« Salut, Marie, espoir du monde, salut douce, salut bonne, salut pleine de grâce ! Salut, Vierge unique, figurée par le buisson ardent qui ne se consumait pas ! Salut, rose toute belle, salut rameau de Jessé dont le fruit a relâché les liens de notre infortune ! Salut, vous dont les entrailles ont engendré un Fils contre les ordonnances de la nature ! Salut, créature sans égale qui avez restauré la joie dans un monde trop longtemps affligé ! Salut, lampe des vierges sur laquelle resplendit la lumière d’en haut pour ceux que retient une mer houleuse ! Salut, Vierge de qui le Roi des cieux a voulu naître et se nourrir de lait ! Salut perle précieuse, luminaire du ciel ! Salut sanctuaire du Saint-Esprit ! Ô qu’elle est merveilleuse et qu’elle est digne de louange, cette virginité en qui, par l’œuvre de l’Esprit Consolateur, brille la fécondité ! Ô qu’elle est sainte, qu’elle est sereine, qu’elle est bienveillante, qu’elle est délicieuse, cette Vierge, nous le croyons ! Par elle finit la servitude, la porte du ciel s’ouvre, la liberté nous est rendue. Ô lis de chasteté, priez votre Fils qui est le salut des humbles. Qu’il ne nous condamne pas au supplice lors du triste jugement, à cause de nos vices. Mais que par votre sainte prière, purifiant en nous la souillure du péché, il nous rassemble dans sa maison de lumière. Que tout homme dise Amen ! »
Commentaire spirituel
J’ai voulu traduire en entier cette merveilleuse et longue louange mariale qu’on appelle une séquence. On a attribué cette œuvre, sans certitude, à Abélard (1097-1142), ce troublant théologien, amant célèbre de la belle Héloïse, brillant à l’excès en tous domaines, y compris musical, mais qui s’aventura avec trop d’insolence sur le chemin de la vérité. Ses erreurs doctrinales furent impitoyablement condamnées par Saint Bernard et le Pape Innocent II lui intima l’ordre de se retirer dans un monastère pour y finir ses jours. Pierre le Vénérable, Abbé de Cluny le recueillit charitablement dans son abbaye bourguignonne et obtint de lui une humble et louable rétractation qui lui valut de se réconcilier avec le fougueux abbé de Clairvaux, peu de temps avant sa mort. Abélard est mort dans la Sainte Église et si cette séquence est bien de lui, on peut penser que la dévotion mariale dont elle témoigne se porte garante, en quelque sorte de la protection de Marie sur cette destinée singulière d’un poète intrépide. Quoiqu’il en soit de l’attribution de cette œuvre à Abélard (on la trouve dans des manuscrits du sud de l’Allemagne), il semble bien, en tout cas, qu’elle ait été composée à cette époque, c’est-à-dire au XIIe siècle qui, avec le précédent, fut si prolixe dans ce genre musical. Les séquences foisonnent littéralement durant cette période. La tradition monastique dont la famille bénédictine de Solesmes est héritière en a retenue trois que l’on continue de chanter durant le mois de Marie et à certaines fêtes mariales, lors du salut du Saint Sacrement : la séquence Ave Maria, gratia plena que l’on a déjà commentée ; la séquence Mittit ad Virginem que l’on chante à la fête de l’Annonciation, le 25 mars, et celle-ci, par laquelle nous saluons Marie au jour anniversaire de sa Nativité. On pourrait parler de trois sœurs, un peu comme les trois églises cisterciennes de Provence : Le Thoronet, Sénanque, Silvacane, ces trois merveilles de l’architecture romane. Ici aussi nous sommes en présence de trois merveilles, assez semblables et en même temps bien différentes les unes des autres. La première est toute gracieuse, très enfantine et délicate ; la seconde est plus enthousiaste et plus hardie dans sa mélodie ; la troisième, celle que nous allons commenter, se situe entre les deux : elle a la fraîcheur naïve de la première et l’élan admiratif et la clarté sonore de la seconde. Elle est la plus variée des trois. Chacun est libre d’avoir ses préférences en un domaine où l’art (poétique et musical) se conjugue avec la prière et lui confère une note plus subjective.
Revenons maintenant sur le texte de cette séquence. La première chose qui apparaît, c’est qu’il est rythmé par un mot qui revient treize fois : salut ! Ave ! Il s’agit vraiment d’une louange très complaisante, d’un bonjour enfantin et amoureux qui se redit sans cesse. D’où l’impression de bercement qui imprègne ce texte. Les treize saluts forment la première partie de l’œuvre, et on verra qu’au plan musical, la distinction est très nette entre les deux parties.
