Faut-il canoniser les papes contemporains ? Déjà posée à propos de Jean XXIII et de Jean-Paul II, la question circule à nouveau depuis que le pape François a placé Paul VI sur les autels, le 14 octobre dernier. La Croix, par exemple, entre clairement dans le vif du sujet : « Tous saints, les papes du XXe siècle ? La question se pose d’autant plus que les canonisations de papes ont ceci de particulier qu’elles sont décidées par… leurs propres successeurs. Avec donc le soupçon d’arrière-pensées de politique ecclésiale de leur part et de volonté d’affirmer ainsi le pouvoir pontifical. » Au Figaro, Jean-Marie Guénois va dans le même sens : « Faut-il béatifier et canoniser tous les papes récents ? C’est l’impression que l’Église donne ce week-end en canonisant Paul VI. (…) À sa défense, beaucoup rétorquent que l’Église ne béatifie pas un pontificat mais un homme. »
Une telle interrogation, de tels propos auraient fortement étonné à l’époque préconciliaire, marquée par un autre concile, celui de Vatican I, qui avait proclamé le dogme de l’infaillibilité pontificale.
Témérité, impiété et soupçon d’hérésie ?
Un exemple ? Prenons-le dans un livre autrefois d’un usage ecclésiastique courant, à savoir le Dictionnaire de théologie catholique (le fameux DTC). À la question de savoir si une canonisation est infaillible ou qu’un saint est réellement au Ciel, le DTC n’y allait pas par quatre chemins : « On ne pourrait nier l’une ou l’autre de ces deux vérités sans tomber dans la témérité, se rendre coupable d’impiété scandaleuse, et encourir le soupçon d’hérésie. » (1)
Qui oserait, aujourd’hui encore, parler un tel langage qui n’était finalement que l’écho de celui du magistère d’alors ? Cependant, le même Dictionnaire précisait un peu plus loin à propos des sentences de canonisation : « Elles ne sont pas directement ou explicitement de foi, non immediate de fide. (…) Même après le concile du Vatican, il n’y a pas de définition expresse de l’Église à cet égard, de sorte que celui qui les nierait ne serait pas formellement hérétique. ».
Un tel débat peut sembler presque surréaliste tant les notions de vérités de foi et d’hérésies ont disparu du vocabulaire du catholicisme contemporain. Et, de fait, il semble qu’aujourd’hui l’accueil fait à une canonisation relève surtout de la subjectivité. Certes, de tout temps, les saints n’ont pas éveillé les mêmes échos chez l’ensemble des fidèles. On pouvait, par exemple, préférer saint Benoît à saint Ignace. Mais se serait-on interrogé sur l’acte même de la canonisation de ce dernier ?
Un nouveau climat
D’une certaine manière, Paul VI a répondu lui-même à cette interrogation, dans son intervention lors de l’audience générale du mercredi 3 juillet 1974 : « Nous avons certainement entendu parler de la sévérité des saints pour les maux du monde. Beaucoup sont encore familiarisés avec les livres d’ascèse qui portent un jugement globalement négatif sur la corruption terrestre. Mais il est aussi certain que nous vivons dans un climat spirituel différent, étant invités, spécialement par le récent concile, à porter un regard optimiste sur le monde moderne, ses valeurs, ses conquêtes. (…) La célèbre constitution “Gaudium et Spes” est tout entière un encouragement à cette attitude spirituelle nouvelle (si l’on peut dire). »
Les saints récemment canonisés traduisent-ils ce « climat spirituel différent » dont parlait Paul VI ? Et, est-ce celui dont nous avons vraiment besoin ? Force est de constater, en effet, que la modernité, aussi bien dans ses fondements que dans ses conséquences actuelles, se révèle toujours aussi opposée au christianisme et à la nature humaine. Pensons, par exemple, à l’avortement et aux unions homosexuelles légalisés, au transhumanisme ou au contrôle social par ce que le philosophe Byung-Chul Han appelle le « smart power » (2).
Des saints pour notre temps
Face aux canonisations des papes du XXe siècle, les journalistes s’interrogent sur l’opportunité de celles-ci. L’interrogation n’est pas en soi illégitime quand on constate que la recherche historique demande du temps et qu’un réel recul est nécessaire pour juger en toute sérénité. Il faudrait y ajouter également la question du besoin des fidèles, englués par état dans la lutte quotidienne contre les effets ravageurs du climat spirituel et du droit nouveaux qui, pour paraphraser Bernanos, sont une conspiration permanente contre toute espèce de vie intérieure. Face à l’action, spirituellement et moralement violente, de la modernité, nous avons besoin des saints de combat, modèles de foi et de doctrine, d’espérance et de charité, capables de nous entraîner, si nécessaire, par leurs exemples jusqu’au martyre. Plus que jamais, nous ressentons le besoin d’un magistère clair et solide pour avancer dans les eaux troubles de notre temps. Duc in altum !
1. Dictionnaire de théologie catholique, Letouzey et Ané, t. II, 1932, 1642.
2. La technique du pouvoir qui fait en sorte que les gens se soumettent d’eux-mêmes à la domination.