Concours Jeunes Talents 2023 : deuxième prix
À Paris quelquefois les soirs d’été sont mauves…C’était l’un de ces soirs. L’air était doux et tiède et tranquille à la fois et du jardin des simples, imperceptiblement, s’élevaient des odeurs de verveine et de thym. Malgré le bruit des rues et leur animation, la paix semblait régner comme elle règne rarement, et seul un tintement jailli du haut clocher tira de sa torpeur le jeune Bonaventure : dans le petit couvent franciscain de la rue des Cordeliers, les cloches sonnaient les vêpres du 21 août 1245. Les frères, pourtant, peinaient à se réjouir pleinement de la beauté du jour qui s’achevait, car une ombre pesait encore sur leurs regards. En effet, ce soir-là, après avoir annoncé les vêpres, les cloches du couvent résonnèrent d’une autre mélodie : elles sonnaient le glas du frère Alexandre de Halès, mort quelques heures plus tôt. Il avait été un théologien renommé, mais aussi, pour le jeune frère Bonaventure, entré deux ans plus tôt chez les franciscains de la rue des Cordeliers, un professeur et un maître. C’était le premier franciscain à avoir enseigné à l’Université de Paris. Nul ne savait alors que son crépuscule céderait la place à une aube plus brillante encore, l’aube de deux des plus grands théologiens et docteurs de l’Église, celle de saint Thomas et saint Bonaventure. Nul ne soupçonnait encore l’éclat de ces deux astres, qui se levèrent ensemble dans le ciel de ce siècle. Pour l’heure, l’Université de Paris avait seulement perdu un professeur. Aussi, ses élèves avaient été confiés à un autre savant, célèbre théologien qui enseignait déjà depuis quelques années : Albert le Grand. Quoique les franciscains répugnassent à se mêler aux frères prêcheurs de l’ordre de saint Dominique, ils n’avaient pas eu d’autre choix que d’accepter, par obéissance, de suivre ce cours.
C’est pourquoi, en ce matin de septembre 1245, sur les bancs de bois patinés par l’usage de l’Université de Paris, le jeune frère Bonaventure, âgé d’une vingtaine d’années, écoutait avec la plus grande attention son nouveau maître, Albert le Grand, qui tâchait d’exposer la procession des personnes de la Sainte Trinité, d’où la nécessité du Filioque dans le Credo. Malgré tous ses efforts de concentration, il ne put s’empêcher de promener son regard tout autour de lui. À sa gauche, de grandes verrières, impressionnantes par leur taille et leur clarté, apportaient la lumière à une pièce carrelée, tout en longueur, où les élèves se faisaient face, tandis que, sur son siège orné de boiseries, présidait le professeur. Soudain, Bonaventure se figea. Quelque chose l’avait arrêté net dans ses observations ; ses yeux en avaient rencontré d’autres. Un élève le fixait avec curiosité. C’était un petit homme, rondouillard et pataud, à peine aussi vieux que lui, et qui n’avait pas grande allure dans son habit de dominicain. Pourtant, dans son regard, dans ses yeux bruns apparemment banals, brillait cet éclat, étonnant et indéfinissable, l’éclat d’une rare intelligence. Le frère Bonaventure, bien que fort intrigué, décida de ne s’inquiéter de l’identité de cet inconnu qu’une fois le cours achevé. Il n’eut pas longtemps à attendre, car bientôt résonnèrent dans toute l’Université les cloches enjouées de l’angélus : il était midi, le cours était fini. Aussitôt il se leva, désireux de découvrir qui était cet élève qu’il n’avait jamais vu auparavant.
Ce devait sans doute être un nouveau frère, récemment entré chez les dominicains. Le frère Bonaventure croyait se reconnaître en cet étranger qu’il ne connaissait pourtant que si peu, en cet inconnu venu comme lui de la péninsule italienne et, comme lui, entré dans les ordres, étudiant à Paris la philosophie et la théologie, à présent auprès du même maître. Cependant ils étaient différents au moins sur un point, car frère Bonaventure n’aurait pu être qualifié de taiseux, bien au contraire. Alors que ce jeune dominicain était, paraît-il, renfermé, taciturne, et presque toujours silencieux, tant et si bien qu’il était devenu la risée de ses camarades. Ceux-ci lui avaient attribué le sobriquet de « Bœuf muet » et le pensaient simple d’esprit ; ce détail intrigua immédiatement Bonaventure. Il était certain que ce n’était pas un demeuré, alors pourquoi ? Pourquoi se laisser ainsi malmener en silence ? Vraiment, ce jeune frère n’était pas ordinaire ; aussi, le franciscain se résolut à aller lui parler sitôt qu’il en aurait l’occasion. Celle-ci ne tarda pas.
