Alléluia ! Mon cœur est prêt, ô Dieu, mon cœur est prêt : je chanterai, je psalmodierai pour toi, ma gloire, alléluia ! (Psaume 107, 2) Il s’agit là de l’Alléluia du 26e dimanche ordinaire, selon la forme ordinaire et du 20e dimanche après la Pentecôte dans la forme extraordinaire.
Thème spirituel
Ce beau texte tiré du psaume 107 (108 selon l’hébreu) est historiquement attribué à David qui loue son Seigneur mais aussi le supplie de le protéger contre un ennemi menaçant, en l’occurrence le roi Saül qui le poursuit sans relâche. Le psaume 107 est en fait un assemblage de deux extraits de psaume : les psaumes 56 (versets 8 à 12) et 59 (versets 7 à 14). Le texte latin de notre alléluia ne rend pas tout à fait le sens du texte original hébraïque : là où le latin de la Vulgate affirme : mon cœur est prêt ; l’original hébreu dit plutôt : mon cœur est ferme. Les deux sens peuvent se rejoindre, mais le premier convient mieux à la suite immédiate le texte même de notre alléluia) qui est une promesse de louange, tandis que le second suppose une attitude d’âme courageuse qui prédispose à la résistance face à un adversaire, et c’est l’objet de la deuxième partie du psaume. Une différence plus notable concerne le dernier mot de l’alléluia : le compositeur rapporte le mot glória mea qui conclut son texte au Seigneur lui-même, gloire du psalmiste (je chanterai pour toi ma gloire) alors que l’hébreu signifie que la gloire, c’est l’âme même du chanteur (je veux chanter, louer : allons, ma gloire, debout éveille-toi). Là encore, les deux sens peuvent se rejoindre : la gloire du psalmiste, c’est bien son âme, c’est-à-dire la partie la plus élevée, la plus noble de son être ; mais sa gloire, c’est aussi bien évidemment son Dieu, sans qui il ne pourrait ni louer ni chanter ; sa gloire, c’est son âme mais placée sous l’influence de Dieu, comme une harpe qui vibre sous les doigts du musicien. Ce texte constitue donc à la fois une sorte d’auto-invitation à la louange et de promesse faite à l’égard de Dieu.
Il donne aussi un sens à notre vie spirituelle. Le chant pour Dieu, la louange, la psalmodie, sont des activités qui demandent un cœur totalement disponible. Pour être efficace, notre prière doit s’exprimer sur un terrain conquis, c’est-à-dire dans la paix de notre âme, dans le recueillement, le silence préalable. Prier, louer, cela nécessite de se mettre en relation avec son Dieu, se rendre présent à lui, en un mot se préparer. Et cette préparation, ce n’est pas seulement celle du moment présent, ce qu’on appelle la préparation prochaine, qui est certes très importante, mais c’est bien, au-delà, celle de toute la vie, de toutes nos journées. Préparer son cœur à la prière, c’est mettre sa vie en bonne disposition et cela s’appelle le combat spirituel. Heureux si nous pouvons dire au Seigneur, quand nous nous agenouillons devant lui : mon cœur est prêt, mon Dieu, mon cœur est prêt : je vais me mettre à chanter, à psalmodier pour toi. Un peu comme une maman qui dirait à son enfant : ça y est, mon petit, j’ai fini mon repassage ou ma lessive, je suis à toi, je t’écoute, viens sur mes genoux me dire ce qu’il y a dans ton cœur. Mon cœur est prêt. Parler de repassage ou de lessive, ou de toute autre activité, peut paraître bien insuffisant, mais pour une maman, cette disponibilité d’un moment suppose la disponibilité de toute sa vie pour ses enfants. Elle peut se montrer prête pour eux parce que son cœur est prêt, habituellement, devant le Seigneur, et sa fidélité même aux humbles taches quotidiennes prouve et réalise cette disponibilité. C’est la même chose pour nous aussi vis à vis de Dieu. La louange, la prière, sont le fruit d’une disponibilité totale et d’un détachement de tous les jours.
Quand je lis le texte de notre alléluia, quand je lis ou récite le psaume 107, je ne peux m’empêcher de penser à la petite Jeanne-Marie, disparue un jour de fête du Sacré-Cœur, en 2004, et qui a subi à même pas onze ans les outrages les plus horribles qu’on ne peut même pas imaginer. On a retrouvé ensuite dans la petite maison qu’elle s’était construite au fond de son jardin, des petites prières, des petits mots d’amour adressés à Jésus : « Jésus, je te remercie parce que tu as été crucifié pour nous sauver ». Jésus était sa gloire. Le cœur de cet enfant était prêt : prêt pour la louange, prêt pour le combat à venir, prêt pour la joie du ciel. Jeanne-Marie illustre à merveille ce verset de psaume et le texte de notre alléluia.