Chaque salut est accompagné d’un qualificatif plus ou moins détaillé, plus ou moins imagé, qui nous dit quelque chose du mystère de Marie. Le poète fait appel à l’Évangile aussi bien qu’à l’Ancien Testament ou à la théologie et même à l’expérience amoureuse du galant devant sa belle ou celle de l’enfant devant sa mère. Cette succession sans ordre apparent, très libre, très spontanée, mêle le sérieux de la doctrine mariale aux images poétiques les plus fines pour décrire la beauté de Marie dans un climat d’amour tout pur. Vouloir classer ces images, les ranger sous forme de tableau, ce serait vraiment faire preuve de cartésianisme et déflorer en quelque sorte la grâce virginale de cette composition. Mais on peut néanmoins dire un mot de chacune de ces salutations, les replacer dans le contexte que l’on vient de dire (poétique, biblique, théologique ou affectif) et tenter de les éclairer, soit en elles-mêmes, soit en relation avec leurs voisines. Cette rumination devient alors une façon de demeurer en présence de Marie, de lui redire qu’elle est belle et qu’on l’aime, alors allons-y sans crainte !
La première des salutations nous fait tout d’abord prononcer le nom béni de Marie. On ne l’entendra plus par la suite et d’une certaine manière il vaut pour tous les saluts qui vont suivre. Le nom désigne la personne tout entière et le prénom de Marie signifie soit « dame » ou « princesse » ou encore « étoile de la mer ». Il s’agit d’un nom de lumière et d’éclat, un nom de beauté toute simple mais rayonnante. On connaît le fameux texte de saint Bernard sur le nom de Marie, un texte d’anthologie qu’il est toujours bon de relire pour revivifier notre dévotion mariale.
« Et le nom de la vierge était Marie. Quelques mots sur ce nom de Marie, dont la signification désigne l’étoile de la mer : ce nom convient merveilleusement à la Vierge mère ; c’est en effet avec bien de la justesse qu’elle est comparée à un astre, car de même que l’astre émet le rayon de son sein sans en éprouver aucune altération, ainsi la vierge a enfanté un fils sans dommage pour sa virginité. D’un autre côté, si le rayon n’enlève rien à l’éclat de l’astre qui l’émet, de même le Fils de la Vierge n’a rien diminué à sa virginité. Elle est en effet la noble étoile de Jacob qui brille dans les cieux, rayonne dans les enfers, illumine le monde, échauffe les âmes bien plus que les corps, consume les vices et enflamme les vertus. Elle est belle et admirable cette étoile qui s’élève au dessus du vaste océan, qui étincelle de qualités et qui instruit par ses clartés. O vous qui flottez sur les eaux agitées de la vaste mer, et qui allez à la dérive plutôt que vous n’avancez au milieu des orages et des tempêtes, regardez cette étoile, fixez vos yeux sur elle, et vous ne serez point engloutis par les flots. Quand les fureurs de la tentation se déchaîneront contre vous, quand vous serez assaillis par les tribulations et poussés vers les écueils, regardez Marie, invoquez Marie. Quand vous gémirez dans la tourmente de l’orgueil, de l’ambition, de la médisance, et de l’envie, levez les yeux vers l’étoile, invoquez Marie. Si la colère ou l’avarice, si les tentations de la chair assaillent votre esquif, regardez Marie. Si, accablé par l’énormité de vos crimes, confus des plaies hideuses de votre cœur, épouvanté par la crainte des jugements de Dieu, vous vous sentez entraîné dans le gouffre de la tristesse et sur le bord de l’abîme du désespoir, un cri à Marie, un regard à Marie. Dans les périls, dans les angoisses, dans les perplexités, invoquez Marie, pensez à Marie. Que ce doux nom ne soit jamais loin de votre bouche, jamais loin de votre cœur ; mais pour obtenir une part à la grâce qu’il renferme, n’oubliez point les exemples qu’il vous rappelle. En suivant Marie, on ne s’égare point, en priant Marie, on ne craint pas le désespoir, en pensant à Marie, on ne se trompe point ; si elle vous tient par la main, vous ne tomberez point, si elle vous protège, vous n’aurez rien à craindre, si elle vous conduit, vous ne connaîtrez point la fatigue, et si elle vous est favorable, vous êtes sûr d’arriver; vous comprendrez ainsi par votre propre expérience pourquoi il est écrit : « Le nom de la vierge était Marie. »
La séquence invoque Marie comme espoir du monde, ce qui convient bien à la signification du nom de Marie étoile de la mer. Marie est le phare des chrétiens, et la lumière qui brille en indiquant la direction à suivre pour atteindre le port, engendre l’espoir dans le cœur des marins.