En effet, peu après, le jeune franciscain le croisa qui déambulait avec un air songeur. Il n’était pas encore 15 heures, et la cour du cloître de la Sorbonne était toute baignée d’un soleil de zénith. La lumière vive de cette fin d’été se répercutait sur les murs de pierre calcaire pour illuminer un petit bassin rond, dont la margelle grise, qui s’abîmait par endroit, laissait pousser une mousse dense et sombre. Bonaventure le vit sur l’une des allées de gravier : il marchait silencieux et pris dans son silence, épris de ce silence, auquel seuls répondaient les quelques sons extérieurs qui ne le troublaient pas. Le silence, en effet, n’est pas l’absence de bruit, mais ce calme improbable qui se fait parfois, et permet d’écouter ce qui d’ordinaire ne peux plus s’entendre. Au loin, il percevait l’écho d’une antienne, que quelques moines répétaient sans doute, et qui semblait prendre vie dans les pierres de ce lieu ; une hirondelle gazouillait comme pour prévenir de son prochain départ ; il lui sembla percevoir l’insaisissable murmure d’une brise légère. Depuis quelques minutes déjà, Bonaventure s’était arrêté face à ce dominicain intrigant. Il n’osait pas interrompre le cours de ses réflexions, mais ne voulait pas davantage perdre l’occasion de lui adresser la parole ; aussi patientait-il, un peu comme un enfant attend que ses parents aient fini leur discussion d’adultes. Il finit tout de même par être remarqué de l’inconnu, qui leva à nouveau vers lui ses yeux scrutateurs, sans mot dire. À mesure que cet échange de regards devenait long, l’assurance coutumière de frère Bonaventure s’amenuisait. Et puis il ne tint plus, et brisa ce mutisme :
« Bonjour, je suis frère Bonaventure. Je… Qui êtes-vous ? J’ai vu que nous suivons tous deux le même cours…, s’avança-t-il, hésitant.
– Je suis le frère Thomas, d’Aquin, répondit le dominicain, qui s’était finalement laissé aller à prononcer ces quelques mots, de la voix calme et posée de ceux qui en disent assez peu pour avoir le temps d’y penser.
D’ordinaire si loquace, le jeune Bonaventure demeurait, presque malgré lui, assez intimidé par ce frère, par la prestance que dégageait à ses yeux ce petit homme pourtant replet et sans grâce. Thomas d’Aquin, quant à lui, se contentait d’observer ce franciscain, grand, droit, au regard franc, et dont le front large supportait la tonsure avec une dignité qui semblait aristocratique. Il paraissait vouloir tout à la fois l’analyser, le comprendre et le connaître, sans pour autant se départir du silence auquel il se contraignait.
« Vous ne parlez pas ? » se hasarda à demander le frère Bonaventure après quelques instants d’hésitation.
L’absence de réponse de son interlocuteur fut bien plus éloquente que s’il avait seulement dit non. Bonaventure comprit aussitôt et adapta son propos en conséquence, presque décidé à animer seul cette curieuse conversation
« Je peux demander pour… Non, se reprit-il. Pourquoi ? questionna-t-il seulement.
– Primum oportet audire, postea capire, deinde tradire. Il convient d’abord d’écouter, puis de comprendre, et ensuite seulement de transmettre.
– Pourtant, lui rétorqua Bonaventure, qui avait repris quelque assurance, il me semble que vous avez déjà compris de nombreuses choses, que vous pourriez les redire avec clarté, peut-être même les augmenter, pourtant vous prétendez être sot, et choisissez délibérément d’enterrer vos talents, de cacher la lampe sous le boisseau. Pourquoi se laisser ainsi tourner en ridicule par des camarades qui se moquent et vous insultent, ne le voyez-vous pas ? Je suis désolé, frère Thomas, de paraître si cassant alors même que nous ne nous connaissons pas encore, mais cela m’intrigue bien trop. Je le vois bien que vous n’êtes pas le moins du monde un idiot, loin s’en faut, alors vraiment je ne comprends pas !
– Je ne prétends pas l’être : j’ai choisi de me taire, d’abord par docilité, pour me laisser enseigner, ensuite pour m’humilier : peu m’importent les moqueries, quand trop de compliments seraient dangereux pour l’orgueil. Enfin, il n’est pas temps de mettre la lumière sur le chandelier, car d’autres bien plus vives ont encore à briller. »
Ce fut au tour du frère Bonaventure de rester coi, face à une explication si simple et pourtant si pleine d’humilité. Le frère Thomas aurait pu, en un instant et avec aisance, désarmer toutes les plaisanteries des autres étudiants, et voilà que ce choix le contraignait à cette attitude simple et discrète, cette attitude de recueillement, de méditation et de contemplation. Bonaventure se demanda cependant pourquoi il lui parlait, à lui, un petit franciscain qu’il ne connaissait pas, et, comme s’il avait deviné sa question, le jeune Thomas d’Aquin lui dit seulement ces mots :
« Vous le saviez déjà. »
Ce n’était pas une question. Les deux jeunes moines échangèrent un regard de connivence, puis décidèrent tous deux de se rendre à la chapelle. Ils partirent donc ensemble, marchant côte à côte, sans un mot, tandis que leurs pas crissaient sur le gravier des allées. À nouveau le calme régnait sur la petite cour du cloître de la Sorbonne, encore toute bercée de soleil et de paix. Ce qui devait être le début d’une merveilleuse amitié ne fut ainsi au départ qu’un bien banal dialogue entre deux étudiants, et aucun de leurs camarades n’aurait pu imaginer alors quels saints ils deviendraient, ces inconnus qu’une Providence étrange avait fait se rencontrer en ce matin de septembre 1245.