Grégorien : Introït Resurrexi (Dimanche de Pâques)

Publié le 15 Avr 2017
Grégorien : Introït Resurrexi (Dimanche de Pâques) L'Homme Nouveau

Nous arrivons au sommet de l’année liturgique. C’est aussi le point culminant de la vie de Dieu parmi les hommes. L’Emmanuel,Dieu avec nous, est ressuscité, il a vaincu la mort alléluia !

Parvenus à ce sommet, nous pouvons contempler l’immense panorama de l’histoire du salut, depuis la création du premier homme et le malheur de son péché jusqu’à l’extrême fin de l’épopée de l’humanité qui reçoit déjà, par anticipation et par irradiation, la grâce du ressuscité. Le temps dans son ensemble est centré sur l’événement de Pâques, sur cet instant précis où le Christ, exécuté pour nos péchés et enseveli au tombeau, se relève de lui-même et franchit victorieux les portes de la mort. La Vie fait son irruption jusque dans le domaine de la mort, dans cette réalité, ce monde qui semblait à tout jamais privé d’espérance. La lumière a jailli dans les ténèbres, Jésus est vivant.

Tel est le formidable message de Pâques, aboutissement inespéré d’une existence ô combien mystérieuse de trente trois ans, inaugurée dans le sanctuaire virginal d’une jeune fille immaculée devenue Mère de Dieu, déployée progressivement dans le silence de la vie cachée puis dans les splendeurs des théophanies de la vie publique, mais brisée prématurément et dramatiquement au soir du vendredi saint, dans l’oppression insoutenable du calvaire. Tout semblait fini, c’était pour les apôtres un rêve qui s’évanouissait dans le cauchemar de la confiance trahie avec son goût amer de supercherie. Ils étaient les plus misérables et les plus vains des hommes, ils avaient cru en la Vie et la Vie était morte sous leurs yeux. Il n’y avait plus qu’un être, un seul, qui savait que malgré les apparences les plus accablantes, la vie n’avait pas dit son dernier mot. Cet être, c’était Marie, la Vierge fidèle qui a récapitulé en elle, en ces heures d’abandon, toute la foi, toute l’espérance, tout l’amour de l’Église. Malgré les torrents de douleur qui ont déferlé sur son âme, malgré le glaive de la mort qui a transpercé de part en part son cœur de mère, Marie a gardé pour nous tous la flamme lumineuse de la petite espérance. Elle savait que du sépulcre virginal, comme de son sein très pur, le Christ sortirait vainqueur, Sauveur.

Voilà le grand mystère, voilà le paysage grandiose qui s’offre à nos yeux sur ce sommet de l’année liturgique. Il n’est pas étonnant que ce point culminant soit également atteint par les pièces grégoriennes qui composent cette messe de Pâques. La liturgie se montre à la hauteur de l’événement, elle est au rendez-vous de la résurrection, elle s’est parée de beauté comme une reine pour célébrer le triomphe de son Roi. Et je dirais même qu’elle nous emporte encore plus loin, plus haut, jusqu’au cœur de la réalité et du mystère, là où nous n’oserions même pas pénétrer, même avec nos idées les plus sublimes et nos affections les plus enflammées. Je veux dire que la liturgie de Pâques nous emmène, au-delà des répercussions de la résurrection dans l’histoire, jusque dans le sein de Dieu, jusque dans les relations trinitaires qui unissent éternellement le Père et le Fils dans l’intimité de leur commun baiser, l’Esprit-Saint.

Le chant d’entrée de la messe de Pâques n’est vraiment pas, ne peut pas être une œuvre de la terre, c’est véritablement un chant du ciel. C’est aussi dans ce chant qu’on peut dire, je crois, sans se tromper, que culmine l’art grégorien, époux indissoluble de la prière de l’Église.

