L’archer de Talbot

Publié le 24 Jan 2024
talbot jeanne d'arc

Notre folle histoire commence par l’histoire d’une folie, celle du malheureux Charles VI qui laissa libre cours en France aux trois appétits concurrents des maisons de Lancastre, Bourgogne et Armagnac. Le dernier acte de cette lutte féroce commence avec le fameux « double siège d’Orléans », en l’an 1428. 

Relisons le chroniqueur anonyme du Journal du siège d’Orléans:

25 décembre 1428

« Durant les festes et fériers de Noël, gectèrent d’une partie et d’autre très fort et horriblement de bombardes et canons, mais sur tous faisoit moult de mal ung couleuvrinier nommé maistre Jehan, que l’on disoit estre le meilleur maistre qui fust lors d’icelluy mestier. Et bien le monstra, car il avoit une grosse couleuvrine dont il gectoit souvent, estant dedans le pilier du pont près du bolevart de la Belle Croix, tellement qu’il en blessa et tua moult d’Angloys. »

18 janvier 1429

« À icelle escarmousche fut aussy perdue une couleuvrine, qui estoit à maistre Jehan, qui fut en grant péril d’estre prins… (mais nageant) vint à rive et se sauva dedans la cité, laissant sa couleuvrine jà gaignée par les Angloys, qui la emportèrent aux Tournelles. »

Or ce « maître Jean » qui canonnait si allègrement les Anglais avait un secret admirateur. Joffrey Turner, un archer d’élite qui le visait à 50 mètres lors d’une de ses sorties, au moment de décocher vit fleurir une flamme au canon de son adversaire, et crut sa dernière heure arrivée : car on disait que la balle vous frappait aussitôt qu’on en apercevait l’éclair, tant la vitesse à la bouche était grande. Mais c’est son plus proche voisin qui s’effondra sans un cri. Le temps de se ressaisir et de rebander le longbow, Jehan avait disparu.

Joffrey aurait pu chercher à venger son camarade, mais il choisit de voir un signe dans le fait d’avoir survécu, et ne songea plus qu’à mieux connaître ce prodigieux colveriner. Il devint son ombre, apprit ses habitudes, à ne manquer aucun de ses raids – sans jamais en avertir les siens, ne voulant pas attirer son attention. Son instinct fut récompensé : c’est lui qui se saisit de la couleuvrine perdue sur la rive gauche, et la rapporta triomphalement aux Tournelles, bastille anglaise au sud du pont d’Orléans.

Or ce 18 janvier John Talbot, petit baron anglo-normand promu grâce à son habileté politique et à son courage au combat, y faisait une inspection de routine. On lui présente Joffrey avec sa prise : l’homme l’intéresse lorsqu’il lui raconte cette espèce de mission qu’il s’est tout seul fixée, affirmant voir dans la couleuvrine l’instrument d’une nouvelle conception de l’artillerie de terrain. Il décide de cautionner son entreprise : Turner étudiera l’arme, égalera son maître, et, pour cela, toute franchise de moyens lui est donnée.

En somme, officiellement sous l’autorité de ses chefs, il devient officieusement agent libre, va et vient à sa guise, pouvant se faire passer pour qui il veut, même un transfuge puisqu’il parle le français. Et Joffrey finit par forcer tous les secrets de l’arme d’exception, structure métallique du fût et de son cerclage, chargement de poudre perfectionné, chimie de la mèche pivotante à combustion lente, composition de l’explosif riche en salpêtre. Il s’exerce en secret avec l’engin sur des cibles inanimées, puis des animaux sauvages, et poursuit sa formation, observant sans trêve le génial canonnier.

Suffolk, son chef direct, fait prisonnier à Jargeau, Talbot ayant pris la direction des opérations depuis les châteaux de Meung et Beaugency, Joffrey l’y rejoint dès le 13 juin. Sir John lui ordonne d’essayer son arme pour la première fois sur un soldat ennemi. Il passe le pont de Beaugency le jour même, chevauche jusqu’à Jargeau, s’embusque et, premier snipeur anglais de l’histoire, y abat d’un seul coup un soldat de Dunois vaquant à l’approvisionnement hors les murs.

Le lendemain il est de retour à Beaugency, lorsque des messagers apportent une nouvelle d’importance : on aurait entendu la Pucelle déclarer au duc d’Alençon : « Je veux demain après le dîner aller voir ceux de Meung. » Alors Talbot confie sa troisième mission à Joffrey Turner. 

