure que l’on s’achemine vers le Sol à partir duquel va se développer le jubilus.
Ce jubilus est tout à fait remarquable par son legato le plus absolu. Sur les deux premières incises qui nous font redescendre jusqu’au Do grave, seuls deux intervalles de tierce apparaissent. Tous le reste de la vocalise procède par degrés conjoints. Cette mélodie très liée doit être aussi très ardente et assez vive. On ne doit absolument pas sentir le moindre à coup. Tous les ictus se fondent dans le grand rythme et disparaissent aussi bien dans le geste du maître de chœur que dans la voix des choristes.
Après la demi-barre, un intervalle de quarte provoque un petit rebond bien énergique, avant que l’on retrouve jusqu’au bout du jubilus ce grand legato très paisible. La cadence finale est très belle avec son double intervalle répété Mi-Fa qui précède, sous la forme d’un balancement binaire très heureux la déposition toute douce du Ré. On a là un petit exemple du génie grégorien qui avec trois fois rien laisse les âmes dans une atmosphère recueillie et paisible. Ce jubilus est très beau dans son alliance entre la paix et l’ardeur.
Le verset commence par un neume appuyé sur l’accent de senex. Puis, la finale du mot nous fait retrouver le legato du jubilus par une courbe qui semble nous parler avec vénération de la sagesse du vieillard Siméon. Le traitement mélodique inversé des deux mots senex et puerum mérite notre attention. Senex commence plutôt à l’aigu et s’achève dans le grave. La pente descendante indique la courbe de la vie de cet homme qui est arrivé in extremis à ce moment tant désiré. Un vieillard fragile rencontre un tout petit fragile, lui aussi, mais porteur d’une puissance de vie que la mélodie montante de puerum rend très bien. C’est sur le Do, donc au plus bas de la mélodie que se rencontrent ces deux vies. Il y a là comme un traduction musicale de la belle vérité de l’Incarnation qui nous fait considérer le Christ s’abaissant pour rejoindre l’humanité. La remontée de puerum est dans l’atmosphère du reste de la pièce, mais on peut lui donner un élan et une chaleur qui nous font déjà comprendre, par anticipation que cet enfant est le maître de la vie, et notamment de la vie de Siméon, ce que va nous dire la phrase suivante. En tout cas, chaque syllabe de ce mot si aimable est bien appuyée, bien sentie. La finale de la phrase, sur portabat, se déploie dans le grave et dans un grand legato très paisible, vers une cadence délicate et toute simple. Dom Baron résume très bien cette première phrase : « Sur ces quelques notes sans éclat et qui se meuvent dans un legato absolu, serrées les unes contre les autres, passe l’admiration de l’Église pour le saint vieillard et son geste sublime. »
La deuxième phrase nous fait changer d’objectif. C’est désormais sur l’enfant que la caméra focalise. Une exceptionnelle vocalise déployée surtout sur le mot autem marque ce changement de regard. Le mot puer, à vrai dire, est traité très sobrement sur le double intervalle Ré-Mi puis la tierce Do-Mi. Ce traitement mélodique fait penser à la cadence balancée de la fin du jubilus. Ici, il ne s’agit pas d’une cadence mais au contraire d’un début de phrase, d’un élan initial. Mais c’est tout aussi heureux. Le même procédé est utilisé par le compositeur, mais de façon inversée, ce qui donne beaucoup de continuité et de vie à la pièce.
Ensuite vient l’admirable vocalise de autem. Elle est longue mais rendue très vivante par ses variations mélodiques qui se structurent pourtant de façon très rigoureuse. La finale de puer et le début de autem, jusqu’à la demi-barre, constituent un premier motif mélodique qui est repris à l’identique. Puis, un nouveau motif, plus bref, apparaît, se posant non plus sur le Ré mais sur le Mi, et apportant sa note contemplative de douceur, est repris lui aussi à l’identique, avant qu’une petite cadence finale très ronde vienne mettre un terme à l’ensemble. Et si l’on regarde maintenant chacun de ces motifs, on constate qu’une structure très étudiée les façonne également. Le motif qui commence sur la finale de puer et le début de autem est constitué de deux neumes ascendants de deux syllabes (podatus) puis de deux neumes descendants de deux syllabes (clivis). Le motif suivant est doublement composé d’une succession d’un climacus et de deux clivis. Enfin, le dernier motif répété deux fois, juste avant la cadence finale, encadré par deux virga pointés (Sol et Mi), se compose de six notes dont les trois premières (Mi-Fa-Sol) sont en élan et les trois dernières (Mi-Fa-Ré) sont en repos. Ce côté très structuré de cette vocalise n’empêche pas une grande liberté dans le mouvement d’ensemble. Nulle impression de monotonie et de répétition.
Enfin, à partir de senem, on retrouve le jubilus de l’alléluia. Là encore, laissons pour finir la parole à dom Baron qui s’exprime très heureusement : « Quelle admirable expression de l’âme qui laisse percer un instant l’ardeur de son admiration, puis, revient à la joie paisible du mystère, insouciante du temps et d’elle-même, perdue dans la contemplation de cet enfant inspirant et guidant les gestes du vieillard qui le porte, et l’inspirant et la guidant elle aussi dans la même lumière et vers le même bonheur. »
Vous pouvez écouter cet Alleluia ici.