Autour de l’Ankou : Le fascinant memento mori breton

Publié le 27 Nov 2019
Autour de l'Ankou : Le fascinant memento mori breton L'Homme Nouveau

L’ethnographe Anatole Le Braz le révéla au grand public voilà plus d’un siècle dans un ouvrage exemplaire devenu classique indispensable, La légende de la mort chez les Bretons armoricains, les Celtes entretiennent avec l’Au-delà une relation singulière, faite de familiarité et de crainte. Lorsqu’il collectait, dans les années 1880, les traditions orales et les récits d’épouvante qui nourriraient son livre, Le Braz, que sa formation universitaire et laïque commençait à détacher de ces croyances, en prédisait l’inexorable disparition, tout comme il annoncerait dans un autre livre, Au pays des pardons, la fin programmée de ces manifestations religieuses d’un autre âge.

Contre toute attente, ces dernières décennies, marquées par un réveil des troménies et des pèlerinages, ont fait mentir ses prévisions. Bernard Rio, aujourd’hui l’un des meilleurs connaisseurs des mentalités celtes et des traditions, démontre, dans un remarquable album, Voyage dans l’Au-delà, les Bretons et la mort, (Ouest-France.285 p. 28 €) qui se veut la continuation et parfois la correction des travaux de Le Braz, que, pour être moins publiques, ces croyances et ces coutumes perdurent cependant, même si ceux qui savent, sous peine de finir à l’asile d’aliénés, n’osent plus confesser avoir entendu passer la karrigel ar Ankou, la carriole de la Mort, sur la route, voire dans une rue du centre de Rennes, croisé au large la bag ar noz, la barque nocturne qui emmène les défunts vers l’Au-delà, ou secouru un défunt demeuré coincé entre deux réalités …

Le Celte croit à l’immortalité de l’âme. Il n’a pas attendu d’être christianisé, avec une déconcertante facilité, d’autant que bon nombre de croyances antiques allaient discrètement s’insérer dans la foi chrétienne, pour espérer le bonheur éternel. Il pensait qu’à certaines périodes de l’année, et spécialement en cette nuit du 1er novembre qui ouvrait « la saison noire » et dont l’Église, récupérant le triduum druidique de Samain ferait la Toussaint, le Jour des Morts et la Saint Hubert, saint chasseur, par conséquent psychopompe, le monde des vivants et celui des défunts s’entremêlaient. L’on faisait place au foyer à ceux qui l’avaient quitté, et leur assiette pleine demeurait toute la nuit sur la table attendant qu’ils viennent se rassasier. Ces heures-là étaient sacrées, les relations apaisées entre les deux mondes. Ce n’était pas fatalement le cas aux autres moments de l’année où la rencontre d’une Anaon, une âme en peine qui ne parvenait point à se détacher de cette réalité, ou condamnée à expier ses fautes là où elle les avait commises, pouvait s’avérer redoutablement dangereuse. C’était pourquoi il fallait tout faire afin de faciliter le départ des défunts et les aider à admettre leur nouvelle condition, qui les écartait de la compagnie des vivants. Toute une série de rituels accompagnait donc le trépas, qui demeurèrent d’actualité tant que l’on n’envoya pas les mourants expirer à l’hôpital, lieu sans âme ni attache où personne n’aurait l’idée de « revenir » …

Ces rituels, très anciens et d’une profonde portée symbolique, Bernard Rio les décrypte et en souligne la sagesse et l’humanité, la beauté aussi. En les abandonnant, c’est tout un accompagnement du mourant, et du récent trépassé qui s’est perdu, ce alors que la médecine moderne tend à recouper certaines de ces croyances, notamment sur l’espace entre le constat « scientifique » du décès et l’envol de ce que les agnostiques n’osent pas appeler l’âme …

En principe, si l’agonisant avait reçu tous les égards auxquels il avait droit, tout se passait bien. Restait le cas problématique des morts violentes ou des corps privés de sépultures : les victimes de mort subite, d’assassinat, les suicidés, les pendus par haute justice, et les péris en mer n’étaient point fatalement partis dans la paix et ils réclamaient aux vivants la part dont ils avaient été privés. Les apaiser, leur interdire de nuire réclamait, là encore, des rituels.

La mort, pourtant, venait rarement en traître et, pour un peuple « clairvoyant », les intersignes ne manquaient pas, qui annonçaient un décès et invitaient à s’y préparer.

Puis, l’on se mit à rire de ces choses, y compris le clergé qui, dans les années 70, comme il renonça aux pardons, s’écarta avec dédain d’usages ancestraux, bénis de tous temps par l’Église, dont le seul but était de venir en aide à ces âmes souffrantes. 

À tort sans doute … En de nombreuses paroisses, les fidèles se passèrent du recteur pour perpétuer la coutume, à l’instar de la mise aux enchères, chaque mois de novembre, à Plougastel-Daoulas, de « l’arbre des morts » dont le bénéfice permet de faire dire des messes pour les défunts.

Là où la mémoire s’effaça, là où les prêtres renoncèrent à ce qu’ils avaient de tous temps regardé comme un devoir sacré, les défunts se reprirent à souffrir. Bernard Rio fait état, et ce n’est pas pour le plaisir de l’extraordinaire, de phénomènes de hantises liés à ces oublis. Ce n’est peut-être pas pour rien non plus qu’apparut, à la même époque, un type de fantômes d’un nouveau genre : la dame blanche, jeunes femmes victimes d’un accident de la route qui reviendraient, et l’un de mes amis, médecin, parfaitement rationaliste, m’affirma en avoir embarqué une, un soir, sans comprendre à quel genre d’auto-stoppeuse il avait à faire avant qu’elle disparût, avertir les conducteurs d’un danger à l’endroit même où elles se tuèrent … Sans doute n’y avait-il plus personne pour les aider à « passer » dans l’éternité.

C’est qu’il existe, entre ce monde et l’Autre, des liens étroits, qu’il est périlleux de défaire faute de les connaître. Tout comme il est absurde de bouleverser un calendrier des fêtes immémorial qui renvoyait à tout un monde de signes et de grâces, il est dangereux de priver les morts des secours qu’ils réclament désespérément.

Les Bretons le savaient mieux que les autres. Ce n’est pas pour rien que figurent, sur les monuments aux morts de la guerre de 14, dans nombre de paroisses bretonnantes, cette supplication qui n’a rien perdu de son actualité : « Pedet evit anaon » : Priez pour les âmes en peine …

Oui, pour l’amour de Dieu, priez pour elles qui en ont tant besoin !

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