Concours Jeunes Talents 2023 : troisième prix
Paris,
le 3 septembre 1245
Ma chère Maman,
La rentrée est passée. Je suis bien content de mes cours. Un petit groupe d’étudiants tout neufs vient d’arriver pour commencer la première année. Comme je fais partie des plus anciens, j’ai accepté d’être le parrain de l’un d’entre eux. Je n’ai pas pu choisir mon protégé. Le recteur, ce dragon, m’a imposé un dominicain. Il s’appelle Thomas. Les autres lui ont déjà trouvé un sobriquet ridicule : le Bœuf muet. C’est vrai qu’il est un peu enveloppé et qu’il ne dit pas grand-chose. J’ai réussi à épuiser tous les sujets de conversation que j’ai en réserve. Et Dieu sait que j’en ai une palanquée. Il ne répondait que par des phrases de cinq mots maximum. Je vous assure, chère Maman, j’ai compté. Il va falloir qu’il avale des litrons de verve s’il veut survivre pendant les disputationes. C’est là que l’on voit que les dominicains font vraiment les fonds de tiroirs. C’est un ordre prêcheur et ils accueillent des frères muets comme des carpes, curieuse stratégie pour étendre le règne du Christ. Je vais l’assister pendant les premières semaines de cours. Un peu comme du soutien scolaire. Je crains de vivre les heures les plus silencieuses de ma vie. Comment vais-je survivre, moi qui aime tant manier le verbe , aligner les mots , matérialiser ma parole par une gestuelle grandiose ? Le Seigneur trouvera forcément une âme du Purgatoire qui profitera de mon sacrifice. Comme vous le constatez, ma chère Mère, je fais preuve d’une plus grande sagesse qu’auparavant. Et qui sait, des miracles d’intelligence se cachent peut-être derrière ce gros bonhomme taciturne.
Je vous embrasse, chère Maman. Que Dieu vous garde.
Bonaventure di Fidanza
Bagnorea,
Le 4 octobre 1245
Mon cher Fils,
J’espère que ma lettre vous trouvera en bonne santé. Prenez garde à bien vous couvrir, je trouve ce début d’automne plutôt frisquet. Votre supérieur a-t-il fait sa réserve de bois afin que le feu flambe dans les cheminées avant la Toussaint ? Je sais que votre ordre n’a pas vocation à rouler sur l’or, cependant il ne faudrait pas tomber malade. Vous ne seriez alors d’aucune utilité pour la prédication. Rappelez-vous que vous êtes plutôt fragile de ce côté-là.
J’ai bien reçu votre lettre. Je vous remercie, mon fils, pour ces nouvelles. Votre petit protégé, Thomas, est peut-être devenu un peu plus loquace avec le temps. J’ai raconté vos mésaventures à notre vieille cuisinière, Alba. Elle m’a assuré en riant que vous pourriez faire parler une statue de marbre. Avez-vous donc trouvé un moyen pour rejoindre le petit nouveau ?
Je joins à cette lettre quelques écus pour que vous puissiez envoyer votre scribe louer les pessiae chez le libraire.
Que Dieu vous bénisse mon enfant.
Votre mère,
Maria di Fidanza
Paris,
Le 10 octobre 1245
Ma chère Maman,
J’espère que ma lettre vous trouvera en bonne santé. Je suis bien désolé de ne pas vous avoir écrit plus tôt mais j’ai fort à faire. Les professeurs entassent pêle-mêle dans notre agenda déjà bien rempli des lectiones, des disputationes, des montagnes de livres à lire et apprendre. Je commence à peine à sortir la tête hors de cette marée de savoir. Heureusement, mon parrain m’aide beaucoup. L’université a pour coutume de confier les nouveaux étudiants à des élèves d’années supérieures. Le mien se prénomme Bonaventure, il est fort sympathique, bavard comme une pie et maigre comme un clou. Ce franciscain – il est franciscain, que voulez-vous, personne n’est parfait – a beau parler à tout bout de champ et amuser la galerie en permanence, il n’en reste pas moins le major de son année. Une intelligence fine qui m’impressionne, vous vous en doutez. Il me donne une ribambelle de conseils en agitant ses bras osseux et en faisant résonner sa voix dans la bibliothèque. Je voulais aussi vous faire part d’une stratégie d’apprentissage et de réflexion que j’ai mise au point et qui, ma foi, est plutôt fonctionnelle. Dès que mon cerveau est en surchauffe et que je ne peux plus rien en tirer, je m’en vais mettre ma tête dans le tabernacle. Bonaventure trouve cela presque irrespectueux. Pour ma part, je considère que si mon travail contribue à la gloire de Dieu, alors il faut que je sois au plus près de lui pour faire sortir une pensée brillante de ma cervelle.
Je vous embrasse, chère Maman.
Que Dieu vous bénisse.
Thomas d’Aquin
Château de Roccasecca,
Le 14 novembre 1245
Mon Fils,
Merci pour votre lettre. Je vous trouvais bien ingrat de ne donner aucune nouvelle à votre pauvre mère. Méfiez-vous de ce Bonaventure. Je n’ai jamais trouvé les franciscains très sérieux. Heureusement, votre folle décision d’entrer dans les ordres s’est limitée aux dominicains. À ce propos, si vous changez d’avis, sachez que la petite Adriana est toujours en recherche d’un époux.
Profitez bien de la vie parisienne. Je vous joins l’adresse d’un tailleur talentueux afin qu’il vous couse de nouveaux vêtements. Je ne supporterai pas de savoir que vous déambulez mal attifé dans les rues de la capitale du savoir.
Maître Bobine
Confrérie des tailleurs de Paris
Au croisement de la rue de l’Épée-de-Bois et la rue Mouffetard
Que Dieu vous bénisse.
Comtesse Théodora Caracciolo Rossi d’Aquin