L’historien n’est pas sensé transposer dans le passé les idéologies de sa propre époque mais force est de reconnaître que ce travers domine fâcheusement une partie de l’historiographie actuelle et même que certains auteurs ont d’autant plus de succès médiatique qu’ils revisitent le temps jadis à l’aune des caprices du temps présent.
Alessandro Barbero (1), à l’origine spécialiste d’histoire militaire, le sait et sa biographie de Dante, qui, au demeurant, possède quelques mérites, ne serait-ce qu’une lecture plaisante, réussit le tour de force d’évacuer toute l’œuvre littéraire d’Alighieri, et toute référence à la foi catholique, pour ne laisser subsister qu’une figure laïque propre à ne heurter personne.
L’on ne remettra pas en cause, évidemment, que Dante fut un homme politique, et qu’il occupa à Florence à la fin du XIIIe siècle, des fonctions d’importance, ce qui permit de l’accuser ensuite de concussion, ni qu’il se hissa, pour deux mois car les mandats florentins étaient remarquablement brefs, eu égard aux ennuis qu’ils pouvaient ensuite valoir à leurs détenteurs, durant l’été 1300 parmi les Prieurs de la cité. Il est tout à fait loisible de s’interroger, comme le fait Barbero, sur ce système qui se prétendait démocratique mais favorisait d’abord les tenants du popolo grasso, la riche bourgeoisie d’affaires, au détriment d’un popolo minuto, un menu peuple qui savait, à l’occasion, lors d’émeutes d’une rare violence, se rappeler à l’attention des puissants. Loisible aussi de scruter les savants jeux d’alliance des ambitieux qui, grâce à leurs amitiés, tissées dès l’école, ou leurs unions, savaient s’élever dans la société, jeu dans lequel Dante ne fut pas plus mauvais qu’un autre puisqu’il s’en repentit. Analyser les réseaux sociaux et sociologiques de la Florence médiévale n’est pas défendu, pas plus que de s’intéresser à ses conflits avec les cités et les États voisins, son jeu de bascule entre Rome, l’Empire et la France, ses guerres et sa diplomatie, les unes relayant classiquement l’autre. Dante appartint à ce milieu, il en appliqua les codes, jusqu’à courir finalement à sa perte politique et se voir banni de sa cité.
Peut-on, doit-on, cependant, feindre de le réduire à cela ? Et, si oui, que reste-t-il d’un homme dont les agissements politiques n’ont pas rempli le monde de leur écho ?
Certes, Barbero, pour justifier ce choix étrange, explique ne pas être spécialiste de littérature et ne pouvoir, à ce titre, juger de l’œuvre et du poète ; mais quelle étrange idée, en ce cas, d’écrire une biographie d’un poète qui fut le père de la littérature et de la langue italiennes !
Ne faut-il pas plus tôt supposer que la dimension chrétienne, catholique, trop chrétienne et trop catholique, de l’œuvre dantesque, aura effrayé un auteur à succès conscient du désintérêt du public pour les sujets religieux, alors que balayer d’un revers de main La Divine Comédie pouvait apparaître auprès de la critique comme une audace révolutionnaire digne d’attention ?
Tel semble bien avoir été le choix d’un historien qui réussit l’exploit de réduire Dante au niveau d’un politicien médiocre, pas très différent de ceux qui encombrent éternellement la classe politique partout où des mandats électoraux, la puissance, le pouvoir et l’argent qui y sont attachés se retrouvent en jeu.
Mais alors, que célèbre-t-on en ce mois de septembre ? Car, avouons-le, s’il fallait commémorer tous les politiciens ratés de l’histoire, aucun calendrier n’y suffirait !
1. Alessandro Barbero, Dante, Flammarion, 470 p., 28 €.
Pour aller plus loin, lire le dossier paru dans L’Homme Nouveau n° 1743.