Si Marie est l’espoir du monde, c’est aussi parce qu’elle est douce et bonne, ce sont les deux salutations suivantes. La douceur et la bonté attirent toujours, surtout quand on a conscience d’avoir fait des bêtises. Nous sommes tous des enfants remuants, pécheurs. La douceur et la bonté de Marie, notre Mère, sont pour nous un refuge et donc une espérance.
Mais si Marie est douce et bonne, c’est parce qu’elle est pleine de grâce, c’est-à-dire remplie de Dieu qui est bon et doux. Le Dieu incréé, transcendant, est d’une douceur et d’une bonté infinies, mais cette douceur et cette bonté peuvent encore nous apparaître redoutables, lointaines. Alors Dieu a inscrit ces qualités dans le cœur d’une femme, il les a dessinées sur le visage de Marie. Son rôle est de nous conduire sûrement vers la douceur et la bonté de Dieu.
Marie est unique, unique parce que Vierge, elle a enfanté un petit d’homme. Unique, parce que créature, elle a enfanté le Dieu vivant, son Créateur. Les salutations suivantes vont nous redire cette vérité contrastée au moyen d’images bibliques très expressives : le buisson ardent que contemplait Moïse et qui ne se consumait pas signifiait l’impensable réalité de la présence de Dieu en personne dans le sein d’une créature demeurée intacte. Puis, avoir salué gentiment la rose toute belle, on passe à l’évocation de la tige de Jessé, le Père de David. C’est de sa descendance que viendra le Messie. Les vitraux des cathédrales médiévales représentent souvent l’arbre de Jessé. On voit le patriarche couché au bas du vitrail, placé là comme une souche, tandis que de son côté sort et s’élève une tige qui fleurit et s’épanouit en arbre sur les branches duquel sont représentés les différents rois de la généalogie, jusqu’au Messie en Majesté qui occupe le sommet de l’arbre. La Vierge Marie est aussi cet arbre fécond dont le fruit, nous dit la séquence en faisant allusion au péché originel, a relâché les liens de notre infortune. C’est le thème des deux Ève et des deux Adam qui apparaît derrière cette image de l’arbre de vie et de son fruit délicieux.
Ensuite, on salue Marie dans le double et inconcevable privilège de sa virginité et de sa fécondité. La séquence chante en effet celle « dont les entrailles ont engendré un Fils contre les ordonnances de la nature. » Le fait qu’une vierge conçoive et enfante dépasse les lois de la nature. Il s’agit donc d’un don tout surnaturel. Et c’est pour cela que Marie est chantée saluée ensuite du beau titre de créature sans égale. Cette virginité féconde, ce prodige discret et caché que Dieu a accompli dans l’histoire, redonne la joie à une humanité plongée dans les ténèbres et la tristesse du péché. « Salut, créature sans égale qui avez restauré la joie dans un monde trop longtemps affligé ! » Marie est unique. D’autre vierges viendront après elle, innombrables épouses du Christ, qui la prendront comme modèle. Mais Marie est au-dessus de toutes. Elle est la lampe des vierges, leur éclat, leur astre, parce que sur elle resplendit la lumière d’en haut, lumière qui se déverse sur toute l’humanité en lutte sur les flots agités de la mer.
