Dans les prises de paroles concernant les présumées attaques du régime Syrien contre sa population, à l’aide d’armes chimiques, il est difficile de comprendre les véritables objectifs poursuivis par les États-Unis et leurs alliés. Les mots se font chaque jour plus menaçants, la tension s’accroît… Sous le nom de Patrick Garro, l’auteur, avocat au Barreau de Paris, livre son analyse à l’Homme Nouveau.
M. Vassili Nebenzia, ambassadeur russe à l’ONU, s’y est récemment adressé aux diplomates étasuniens, avec une rare liberté, pour leur dire : « Partout où vous allez, tout ce que vous touchez ; vous ne laissez que le chaos derrière vous ». Partout, en effet, la politique militaire américaine, depuis la 2e guerre mondiale, ne conduit qu’à des ruines. Et il y aurait long à écrire au sujet des ruines morales qu’a partout propagées la sous-culture qui l’accompagne ou la fonde, et qui s’est répandue « pacifiquement » à travers le monde depuis 70 ans. Qui peut raisonnablement le nier ?
Quel « chaos » prépare-t-on dès lors aujourd’hui en Syrie, après ceux d’Afghanistan, d’Irak [environ 200 000 morts civils depuis 2003, selon l’Irak Body Count], de Libye ? Qui peut encore se laisser convaincre par les « bonnes intentions » déjà invoquées hier par le gouvernement Bush, et invoquées toujours aujourd’hui par l’ambassadeur américain à l’ONU, Mme Nikki Haley, qui nous parle de « protéger le peuple syrien » pour justifier les présents projets de guerre et masquer le fanatisme économico-militaire qui les anime ? Que manque-t-il encore aux gens pour ouvrir les yeux, en particulier sur le fait que toutes ces opérations destructrices ont toujours été justifiées par l’hypocrisie et le mensonge ? L’affaire irakienne et l’affaire libyenne sont-elles déjà effacées des mémoires ? Comment expliquer la démission intellectuelle et morale de tant de journalistes, en particulier, devant des manœuvres et des manipulations qui devraient pourtant susciter leur indignation, à tout le moins leur méfiance ? Même leur sensibilité prétendument de gauche ne leur sert plus d’aiguillon.
La Russie est coupable dans l’affaire Skripal ; peu importe qu’aucune preuve de son implication n’ait été apportée. Elle doit être coupable, car cela est utile à la politique américaine, et que celle-ci l’exige parce qu’en définitive il lui est insupportable qu’un monde libre puisse subsister hors de son joug économique. Le président Poutine l’a exactement analysé depuis longtemps en faisant état de la volonté des états-Unis de contrôler un monde monopolaire. La Russie est coupable dans l’affaire de l’attaque chimique de la Ghouta ; peu importe que la presse, ce matin encore, fasse état « d’attaque chimique présumée en Syrie » (Europe 1, Paris-Match, France Bleue, etc.), ou que les politiciens assortissent cette attaque d’un conditionnel ou en soulignent les incertitudes, de M. Mélenchon à M. Dupont-Aignan. Peu importent les sources d’information de ceux qu’il est convenu d’appeler, pour radicaliser l’affrontement de deux camps, les « occidentaux » ; peu importe aussi, dit en passant, que Daech utilise des armes chimiques sur le terrain, ainsi qu’en témoignait récemment encore M. Régis Le Sommier, journaliste remarquable de Paris-Match ; peu importe que les russes avancent que des instructeurs américains ont formé, en Syrie, des groupes islamistes à l’usage d’armes chimiques dans la Ghouta orientale pour en attribuer l’utilisation à l’armée syrienne.
Toutes ces incertitudes, tous ces faits, toutes ces interrogations, doivent être écartés. Chacun est mis en situation de considérer que la culpabilité russe va de soi. Et chacun semble considérer qu’elle doive aller de soi, tout comme il doit être intégré par chacun que la Russie est un pays ennemi. Le gouvernement français partage cette conviction. Le temps où un Jacques Chirac, en dépit de ses défauts, faisait front à M. Bush et au patronat français, M. Ernest-Antoine Seillière en tête, pour refuser l’engagement de la France dans la deuxième guerre du Golfe, et sauver ainsi l’indépendance et l’honneur de notre pays, ce temps-là est révolu. Le politique s’est définitivement dissous dans l’économisme agressif et l’asservissement à la politique américaine est librement consenti, sans discernement apparent.
La Russie demande-t-elle une enquête internationale, par la voix du chef de sa diplomatie, M. Sergueï Lavrov ? Cela ne devrait pas pouvoir être refusé dans un monde civilisé. Après tout, pour des démocraties, le contradictoire est un principe essentiel qu’aucun état de droit ne prendrait sur soi de violer en ses frontières. Ces démocraties, d’ailleurs, à commencer par celle qui se présente d’autorité comme la première d’entre-elles, devraient avoir intégré, à l’heure de la mondialisation, que le fondement des relations d’une communauté des peuples est le droit et non pas la violence. Mais ici il n’en saurait être question. Pour l’affaire de la Ghouta comme pour l’affaire Skripal, le jugement précède toute instruction ou, plutôt, la rend inutile. Pire : il a pour objet d’en éviter l’intervention. C’est qu’une enquête ne présenterait que des risques, puisqu’il faut que la Russie soit coupable.