Si vous deviez composer un chant d’entrée de la messe de Pâques, avouez que vous y mettriez tout votre cœur et que vous seriez tenté, tout naturellement de déployer les plus grands effets musicaux. On imagine les trompettes retentissantes, les grandes orgues solennelles faisant vibrer l’édifice à tout rompre, les chœurs s’époumoner pour chanter alléluia. Je dirais que tout cela est très humain et très légitime d’ailleurs pour exprimer notre joie pascale qui a bien quelque chose de triomphant. On pense alors assez spontanément à un chef d’œuvre comme l’alléluia du Messie de Haendel, par exemple. C’est magnifique, c’est le cri de victoire qui n’en finit pas. Je pense aussi à une œuvre qui est moins connue, d’une autre époque, très expressive aussi pour célébrer le mystère de la résurrection : il s’agit du credo de la Messe de Sainte-Cécile de Gounod. C’est de la musique triomphaliste, et je vous fait écouter une bref passage de ce credo (le tout début) pour vous mettre dans l’atmosphère. C’est grandiose, c’est le triomphe du temps fort et le mot latin perd de sa nature car toutes les syllabes sont traitées de manière quasi identiques. Mais je me garderai bien d’émettre un jugement négatif sur ce genre de musique car je dois vous dire au contraire que j’aime beaucoup et que j’ai été nourri durant toute mon enfance par cette messe de Gounod qui évoque pour moi beaucoup de souvenirs familiaux. Dans ce credo, il y a le et resurrexit tertia die (Il est ressuscité le troisième jour). Gounod traite cet article de foi de façon très poétique, il en fait un lever de soleil irrésistible. Après le silence qui se fait à l’évocation de la mort sous Ponce Pilate et le murmure expressif de la mise au tombeau, ça commence tout doucement, comme un crépuscule sur et resurrexit. Puis le message joyeux se propage comme le soleil se lève. Le chœur répète cinq fois et resurrexit dans un crescendo de plus en plus fort, jusqu’à retrouver le thème triomphaliste du début du credo. Je vous fais écouter ce passage.

Voilà, eh bien malgré tout ce que je viens de vous dire, malgré cette expression enthousiaste qui jaillit des œuvres des grands compositeurs, je n’hésiterai pas à parler de l’incomparable supériorité de l’inspiration grégorienne, et pour moi cette supériorité, elle éclate tout spécialement dans le chant d’entrée de la messe de Pâques que je vais vous faire écouter maintenant. Avec les exemples que je vous ai donnés, on peut dire que la musique a déployé les grands moyens spectaculaires pour émouvoir, avec succès, la sensibilité et par elle, bien sûr, l’âme elle-même et le cœur. Avec cet introït grégorien, au contraire, on est en présence d’une extrême sobriété de moyens ou d’artifices musicaux. Il semble qu’il n’y ait dans une telle pièce aucun mouvement, aucune recherche d’effet. La ligne mélodique est d’une sobriété déconcertante, mais comme elle s’harmonise à merveille avec le texte dont elle se fait la servante ! Car ce chant, comme je vous l’ai dit, nous plonge dans l’abîme du mystère, envisagé non plus du point de vue des hommes, mais du point de vue de Dieu lui même, du Christ ressuscité. C’est lui qui parle et il s’adresse à son Père. On assiste à une dialogue sublime, intemporel, éternel entre le Père et le Fils. On a déjà remarqué cela pour la messe de Minuit. C’est le même étonnant procédé de la liturgie qui est employé ici. Nulle part mieux qu’ici on saisit que la liturgie, la prière de l’Église, c’est la prière même du Christ et aussi que la prière du Christ, et donc notre prière, c’est d’abord l’intimité avec le Père dans la communion de leur Esprit d’amour. Un chant comme celui-ci, est impossible à commenter adéquatement. Il y a une infinité qui se cache dedans, un abîme, on est plongé dans la vie même de Dieu, cette vie trinitaire qui est un océan sans limite et sans fond. Et du point de vue de l’expression, c’est cela qui est sublime, on sent que le compositeur a trouvé le moyen d’estomper au maximum le côté humain de la musique pour laisser passer à plein le divin. Regardez cette mélodie incroyable, elle ne bouge pas, elle se campe dans un ambitus très restreint et elle n’en sort pas. Le quatrième mode qui semble ne pas finir se prête admirablement à ce dialogue éternel qui n’a rien d’humain.

