L’extension de la « cancel culture »
Après la « cancel culture » (culture de l’annulation), allons-nous vers une « cancel population » (au sens d’annuler la population) ? La question se pose tant le thème de l’euthanasie a réapparu dans les discussions à l’occasion du débat parlementaire sur le sujet. La « cancel culture » est une expression devenue à la mode. Elle désigne une pratique importée des États-Unis visant à ostraciser certains individus ou groupes considérés comme problématiques, au regard des derniers avatars du politiquement correct et à les annuler socialement et politiquement. La destruction des statues de personnages historiques, déclarés idéologiquement non conformes, en constitue une illustration visible.
Avec ce que nous pourrions appeler la « cancel population », nous sommes confrontés à un mouvement similaire qui consiste cette fois à détruire non des êtres de pierre mais des personnes de chair sous prétexte qu’elles sont plus faibles, dépendantes, ou improductives. Dans notre numéro précédent, Adélaïde Pouchol a remarquablement décrypté cette offensive générale en faveur de l’euthanasie et ses non-dits. Je n’y reviendrai donc pas. Je voudrais seulement souligner ici que les prises de position contre l’euthanasie de deux personnalités aussi différentes que Michel Houellebecq et Luc Ferry (Le Figaro des 6 et 8 avril) montrent que ce problème relève d’abord du respect de la nature profonde de l’homme.
Un préalable indispensable
La vaccination est au cœur de notre actualité. Disons-le tout net : nous n’avons pas ici la compétence pour donner un avis médicalement sûr. En revanche, nous avons celle de poser clairement une question. Celle-ci concerne les vaccins fabriqués en utilisant des embryons humains avortés. De ce fait, il est légitime de nous demander, dans le cas où nous acceptons de recourir à ces vaccins, si nous collaborons de près ou de loin à l’avortement. La Congrégation pour la doctrine de la Foi a donné des réponses à ce sujet. Nous avons également demandé à un théologien moraliste de nous éclairer sur cette problématique tout en rapportant également des positions différentes. Ce faisant, nous posons clairement un pari : celui de la réflexion à l’aide des principes de la théologie morale plutôt que la réaction passionnelle.
Ce difficile sujet nous oblige également à mettre en avant deux éléments importants. Premier élément : l’Église vit aujourd’hui une crise profonde qui affecte directement l’acceptation des enseignements du magistère. Cette difficulté ne date pas du pontificat actuel, même si celui-ci a pu l’augmenter. Mettre le doigt sur ce problème ne revient pas à s’en réjouir, ce qui serait une manière particulièrement malsaine de réagir. Toujours est-il qu’il faut bien constater la permanence de cette crise. D’une certaine manière, l’avenir de l’Église dépendra de notre capacité à en sortir et à renouer les fils entre vérité, autorité et obéissance.
Deuxième élément : l’avortement reste un crime contre une vie innocente. L’acte lui-même est toujours condamnable et nous devons tout faire pour l’éradiquer. Ce qui n’interdit pas, et même oblige, à une véritable compassion active envers les victimes collatérales que sont souvent les femmes qui y ont recours. À ce titre, s’il semble possible, sans collaborer au mal, de recevoir certains types de vaccins, il n’en reste pas moins nécessaire de continuer à condamner l’avortement et d’agir politiquement pour obtenir un jour la disparition de sa légalisation. Ce préalable intellectuel et moral est primordial.
La machine et les rouages
Euthanasie et avortement. Ces combats sont gigantesques et l’un et l’autre marquent une rupture de civilisation. Ils impliquent de rompre avec un certain conformisme intellectuel qui entraîne souvent un conformisme moral et social. Dans La Machine et les Rouages (1), Michel Heller montrait que la révolution soviétique visait la refonte du matériau humain et sa transformation en rouages permettant le fonctionnement de l’immense machine soviétique. Pas un domaine de la vie n’était épargné. L’infantilisation aussi bien que la captation permanente du temps, la peur ou la corruption étaient constamment utilisées. D’une certaine manière, nous en sommes là. « Soumis à une constante rééducation, écrit l’auteur, l’individu perd tout contact avec la réalité. » En retrouvant le contact avec la nature humaine et ses implications, nous ouvrons inversement la porte à notre propre éducation à la vérité qui libère. Ce faisant, nous nous inscrivons aussi comme des grains de sable dans les rouages d’un totalitarisme qui ne dit pas son nom.
1. Michel Heller, La Machine et les Rouages, Gallimard, coll. « Tel », 322?p., 11,60 €.