La manœuvre a déjà été éprouvée. Souvenons-nous : alors que le gouvernement américain claironnait à tous vents en 2003, à grands renforts médiatiques, que l’Irak disposait d’armes de destruction massive, photos truquées à l’appui, d’armes chimiques en particulier (déjà), qu’elle avait la deuxième armée du monde, etc., que le général en chef américain Colin Powell brandissait une fiole « d’anthrax » comme preuve irréfutable devant l’ONU, en mentant effrontément (il le reconnut plus tard) pour justifier la guerre, des inspecteurs de l’ONU et de l’AIEA s’étaient rendus sur place à plusieurs reprises, entre 1991 et 2003 (!), sans jamais rien trouver. Pourquoi risquer un semblable démenti avec la Syrie et la Russie ?
Les faiseurs de guerre n’ont cure des règles internationales. Mme Nikki Haley, précitée, l’a d’ailleurs clairement indiqué au Conseil de sécurité : quelle que soit la décision de l’ONU, les états-Unis en feront à leur tête, pour poursuivre leurs objectifs, auxquels ils soumettent leurs « alliés ». « L’Histoire enregistrera le moment où le Conseil de sécurité s’est acquitté de son devoir ou a démontré son échec complet et total à protéger le peuple syrien », a-t-elle déclaré. Ce qui signifie que l’Histoire, avec un grand H, est évidemment du côté des états-Unis, qui en sont le vecteur messianique, et que le Conseil en question ne remplira son rôle – son « devoir », encore et toujours ce moralisme, lubrifiant l’agressivité démocratique – que s’il se soumet à leur volonté. C’est le propre de toute tyrannie de confondre ainsi la volonté de puissance et le droit.
La démocratie fournit à cette volonté de puissance l’usage cynique du discours humaniste. C’est la défense des droits de l’homme, n’est-ce pas ? qui a conduit les soldats de la liberté (l’opération d’invasion de l’Irak, en 2003, ne s’appelait-elle pas « Opération liberté irakienne » ?) à détruire ici et là des états souverains, à plonger leurs territoires dans le chaos, à y tuer plus d’un million de civils pour la seule 2e guerre d’Irak, à y faire prospérer le cancer terroriste, à plonger ces régions dans une instabilité endémique et sanglante dont personne ne peut raisonnablement entrevoir l’issue, et à y provoquer une onde de choc migratoire destructrice tant des civilisations locales que des pays qui la subissent à des milliers de kilomètres de là.
En 1991, le pape Jean-Paul II, dans son encyclique Centesimus annus fustigeait l’économisme libéral en le décrivant, par opposition au « socialisme réel » du monde soviétique, comme un système qui « l’emportait sur le marxisme sur le terrain du pur matérialisme », mais qui cependant le « rejoignait en réduisant totalement l’homme à la sphère économique et à la satisfaction des besoins matériels » (n. 19). Près de 30 ans plus tard, le pays-phare de ce système est allé très au-delà de cette jonction, en prétendant au monopole mondial du totalitarisme idéologique et en substituant son millénarisme à celui du défunt communisme, quitte, pour satisfaire ses insatiables appétits de conquête, à porter partout la guerre et la souffrance au nom du droit et de la liberté.
Walter Nugent, professeur d’histoire à l’University of Notre-Dame, dans l’Indiana, expliquait en 2008 (Habits of Empire : a history of american expansion, ed. Vintage), comment la conquête de l’Ouest avait en quelque sorte inscrit dans les gènes de ce peuple étasunien un esprit d’impérialisme, qui ne s’est pas éteint lorsque la « Frontière » a été atteinte et qui est désormais partagé tant par les démocrates que les républicains. Plus récemment, le professeur Bradley J. Birzer, professeur d’histoire au Hillsdale College (Michigan), rappelait les termes d’un célèbre discours d’Albert Beverage (1862-1927), historien et sénateur progressiste, biographe de Lincoln, identifiant ce peuple comme un « peuple élu » de Dieu, « un peuple puissant qu’il a planté sur ce sol, un peuple issu du sang le plus magistral de l’histoire (…), un peuple impérial en vertu de son pouvoir, par le droit de ses institutions, par l’autorité de ses desseins dirigés par le Ciel ». Et cet illuminé poursuivait : « C’est une histoire glorieuse que notre Dieu a donnée à Son peuple élu, une histoire héroïque avec la foi en notre mission et notre avenir », qui doit conduire le « peuple américain » à « poursuivre sa marche vers la suprématie commerciale du monde » et à étendre son règne « jusqu’à ce que l’empire de nos principes soit établi sur le cœur de toute l’humanité ». Ce mélange de racisme, de déterminisme protestant, de fanatisme prophétique, où le religieux se confond avec le politique, est au cœur de la pensée impérialiste américaine, tout comme le messianisme est au cœur de la société de consommation qu’elle a conçue.
Les circonstances présentes en sont un avatar, un nouvel avatar. Il est temps que la diplomatie française, en particulier, aujourd’hui particulièrement dévoyée, à bien des égards d’ailleurs, retrouve son intelligence et son indépendance. Il est temps qu’elle fasse entendre une voix libre, rationnelle, et non pas celle d’un valet, avant que nous ne soyons entraînés dans le chaos que les états-Unis paraissent appeler de leurs vœux pour étendre leur empire.