Avortement dans la Constitution : la fin annoncée de la liberté des opposants

Publié le 13 Mar 2024
avortement
Au prix d’une monstruosité juridique et tout en évitant de faire de l’avortement un droit absolu, nos législateurs ont placé cette « liberté » au plus haut dans la hiérarchie des normes. Le risque sera maintenant de voir la « clause de conscience » abrogée et la dénonciation publique de l’avortement interdite. Entretien avec Nicolas Bauer, juriste au Centre européen pour le Droit et la Justice (ECLJ).

 

Le 8 mars dernier, le sceau de la République a été apposé sur la loi constitutionnelle relative à la liberté de recourir à l’avortement, après plusieurs propositions de loi déposées depuis juin 2022. En quoi consiste l’article finalement adopté ?  

Les deux premières propositions de loi prétendaient insérer dans la Constitution un « droit à l’IVG », formulé comme un droit « absolu ». Le Sénat les a rejetées. L’article finalement proposé par le gouvernement et adopté le 4 mars est rédigé ainsi : « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une IVG ».

Cette « liberté garantie », désormais inscrite dans la Constitution, laisse une grande flexibilité au Conseil constitutionnel. Le gouvernement et les députés de la majorité ont affirmé que leur intention n’était pas de restreindre les libertés de conscience et d’expression, mais ils n’ont pas la charge de l’interprétation de la Constitution. C’est le Conseil constitutionnel qui dans les prochaines années interprétera et appliquera cette « liberté garantie » de l’IVG. 

 

Comment expliquez-vous que cette première version de « droit absolu » n’ait pas été adoptée ?  

L’idée d’un droit absolu était aussi extrême qu’absurde. La formulation des propositions de loi plaçait l’IVG au-dessus des autres droits fondamentaux, en en faisant un droit auquel « nul ne peut porter atteinte » et dont « nul ne peut être privé ».

Lorsqu’un droit fondamental est absolu, cela signifie qu’il ne peut pas être limité, ni par les droits ou besoins d’autrui ni par l’intérêt général. Les droits absolus sont très peu nombreux et sont en lien direct avec la dignité humaine. Ainsi, il existe un droit absolu de ne pas être soumis à la torture. Si un « droit à l’IVG » absolu avait été intégré à la Constitution, il aurait supprimé toute limite à l’IVG. Par exemple, le maintien d’un délai légal ainsi que la clause de conscience seraient devenus inconstitutionnels.

La plupart des droits se limitent entre eux et prennent en compte des biens communs à toute la société. Par exemple, la liberté d’expression n’est pas absolue : il est interdit de faire l’apologie du terrorisme ou du racisme. Par la « liberté garantie » de l’IVG, la Constitution fait de l’IVG l’objet d’une liberté comme une autre. Ce n’est pas un droit absolu, mais c’est tout de même une liberté en concurrence avec des « vraies » libertés, comme celles d’expression et de conscience. Le Sénat avait la possibilité de faire barrage à cette constitutionnalisation, mais s’est finalement plié au texte du gouvernement.

 

La pertinence de la constitutionnalisation a été mise en doute par certains, la démarche ayant été défendue par ses promoteurs en jouant sur la peur d’un risque de voir l’avortement un jour restreint, voire interdit. Pourtant, le 4 mars dernier, le Parlement, réuni en Congrès, a très largement approuvé le projet de loi par 780 voix contre 72. Cette peur est-elle justifiée ou bien simplement fantasmée ?  

Fantasmée évidemment. Aucun parlementaire n’a osé remettre en cause l’IVG elle-même. Qui peut sincèrement croire qu’actuellement, en France, la majorité des parlementaires perdrait les prochaines élections et serait remplacée par des « anti-IVG » ? 

En tout cas, menacé ou pas, l’avortement n’a rien à faire dans la Constitution du simple point de vue juridique. La Constitution définit le rôle des institutions : la Présidence de la République, le Gouvernement, le Parlement, l’autorité judiciaire etc. Elle ne comporte pas de droits et libertés individuels, ou alors de manière accidentelle. L’avortement a été inscrit dans l’article 34 de la Constitution ; c’est un article technique, délimitant le domaine de la loi. L’IVG est hors sujet.

 

Quels sont désormais les risques ?

L’avortement a acquis une plus grande valeur normative. En devenant constitutionnel, il s’impose au législateur. La « liberté garantie » de l’IVG prime dorénavant sur les lois protégeant la liberté d’expression ou de conscience, du fait de la hiérarchie des normes.  

Actuellement, l’exercice de la clause de conscience n’empêche pas la liberté de recourir à l’avortement en France. Il n’y a donc pas de concurrence entre ces deux « libertés ». Mais si un jour la majorité des professionnels de santé devient « objecteur de conscience », comme en Italie, la clause de conscience freinera considérablement le recours à l’IVG. À l’occasion d’un litige initié par une femme souhaitant avorter, le Conseil constitutionnel pourrait alors déclarer cette clause inconstitutionnelle. 

Ce type de litige peut être volontairement provoqué par des associations. C’est fréquent. Nous appelons ces cas des « contentieux stratégiques ». Ils sont créés de toutes pièces, et ont pour but non pas de protéger une « victime » mais de démontrer que la loi empêche d’accéder à tel ou tel « droit ». Maintenant que l’avortement est une « liberté garantie » sur le plan constitutionnel, il est probable que des associations cherchent à prendre pour cible les soignants objecteurs afin de faire abroger la clause de conscience.  

 

Les 27 et 28 février derniers, juste avant le vote au Sénat, vous avez invité douze femmes à venir témoigner devant les parlementaires sur les avortements qu’elles avaient vécus, évoquant notamment leurs souffrances. Ces initiatives seront-elles encore possibles maintenant que la loi a été adoptée ? Pourrons-nous encore dénoncer l’avortement publiquement, manifester pour la défense de la vie ?

En écoutant ces femmes, c’était frappant de voir le décalage entre la réalité concrète de l’avortement et le débat parlementaire. L’IVG n’est pas vécue comme une « liberté ». Rien n’est fait pour protéger la femme des pressions subies pour qu’elle ait recours à l’avortement. L’IVG est parfois quasiment contrainte. Les onze parlementaires rencontrés – y compris de la majorité présidentielle – ont été très émus par les interventions de ces femmes. Certains nous ont dit qu’ils s’engageraient à développer des mesures concrètes, notamment pour protéger les femmes des pressions pour avorter. C’est une bonne nouvelle. 

La constitutionnalisation de l’IVG est en revanche un déni de la souffrance de ces femmes. C’est aussi un déni de la souffrance d’hommes dont les enfants peuvent être avortés sans leur consentement. Cette souffrance, ce n’est pas celle d’une opération médicale qui se serait mal passée ou aurait des effets secondaires. C’est la souffrance qui découle de la perte d’enfants, mis à mort dans les hôpitaux français… et même à domicile. 

Après cette constitutionnalisation, s’opposer à l’avortement sera-t-il considéré comme « anti-républicain » ? Certaines associations, comme « Civitas », ont été dissoutes pour le motif qu’elles s’opposaient au régime républicain. Si le discours pro-vie devient « anti-républicain », il pourra être fortement réprimé. 

 

>> à lire également : Constitutionnalisation de l’avortement, laïcité et royauté sociale du Christ

Maitena Urbistondoy

Maitena Urbistondoy

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