La suite, le Journal la relate à sa façon :

« Et lors le duc d’Alençon, comme lieutenant général de l’armée du roy, acompaigné de la Pucelle, de messire Loys de Bourbon, conte de Vendosme, et autres seigneurs, cappitaines et gens d’armes en grant nombre, tant à pié que à cheval, se partit d’Orléans à tout grant quantité de vivres, charroy et artillerie, le mercredy, quinziesme jour d’icelluy mois de juing, pour aller mectre le siege devant Baugenci, et en leur voye assaillir le pont de Meung sur Loire, combien que les Angloys l’eussent fortiffié et fort garny de vaillans gens pour le bien deffendre.

Les Françoys leur livrèrent très forte escarmousche. Durant laquelle eut plusieurs thuez et bleciez d’une part et d’autre, dont la Pucelle qui conduisoit l’assault, et fort se monstroit à descouvert, dont elle reçust un coup de couleuvrine qui la frappa par la poictrine, et la trebucha toute morte sur la place. Et dict-on que le coulp fut donné par Jeffroy Turner, faict depuis capitaine et lord par Jean de Talbot. » 

Ce fut sa dernière mission sur le champ de bataille, Talbot prévoyant pour lui une tâche bien plus importante : il restait à gagner la guerre. Mais la mort de Jeanne en fut bien le tournant décisif. Le corps expéditionnaire du 15 juin, assommé par le désastre, reflua vers Orléans, bientôt investi une seconde fois par le retour en force des Anglais. Les funérailles grandioses de Jeanne à Bourges parurent un funèbre substitut au sacre espéré de Charles à Reims. Orléans ouvrit ses portes en septembre. 

Talbot, fait connétable de France par les régents anglais, profite du répit pour réorganiser entièrement l’armée anglaise : il applique l’idée majeure de Joffrey, utiliser massivement l’artillerie légère lors des assauts. Sont constituées un millier de petites unités montées très agiles, comptant notamment deux archers et deux colveriners à cheval, le tout renforcé par artillerie lourde, troupes auxiliaires, forces bourguignonnes. Joffrey Turner, à présent Lord Brawlingford, dirige formation et entraînement des troupes, perfectionnant sans cesse les évolutions tactiques sur le terrain.

Au bout de cinq ans nanti d’une armée permanente et ultramobile de 10 000 hommes, Talbot reçoit l’ordre royal d’envahir le royaume de Bourges, et traverse la Loire symboliquement sur le pont de Meung. Le dauphin mène contre lui une armée composée de troupes régulières et d’Écorcheurs rameutés par La Hire. La rencontre a lieu à Selles-sur-Cher le 17 octobre 1435, mettant aux prises près de 15 000 Anglais contre 25 000 Français.

Ceux-ci sont d’abord servis par la chance, tombant par surprise sur le flanc de l’ennemi : la cavalerie lourde des Armagnacs croit charger des archers à découvert, et prendre sa revanche sur Azincourt. Mais il n’y a plus de lignes d’archerie, et les lances anglaises entièrement montées, avec leurs couleuvrines à mèche sur support de selle, tirant 2 000 balles de bronze à la minute dans les cuirasses, et dans le même temps décochant à l’arc court près de 6 000 flèches sur les montures, déciment ce qui reste de la caste chevalière française. Charles de France, qui a tenu à commander la dernière charge, y perd la vie. 

La conquête du reste du territoire prend moins de deux ans. Le petit-fils direct de Charles VI, Henri VI, auréolé de ces victoires, s’émancipe à 16 ans, et se fait couronner roi de France (en y prenant le nom d’Henri II) et d’Angleterre à Reims en 1437. Paris, origine dynastique du titre, devient la capitale politique du nouvel État. Le royaume de France et d’Angleterre, joint à l’État bourguignon, domine désormais l’Europe occidentale, avec à sa tête ce tout jeune homme qui a l’heureuse idée d’appeler au Conseil royal Philippe III le Bon.

Fin politique, poursuivant le rêve lotharingien de ses prédécesseurs, le Bourguignon agrandit le duché vers le nord et l’ouest, tandis qu’Henri affronte sa première crise en 1439 : les grands barons, menés par les comtes d’Armagnac et le très remuant Louis, fils du défunt Charles, organisent un soulèvement dans le Poitou. La répression de cette « praguerie » est très dure. Louis passe le reste de sa vie dans le donjon du Louvre – la légende dit que sa cousine, la fille de René d’Anjou, qu’Henri épousa six ans plus tard, le faisait enfermer dans une étroite cage de fer lorsqu’il s’agitait plus encore que de coutume, et venait l’y narguer.

En revanche Jean d’Armagnac est pardonné et, après hommage solennel au roi, est convié au Conseil pour y œuvrer à la réconciliation générale. 

