Pâques ouvre ses larges perspectives à la vie spirituelle, désemmurée de la mort du péché. La vie spirituelle a ses lois, issues du tombeau du Vainqueur de la mort. De grands maîtres se sont échelonnés tout au long des siècles pour les préciser et les adapter aux âmes. Les Pères du désert ont enseigné cela à leurs disciples, désireux de leur éviter toute illusion.
Une version analogue est donnée aux fidèles de notre époque par saint Jean de la Croix, maître spirituel reconnu comme tel par l’Église, comme les moines de jadis le faisaient autour d’eux. Le grand carme espagnol nous dit comment l’âme peut éviter efficacement ses idées fausses en un domaine à la fois si délicat et si décisif. Dans la « Nuit Obscure », à la charnière entre les deux livres qui le composent, un chapitre est consacré à ce sujet : « Des imperfections qui guettent ceux qui avancent » (Livre II, c. 2). Pour lui, « imperfection » en pareil contexte équivaut à « illusion ». Je cite ce chapitre en le glosant légèrement :
« Certains possèdent déjà des biens spirituels, mais de façon bien étrange : trop attachés à la logique des sens, ils tombent en une foule d’inconvénients et dangers évités jusque-là. Bien souvent, ils ont des visions imaginaires et spirituelles entremêlées avec des sentiments pleins de saveur. Le démon manipule alors leur imagination pour tendre facilement ses pièges à l’âme : il lui insinue facilement et lui suggère de belles pensées avec grand charme pour la séduire facilement, si elle n’a pas la précaution de vivre résolument et comme une sorte d’intransigeance dans la résignation à la volonté de Dieu et de se prémunir fortement par la foi contre toutes ces visions et douces imaginations qui flattent les sens et le cœur. »
Et saint Jean de la Croix insiste : « Ce malin esprit peut encore persuader ces gens-là que des images sensibles, quoique très vaines, et des prophéties, quoique très fausses, sont solides et véritables. Ils s’enhardissent de façon bien peu respectueuse face à Dieu, en perdant la crainte salutaire qui conserve toutes les vertus. Endurcis ainsi en de telles illusions, leur retour éventuel à la vertu toute pure et au véritable esprit de Dieu risque fort de n’être ni constant ni bien sincère. Tout cela vient d’une trop grande avidité sensible des goûts spirituels, d’un violent attachement à ces représentations extraordinaires. Cela engendre une assurance arrogante à focaliser l’intérêt trop tôt sur la sublimité des voies réellement spirituelles au début du chemin dans la vie intérieure. »
Daniel-Ange, avec son expérience de la jeunesse, de ses beaux désirs comme aussi de ses fragilités, a l’art de synthétiser, pour l’aider, les façons, modernes et antiques, de parler de ces choses. J’ai lu chez lui un beau texte d’Isaac le Syrien (VIIe siècle), qui développe la distinction de saint Paul sur l’âme « psychique » et l’âme spirituelle, c’est-à-dire en lien sans fard avec le Saint-Esprit (Cf. I Cor. 2,14 et 15,44). Daniel-Ange en tire les critères pour distinguer la psychologie et l’art spirituel de la véritable vie intérieure. La première est nécessaire pour avancer autant que possible, mais seule la seconde, malgré les Nuits et la Croix, touche au fond du mystère.
Voici donc le texte de ce Père syrien : « Ne crois surtout pas que ce soit en se servant de la connaissance psychique (= la psychologie ou les gestion des “ressentis”), que l’on peut recevoir cette connaissance spirituelle (= qui atteint Dieu dans le Saint-Esprit de façon authentique). Non seulement il est impossible de l’obtenir par cette connaissance psychique, mais aucun de ceux qui s’y appliquent intensément ne peut avoir la moindre idée de la connaissance spirituelle ni en être jugé digne. Si certains d’entre eux veulent s’en approcher, ils ne le pourront pas tant qu’ils n’auront pas renoncé à leur connaissance psychique, à ses détours subtils et à ses méthodes compliquées, pour retrouver leur âme de petit enfant. L’habitude d’user de cette connaissance psychique et la tournure d’esprit qu’elle implique agissent comme un frein puissant, jusqu’à ce que, peu à peu, on parvienne à les effacer. La connaissance spirituelle est simple, elle ne répand pas sa lumière par des raisonnements psychiques. Tant que la pensée ne s’est pas libérée du brouhaha des pensées, sans atteindre la simplicité unifiée de la pureté, elle ne peut rien ressentir de la connaissance spirituelle » (Discours ascétique XIX).
L’Alleluia pascal peut alors se déployer dans l’âme désormais purifiée par l’humilité, à l’exemple du Magnificat de Marie.