La séquence revient avec plaisir sur la virginité féconde de Marie, en utilisant l’art des contrastes. Le Roi des cieux, le tout puissant, l’infini, le transcendant, s’est enfermé dans le sein d’une petite jeune fille, il a voulu se nourrir de son lait, dépendre en tout de cette jeune mère si fragile et si humble. Le mystère de l’Incarnation qui réunit les extrêmes, plongera toujours les contemplatifs dans une admiration sans fin. Marie, la perle précieuse de l’humanité, le luminaire du ciel, est devenue le sanctuaire de l’Esprit-Saint. Telles sont les dernières salutations de cette première partie de la séquence. Elles ont emporté l’âme dans une sorte d’extase, et sous l’influence de ce même Esprit qui vient d’être mentionné, celle-ci chante son admiration devant le mystère marial. « Ô qu’elle est merveilleuse et qu’elle est digne de louange, cette virginité en qui, par l’œuvre de l’Esprit Consolateur, brille la fécondité ! »
Puis, de la louange de la qualité virginale, le compositeur passe à la louange directe de celle qui est vierge, de celle qui est la Vierge. « Ô qu’elle est sainte, qu’elle est sereine, qu’elle est bienveillante, qu’elle est délicieuse, cette Vierge, nous le croyons ! »
Mais Marie n’est pas seulement sainte pour elle-même, elle l’est aussi pour nous et la louange s’épanouit alors tout naturellement en prière de demande. Cette humble prière joue sur un autre contraste : celui de notre misère et celui de la pureté éclatante de Marie. « Par elle finit la servitude, la porte du ciel s’ouvre, la liberté nous est rendue. Ô lis de chasteté, priez votre Fils qui est le salut des humbles. Qu’il ne nous condamne pas au supplice lors du triste jugement, à cause de nos vices. Mais que par votre sainte prière, purifiant en nous la souillure du péché, il nous rassemble dans sa maison de lumière. Que tout homme dise Amen ! » Tout en Marie est don de Dieu et c’est pour cela qu’une confiance totale peut jaillir de notre cœur. Marie ne saurait nous écraser par sa pureté, elle est au contraire le grand, l’ultime réconfort de notre humanité accablée. C’est vers elle que notre époque souillée de tant de laideurs peut se tourner également. Nous marchons dans les ténèbres, mais nous marchons vers la lumière et Marie est pour nous la lumière entrevue, l’aurore du salut.
Commentaire musical
Il y aurait beaucoup à dire sur une mélodie comme celle-là, longue et expressive. Elle est composée de 18 vers assez brefs qui se répondent de deux en deux en utilisant exactement les mêmes formules mélodiques. La pièce est presque entièrement syllabique, mais on rencontre ici ou là quelques neumes de deux notes (podatus ou clivis) qui lui confèrent un caractère plus chantant. Les strophes 15 et 16 font exception avec leur neume initial très remarquable, très appuyé, avec sa grande descente admirative, destiné sans doute à souligner le ô émerveillé de la strophe 15, et que la strophe 16 reprend à l’identique.
Il s’agit d’un 7ème mode très enthousiaste qui se pose avec fermeté sur le Sol, en faisant entendre, sur la plupart des cadences la sous tonique Fa et donc un ton plein, ce qui lui donne quelque chose de très ferme. L’essentiel de la mélodie se meut dans la quinte Sol-Ré, entre la tonique et la dominante, avec une brève descente au grave sur les troisième et quatrième vers. Le courant mélodique monte peu à peu vers un sommet qui est atteint d’abord sur les vers 9 et 10, puis surtout sur les vers 13 et 14 qui constituent l’apex de la pièce, sur le premier ô.
Si l’on regarde d’un peu plus près les vers, on s’aperçoit que leur structure mélodique s’organise vraiment autour des corde Sol et Ré. Les vers 1 et 2, par exemple, commencent sur le Sol, puis montent jusqu’au Ré, avant de redescendre au Sol. Les vers 3 et 4, à l’inverse, partent du Sol mais descendent jusqu’au Ré grave et remontent vers le Sol. Les vers 5 et 6 partent du Ré aigu, touchent le Sol, remontent tout de suite au Ré, reviennent au Sol pour atteindre une nouvelle fois le Ré et se poser enfin sur le Sol. Et ainsi de suite. À partir des vers 7 et 8, le Ré aigu est dépassé, la mélodie touchant le Mi et même le Fa. Ensuite, avec les vers 9 et 10, comme on l’a dit, c’est le Sol aigu qui est atteint, à partir du Ré et ces vers font exception car ils se posent sur le Ré. On pourrait continuer ainsi l’analyse et à chaque fois, on constaterait l’importance de ces deux cordes structurelles Sol et Ré, selon toutes les variantes de la mélodie. La pièce forme en son ensemble un bel arc roman, avec un départ doux et léger, une montée progressive vers le sommet et un retour au grave en fin de pièce. Mais cette structure générale est très assouplie et enrichie par les contours de chaque double vers. Il s’agit vraiment d’une pièce admirable, pleine de joie, d’admiration, de fraîcheur aussi. La poésie mariale et l’art grégorien font bon ménage et nos âmes ne peuvent que gagner à se laisser emporter dans cette grande louange très purifiante de la virginité de Marie. Chanter cette séquence nous lave et nous allège le cœur.
Pour écouter cette séquence, aller ici.