Commentaire musical
Nous avons déjà rencontré cette mélodie type du 3ème mode, notamment au quatrième dimanche de l’Avent (Veni Dómine) et il est frappant de considérer qu’elle habille, à chaque fois qu’elle est utilisée, des textes qui présentent un certain caractère nuptial. C’est vraiment le cas ici où l’on croit entendre s’épancher le cœur de l’épouse. Il y a une sorte d’atmosphère conjugale dans ce chant, et la mélodie elle-même semble comme parfumée d’une grâce virginale. Il y a une explication à cela : le 3ème mode est le mode de l’alliance entre la joie extériorisée et l’intimité profonde de la relation avec Dieu goûtée dans une intimité toute comblante. On va retrouver ces deux idées de joie et de recueillement dans ces longues vocalises très légères de notre alléluia. Le verset est composé de deux longues phrases mélodiques, la seconde étant encore plus développée que la première. Tous les mots sont revêtus d’une certaine splendeur et exprime quelque chose de la plénitude qui remplit le cœur de l’âme toute prête pour la louange.
L’alléluia débute sur le Mi qui est la tonique du mode et va atteindre, au terme de l’intonation, le Si naturel qui en est la dominante. On peut donc prendre un bon appui sur la note longue initiale qui va servir de tremplin vers la suite. Le mouvement doit être léger et en crescendo, déjà plein d’allégresse. Pour cela, il ne faut pas trop ralentir sur l’épisème horizontal qui affecte le torculus de l’accent de alléluia. On va, sans s’arrêter, jusqu’au sommet, c’est-à-dire le Ré aigu qui méritera d’être bien épanoui et légèrement arrondi. On dépose ensuite doucement la syllabe finale de l’alléluia, puis on reprend du mouvement sur chacun des deux motifs mélodiques qui se répètent, le second étant plus fort que le premier. Ces deux motifs sont larges et puissants dans leur montée, puis détendus et plus doux dans leur descente. Ils forment deux belles courbes à la fois ardentes et gracieuses qui évoquent déjà par anticipation la joie de la louange. La finale du jubilus se cantonne dans la quarte Mi-La et s’achève dans une atmosphère plus contemplative, plus douce, plus recueillie.
Le verset commence au grave, sur le Do que l’on n’a pas entendu dans la vocalise de l’alléluia. Il monte largement et doucement en empruntant tous les degrés de la gamme, jusqu’au Si b meum, avant de se reposer sur le Fa, sur le mot Deus, en une première cadence qui nous établit plutôt dans une atmosphère de 1er mode. Toute la mélodie du verset va nous maintenir dans cette atmosphère, avec de fréquentes cadences en Ré ou en La. La belle montée de ces mots parátum cor meum, évoque la face cachée de cette préparation à la prière qui est celle de toute la vie : le début au grave, la montée à la fois douce, ardente, mystérieuse, tout cela est très expressif. Il convient donc de bien mener cette montée qui est chargée d’intensité spirituelle et d’une belle chaleur vocale. La mélodie continue ensuite de monter, sur le second parátum, avec ferveur et un épanouissement certain. Alors que l’accent de parátum est au posé, donc très ferme. Il y a une belle certitude dans tout ce passage, en même temps qu’une grande ardeur. La présence des Sib sur la finale de parátum et sur meum adoucit cette finale de phrase qui se pose sur le La, mais cette fois plutôt dans une atmosphère de mode de Mi transposé. Voilà pour l’acte, riche et complexe de la préparation à la louange.
La seconde phrase, très longue, va surtout se déployer de façon prolixe sur le mot glória qui désigne, selon la version latine, le Seigneur lui-même. Après une bonne barre qui marque la transition d’une idée à l’autre, de la préparation à la promesse, la phrase est bien lancée, sur cantábo, avec l’emploi de deux intervalles de tierce très fermes et joyeux : Fa-La et La-Do. On redescend pourtant paisiblement sur la finale de cantábo, pour se poser sur le Ré et repartir à partir de cette même corde sur l’autre verbe et psallam. Le mouvement, sur ce second verbe, prend d’emblée un caractère plus léger, plus gracieux, il introduit directement dans la merveilleuse vocalise de glória. Cette mélodie est de toute beauté. Elle donne l’impression d’une danse de l’âme, et de fait, tous ces neumes sont très abondants et très légers. Il y a une progression dans les trois premières incises de ce mot : la première monte jusqu’au Sib ; la seconde atteint le Do ; la troisième commence par un triple Do, au maximum de l’intensité. C’est le sommet de la pièce. On doit sentir une grande vélocité et légèreté dans ces répétitions du même motif, notamment les double La suivis des doubles Sol, qui donnent l’impression d’un beau balancement et qui expriment la joie, presque l’extase de l’âme qui n’a pas encore commencé à louer, qui a juste promis de le faire, mais qui est toute prête et s’est ainsi oubliée et perdue dans sa promesse. Toute cette vocalise doit être ininterrompue, sans respiration de groupe, jusqu’à la fin de glória.
La pièce se termine sur mea à l’aide d’une vocalise pleine de complaisance mais aussi de fermeté et de certitude, vocalise plutôt typique du 1er mode que l’on rencontre assez souvent dans des graduels du mode de Ré. Le mouvement s’élargit tout au long de ces neumes qui vont et viennent, plutôt dans un registre grave (jusqu’au La grave). On peut noter à la fin l’importance de la corde Fa dotée de trois notes doubles dans la dernière incise, qui contribue à poser la pièce dans une très grande fermeté et sérénité. Tout cet alléluia est plein d’ardeur, de joie profonde ou extériorisée, de paix souveraine. Le cœur est prêt pour la louange, et il loue en se promettant de louer, car il est prêt.
Pour écouter cet Alleluia :