« Je suis ressuscité et je suis à nouveau avec toi, alléluia ; tu as posé ta main sur moi, alléluia. Merveilleuse est ta connaissance, alléluia. »

Un tel chant s’adresse à l’âme, à la profondeur de l’âme, non à la sensibilité. C’est un chant de salut qui touche le cœur. Il n’est pas rare quand je fais écouter ce chant à des choristes, après un bref commentaire qui le replace dans son contexte, que je voie des larmes couler. Ce sont des larmes d’émotion mais de salut surtout. Un jour un monsieur visiblement ému m’a dit : c’est toute ma vie qui s’est comme déroulée devant moi en entendant ce chant. La sensibilité peut être bouleversée à son tour, mais c’est comme une grande vague qui surgit des profondeurs de l’être et qui revient à la surface pour envahir toute notre vie. L’expression d’un tel chant vient de l’intérieur et rejaillit sur la sensibilité. Tout le mystère du Christ, mort et ressuscité pour nous, après l’intensité des jours de la Passion, après le drame de la croix, révélation d’un amour infini, vient nous toucher au petit matin de Pâques.

Voici pour finir le témoignage d’un laïc, ancien directeur de l’école du Louvre, donc artiste, et ami du monastère de Fontgombault. Cela donne une belle idée de ce que peut faire sentir un tel chant. C’est pris sur le vif, le jour même de Pâques.

Fontgombault, soir de Pâques 1991, sur l’introït de Pâques

« L’introït de Pâques, l’introït grégorien, est un instant d’éternité. Il appartient à l’éternité. Rien n’est plus simple, rien n’est plus noble, rien n’est plus calme. Aucune exaltation, aucune jubilation. Une essence infiniment plus haute que la joie, et du même ordre qu’elle. Le Christ mort est rentré dans le sein du Père. La Bienheureuse Trinité jouit de son éternelle présence à elle-même, de son éternel échange d’amour. Cette béatitude infinie, infiniment au-dessus du bonheur, est parfaite. Elle est infiniment parfaite. La perfection est la justesse achevée des limites. La béatitude de la Trinité est comme elle sans limites. Elle n’est aucunement refermée sur elle-même. Elle est toute ouverture à l’autre, mais quel autre puisqu’elle est tout ? Elle est pleine ouverture à l’autre, qui sans elle ne serait rien, puisqu’elle l’a créé. L’autre, c’est l’immensité insondable et le mystère non moins insondable du monde, du monde créé. En cet autre infiniment autre, il est un autre encore, c’est l’homme, cet infiniment petit, qui a conscience du monde, auquel il appartient, et de la Trinité qui lui appartient ; car la Trinité créatrice de l’homme appartient à l’homme, à l’homme créé à son image et  ressemblance. Elle appartient à tout homme créé. Elle appartient à l’homme, puisqu’en Jésus elle est entrée dans le mystère de l’homme. En Jésus, Fils du Père, l’Esprit nous fait reconnaître le mystère de Dieu. En lui, qui s’est fait homme, la Trinité a assumé le mystère de l’homme, de l’homme créé.

Le Fils éternel vient dire aujourd’hui au Père : “Je suis ressuscité et désormais je suis avec Toi”. Il est avec le Père, dans l’Esprit, comme il en fut, comme il en sera, comme il en est, de toute éternité. Mais ce Fils éternel est à jamais l’homme qui, par amour, par l’amour pour l’homme de la Trinité tout entière, est mort, une après-midi du temps des hommes, sur une croix. Ce Fils éternel a pour jamais blessé d’amour l’infiniment bienheureuse Trinité. Et, par cette blessure, la Trinité appartient à tout homme. C’est parce qu’elle s’est faite offrande d’amour à l’homme qu’un homme, un homme inconnu, celui qui composa cette mélodie, parvenu au suprême degré de contemplation pure et de sainteté, a pu prêter au Fils son génie divin, pour que ce Fils chante de sa voix d’homme crucifié, dans un calme souverain en lequel l’immensité insondable du monde et de son mystère et aussi de sa tragédie, se concentre et s’apaise : “Je suis ressuscité et désormais je suis avec Toi”.

La musique grégorienne ne suspend pas le tragique de la vie pour un instant. Elle l’assume, elle le dépasse. Elle nous fait jeter l’ancre, par delà le voile du Temple, dans le Saint des Saints. Elle fonde notre espérance en la puissance infinie du Père, puissance infinie d’amour, par delà l’épaisseur infranchissable de la nuit. Jetons l’ancre, par delà la nuit épaisse, dans l’océan de bonté du Saint des Saints. Jetons l’ancre dans le cœur du Père, et l’espérance fondée en Lui nous fera traverser la révolte, la haine, le néant, le non-sens. »

Dominique Ponnau

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