 

Le modèle Armagnac

Dès lors le modèle armagnac (prédominance de l’agriculture, économie traditionnelle) se combine heureusement en France à la culture bourguignonne (commerce textile, essor de la bourgeoisie et des villes marchandes) au profit d’une florissante exploitation du territoire. Lorsque Philippe le Bon meurt en 1467, son fils Charles, trop brutal dans ses répressions flamandes, trop méprisant à l’endroit des villes du Nord, trop indulgent à l’égard de ses mauvais baillis, finit par se faire tuer lors d’une révolte alsacienne en 1477.

Le Conseil royal fait aussitôt proclamer une amnistie générale dans le duché et le comté, l’abolition des nouveaux impôts et la réunion d’un parlement de Bourgogne. Sur les conseils de Philippe de Commynes, le dauphin épouse Marie, la fille du Téméraire : fertile alliance, qui écarte le prétendant Maximilien d’Autriche, et le spectre d’un futur immense empire réunissant les possessions des Habsbourg et des Valois-Bourgogne. Les deux superpuissances de l’époque n’en deviennent plus qu’une à la mort d’Henri II de France.

Son fils se fait couronner sous le nom d’Hubert Ier de Frangleterre, consort de Bourgogne, en 1481. Regroupant plus de la moitié de la population européenne, dotées d’armées permanentes aux artilleries redoutables et de flottes sur quatre mers, associant ressources anglaises et françaises, les trois brillantes cours associées de Londres, Paris et Dijon connaissent dès le XVe siècle une prospérité et une renaissance des arts et des lettres qui éclipsent toutes les autres cultures voisines. Le parler anglo-normand, auparavant en difficulté face au saxon, se renforce de celui d’Île-de-France et se mue en notre franglois, première langue mondiale devant le hindi.

La richesse générale fait drastiquement diminuer le poids des épidémies sur la démographie. Le royaume surpeuplé essaime paisiblement dans le nouveau continent que vient de découvrir un aventurier génois financé par Hubert : pacifiste comme son père, voyant dans la culture rencontrée sur ces terres un nouvel âge d’or, le roi les sanctuarise et leur donne le nom de « Colombies », gage d’une paix future.

Malgré des heurts inévitables, notamment face à l’impérialisme aztèque et à quelques ethnies rituellement guerrières du Nord, ce fut généralement le cas de cette colonisation : les nouveaux arrivants ont plus tard trouvé à se féliciter d’avoir réservé au profit des indigènes de vastes espaces à la circulation libre des grands herbivores au nord, et aux méga-sylves ou steppes du sud. Ce n’est donc pas un hasard si ce grand pays, avec son milliard et demi d’habitants, est actuellement appelé « poumon de la planète », solidement garanti par la communauté internationale. 

Le système politique du royaume franglois, sous la poussée des cités du Nord et des barons anglais, évolue progressivement vers une monarchie contrôlée, puis parlementaire. Au XVIIsiècle la philosophie « des Clartés » mène à la consécration des droits de la personne humaine en 1671, et la même année à l’abolition de l’esclavage sur tous les territoires de ce royaume où, selon une formule de l’époque, « le soleil ne se couche jamais » : car la Frangleterre a entretemps colonisé une bonne partie de la planète sur le modèle colombien.

La révolution industrielle commence dès ce même siècle, dans un esprit catholique qui soumet les puissances d’argent à un contrôle vigilant et protège les droits des travailleurs. En face, les royaumes germaniques tentent d’imposer un modèle moins socialement encadré, plus agressivement concurrentiel, ce qui mène à la guerre de douze ans, de 1789 à 1801 : elle les affaiblit durablement et les déconsidère moralement.

Les possessions coloniales frangloises, à l’exception des Colombies dont les Cités-unies ont été les premières à envoyer des représentants élus au Parlement occidental de Versailles, constitué en 1830, obtiennent successivement leur indépendance à la fin du siècle. Mais toutes restent en liens économiques étroits avec le marché commun d’Europe. Seule la Russie demeure à l’écart du système, après avoir voulu imprudemment entreprendre au milieu du XIXe siècle une politique expansionniste, vite écrasée. C’est depuis l’une des deux nations malades de la planète, avec le Japon qui a suivi à peu près le même parcours 50 ans plus tard. 

Si donc Paris passe de nos jours pour « la capitale du monde », il est bon de se souvenir que c’est parce qu’un obscur archer anglais a compris avant tout le monde qu’il fallait prévenir la révolution tactique entamée par les Français de Jeanne. Encore a-t-il fallu qu’un Sir Talbot l’écoute, et lui donne sa chance. À moins de quoi, comme l’a si bien formulé un grand philosophe chrétien des Clartés, « toute la face de la terre en aurait été changée ». 

 


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>> à lire également : Notre quinzaine : La beauté sauvera nos âmes

Alain Le Gallo

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