« Dieu, mon Dieu, je veille près de toi dès l’aurore. Et en ton nom j’élèverai mes mains, alléluia ! » (Psaume 62, 2, 5)
Commentaire spirituel
Le Psaume 62 (63 selon la tradition hébraïque) est une des plus belles prières de la Bible et le verset 2 qui forme le début de notre offertoire est un des plus beaux versets de ce psaume. Le Roi David, considéré comme l’auteur de ce cantique, est alors dans une situation critique : il fuit son fils Absalon qui lui a ravi temporairement le pouvoir, et il mène une vie errante et angoissée à travers le désert. Sa prière du matin, confiante pourtant et toute brûlante d’amour, s’exhale avec une beauté et une intensité qui évoquent les splendeurs arides d’un lever de soleil dans le désert. La version de la vulgate porte la mention de l’aurore, ce moment privilégié des premières lueurs, témoins de la percée de la lumière à travers la nuit encore victorieuse, mais pour peu de temps. L’âme bénéficie du grand silence qui règne alors. Seule et immergée dans l’immensité de la création, sous la voûte changeante du ciel et au milieu des ombres de sables et de pierres, elle se sent toute petite et s’attache à son Dieu qui a créé tout cela, qui l’a façonnée au sein de cet espace infini et s’est pourtant penché sur elle avec un amour incompréhensible. Voilà comment cette prière nous rejoint tous. Aujourd’hui, notre solitude n’est pas forcément géographique, elle peut être psychologique et plus redoutable encore, beaucoup plus pesante et oppressante. Et la suite du psaume 62 se vérifie pour nous : nous sommes comme une terre assoiffée, sans eau ; notre âme a soif, notre chair languit du Dieu qui nous a créés pour le bonheur, qui est notre bonheur. Vers lui nous soupirons, nous gémissons. Mais comme cette prière du psaume, pleine de confiance et de tendresse, dans ce climat extrême, nous fait du bien : « Quand je songe à toi sur ma couche, au long des veilles je médite sur toi, toi qui fus mon secours, et je jubile à l’ombre de tes ailes ; mon âme se presse contre toi, ta droite me sert de soutien. » (versets 7 à 9)
Le contexte pascal de notre offertoire et les quelques mots retenus seulement par le compositeur, font de ce chant une hymne de joie, une louange paisible. C’est plutôt la prière de l’enfant ou de l’épouse qui se réveillent, et qui, dans la tendresse chaude de l’amour maternel ou conjugal, s’ouvrent avec bonheur à la journée qui commence et tendent les mains vers l’affection qui embellit toute leur vie. Notre âme est ainsi invitée à se jeter entre les bras de Dieu chaque jour. Chaque matin est un don du Seigneur, une preuve de son amour protecteur qui nous a gardé durant la nuit et qui nous sourit au petit jour.
Mais il y a une autre dimension dans ce riche offertoire : le thème de la veille, très employé dans l’Évangile, mérite d’être souligné ici. La résurrection du Seigneur s’est faite dans le grand silence de la nuit. Et auparavant, l’agonie de Jésus, elle aussi a eu lieu dans la nuit terrible de Gethsémani. La nuit, c’est le symbole du mal, de la mort qui rôde et nous fait peur. La nuit, c’est le lieu du combat de notre vie dans ce monde fermé au mystère de la lumière. Nous devons veiller spirituellement pour ne pas nous endormir, pour ne pas être victimes de l’athéisme opaque qui envahit les faibles clartés de notre foi. Nous devons veiller, c’est-à-dire garder à toute heure les actes de notre vie, prendre conscience que Dieu est présent, qu’il nous regarde, qu’il nous aime et nous attend. Nous devons veiller aussi sur les remparts de la cité pour avertir le monde et nous mêmes des ennemis qui l’encerclent de toutes parts. Et notre veille doit devenir intercession : nous devons lever les mains vers le Seigneur. Et c’est ici que trouve place notre offertoire dans son contexte liturgique de prière d’offrande conjointe à celle du Christ à son Père. Les mains levées sont celles du prêtre, elles sont aussi celles de toute l’Église en prière. Toute prière s’enracine dans la grande prière sacerdotale de la vie du Christ parvenue à sa plénitude sur la croix. C’est là que s’opère l’échange vital entre la nature et la grâce, rendu nécessaire par le péché qui avait tout disloqué.
Un petit verset de psaume nous dit tant de choses à lui tout seul ! La Bible est inspirée et source infinie d’inspiration pour qui la scrute et la médite. Le génie de l’art grégorien est d’ajouter encore quelque chose à cette richesse, par son insertion parfaite dans le déroulement liturgique et grâce au traitement musical des mots sacrés, dans leur détail comme dans leur assemblement. Puissions-nous goûter la joie de nourrir et d’abreuver ainsi nos âmes à cette table scripturaire et à cette source vive et toujours jaillissante de la musique sacrée. Toutes ces vérités bienfaisantes, nous ne faisons pas que les deviner en les récitant, nous nous laissons pénétrer par elles en les chantant. Et tout est tellement plus facile et plus intense quand nous chantons ! L’Église-Mère a compris cela, elle nous dilate en nous invitant à entrer dans le mystère.
Commentaire musical
Notre offertoire est un petit 2ème mode, bien simple dans sa ligne mélodique, sans grand éclat, mais joyeux et très ferme tout en étant pourtant plein de tendresse et de confiance. Deux phrases seulement le constituent, séparant nettement le texte en deux parties : l’union à Dieu dans la prière au tout petit matin, avant même que le jour se lève ; et la promesse d’une prière qui accompagnera tous nos actes, en long de la journée.
L’intonation est sobre mais assez élancée tout de même et joyeuse et fraîche comme un lever de soleil printanier. On le voit d’emblée, la mélodie semble ignorer la suite du psaume, plus austère mais non retenue par le compositeur : « Mon âme a soif de toi, après toi languit ma chair, terre sèche, altérée, sans eau. » Ici, c’est plein de jeunesse et de verdeur, d’assurance aussi. Le second Deus renchérit d’ailleurs sur le premier, avec sa mélodie montante sur l’accent et sa finale plus courte orientant vers le meus très ardent et très convaincu, mais qui ne perd pourtant pas sa légèreté et son intimité. Je trouve qu’il serait erroné de chanter cette pièce avec force et puissance. La mélodie est trop sobre pour se prêter à une telle interprétation. Le fond de cette offertoire me paraît plutôt la tendresse et sur ce fond de confiance, la légèreté des vocalises donne à ce chant quelque chose d’intense et d’intime tout à la fois. Ainsi, le bel élan de ad te de luce vígilo me paraît très typique de l’ensemble de la pièce. L’accent de luce est bien mis en valeur, tout en arsis, tandis que la syllabe finale, elle, est traitée toute en thésis, selon un mouvement mélodique descendant et progressant uniquement par degrés conjoints, donc dans un grand legato et avec beaucoup de complaisance et de chaleur. Ensuite, un petit sursaut se produit sur le verbe vígilo qui est traité à peu près et en moins développé comme le mot luce : un élan sur l’accent et une détente sur les syllabes post-toniques, le tout en privilégiant là aussi les degrés conjoints (seule la tierce initiale permet de bien lancer l’accent). L’élargissement de la finale de ce mot vígilo est sensible puisqu’il coïncide avec la fin de cette première phrase.
La seconde phrase redonne du mouvement : le départ à l’aigu sur et, puis le maintien de la mélodie dans les hauteurs, le déroulement fluide de ces premiers neumes, tout cela invite à mettre beaucoup de légèreté, mais aussi de chaleur à ce passage qui va vers la belle finale de Dómine, très épanouie en une large descente au rythme ternaire, et gracieuse également dans cette petite note isolée qui remonte sur le Fa et qu’il faut donner avec beaucoup de révérence et de tendresse sans se précipiter vers le mot suivant, tuo dont l’accent au levé mérite d’être lui aussi bien épanoui. La longue de tuo doit être bien vivante, en crescendo puis en decrescendo, juste avant la cadence qui conclut ce premier membre de phrase, mais sans qu’on fasse sentir une coupure trop grande avec ce qui suit. Avant même d’avoir prononcé le verbe qui signifie l’élévation des mains, la mélodie, selon un procédé assez courant en chant grégorien, a déjà préparé nos âmes à ce mouvement ascendant de l’être en prière. On peut noter, sur l’accent du verbe levábo, toujours cette alternance entre un élan intensif (l’attaque de l’accent, ici à l’unisson) et une détente évoluant par degrés conjoints avec beaucoup de légèreté et de fluidité. Mais aucune des ces nombreuses formules d’alternance entre élan et détente (les deux Deus, meus, luce, vígilo, nómine, levábo) n’est répétée dans cette pièce, ce qui lui donne une grande richesse expressive dans sa variété, malgré un ambitus mélodique assez restreint. La seule répétition mélodique intervient à la fin, sur les finales de manus et de meas, comme si le compositeur avait voulu rendre mélodiquement le geste des deux mains de l’orant s’élevant conjointement vers le ciel. Ce passage doit être bien rythmé et assez élargi, sans détriment pour le petit élan de l’attaque des deux accents.
L’alléluia qui ponctue cette pièce est large, chaleureux, en tendance, donc en crescendo, vers la cadence finale bien nette et bien posée. Ce petit offertoire ne paye pas de mine a priori, mais il cache, dans son texte comme dans sa mélodie, une intense vie contemplative toute de paix et de tendresse, dans la certitude confiante qui berce l’âme dès son réveil.
Pour écouter cet offertoire : ici