Historien et sociologue, Émile Poulat, auteur d’une œuvre immense, est décédé le samedi 22 novembre. Ses obsèques auront lieu mercredi 26 novembre en l’église Saint-Séverin de Paris. Il avait témoigné à plusieurs reprises à l’équipe de L’Homme Nouveau son intérêt et son amitié. Témoignage de Philippe Maxence, rédacteur en chef du journal.
Un parcours hors du commun
C’est avec une profonde tristesse que nous avons appris le décès, samedi 22 novembre, du sociologue et historien du fait religieux Émile Poulat. Né en 1920, il avait été ordonné prêtre en 1944 et avait participé au mouvement des prêtres ouvriers. La crise traversée par cette tentative d’évangélisation des milieux particulièrement touchés par la déchristianisation ainsi que les ambiguïtés nées d’une identification systématique entre la classe ouvrière et le parti communiste qui avait suscité une interdiction romaine, l’avait conduit à quitter la prêtrise. Il avait alors entamé un parcours exceptionnel au sein des instances de recherche, aussi bien au CNRS qu’à l’École des hautes études en sciences sociales. Il avait particulièrement étudié la crise moderniste, l’affrontement de la culture catholique et de la culture moderne. Dans ce cadre, il avait approfondi le rapport avec la laïcité. Son œuvre est immense et unique.
Précis et exigeant
Émile Poulat est un scientifique précis et exigeant, au point qu’il y a une véritable démarche et une réelle méthode Poulat, qui avec ses travaux, restent certainement son plus grand legs. C’était aussi un homme ouvert et profondément courtois. J’ai eu la chance de le rencontrer à plusieurs reprises, notamment à son domicile parisien, rempli de livres et de revues. Il était toujours attentif et souriant. Il aura été l’interlocuteur aussi bien des plus progressistes des intellectuels catholiques français que des plus traditionalistes. Une ou deux fois, je l’ai entendu regretter que les évêques français ne prennent plus en compte ses travaux, notamment sur le thème de la laïcité. Lui-même m’a confié se reconnaître au plan religieux dans la Communauté Sant’Egidio qu’il admirait.
Émile Poulat et L’Homme Nouveau
Comme à d’autres responsables de la presse catholique, j’imagine, il lui arrivait de me téléphoner pour me donner un avis ou simplement me poser une question. Malgré nos divergences, j’ai toujours eu une grande joie à discuter avec cet homme et cet érudit, qui a marqué tant de générations de chercheurs catholiques. Il avait encouragé Denis Sureau à faire écrire une vie du père Fillère. Après de longues années de recherche, Denis Sureau confia cette tâche à Yves Chiron et Émile Poulat accepta de préfacer cet ouvrage. Ce fut Le Père Fillère ou la passion de l’unité. Dans ce texte, dont nous reproduisons ci-dessous un extrait, Émile Poulat a ce mot qui m’a profondément touché :
« Et (je l’ajoute de mon cru) il (le Père Fillère) estimerait que L’Homme Nouveau lui reste fidèle quand il se fait le mainteneur d’une culture catholique en voie d’effacement et d’oubli. »
Mieux qu’un autre, Émile Poulat avait compris ce que j’ai tenté de faire en redonnant sa place à la culture au sein de notre journal. Ses obsèques auront lieu mercredi 26 novembre, à 15h, en l’église Saint-Séverin.
Extrait de la préface d’Émile Poulat au livre d’Yves Chiron sur le Père Fillère
Le nazisme est mort. Le communisme est mort, sauf en Asie. Le socialisme n’est plus ce qu’il était et survit sous la forme social-démocrate. L’Église catholique, soumise à la pression sévère de la sécularisation, a connu une expansion missionnaire mondiale d’une ampleur impressionnante. Elle a consacré plusieurs années à un concile réformateur, Vatican II, et pris les risques d’un aggiornamento nécessaire avec audace et courage.
On ne serait pas arrivé à Vatican II sans la vision utopique du pape Léon XIII d’un ordo futurus rerum, l’ordre social chrétien appelé à triompher du régime capitaliste libéral aussi bien que des systèmes socialistes révolutionnaires. L’histoire n’a pas ratifié cette espérance. Elle a suivi un autre cours, dont a pris acte le pape Jean-Paul II avec sa puissante personnalité. Nous avons le sentiment de vivre aujourd’hui dans une situation contradictoire et précaire, à court terme, à l’horizon bouché, tout au moins incertain.
Le monde était pour Léon XIII, comme pour le P. FilIère, le lieu d’un combat avec les puissances du mal et leurs agents humains. II est devenu pour nous un lieu d’expérience, un immense laboratoire où il faut découvrir et apprendre ce que peut signifier vivre en chrétien dans un monde qui croit en son autosuffisance, mise tout sur elle et se passe de Dieu après s’en être émancipé.
J’ai souvent cité ce mot de Louis Veuillot, en 1871, à l’heure de la Commune de Paris : « Vous voyez ce qui meurt, vous ne voyez pas ce qui naît » . Ou bien encore, celui du cardinal Newman, loss and gain, pertes et ruines, gains et initiatives. C’est bien l’impression que laisse particulièrement la situation française : de moins en moins de fidèles, mais des fidèles de plus en plus fidèles, et, devant la chute des effectifs du clergé, le sentiment de passer d’un âge d’or à un âge de fer.
Que dirait et que ferait aujourd’hui le P. Filière ? On peut faire des hypothèses, mais c’est la question à laquelle n’avait pas à répondre le biographe d’un homme décédé voici plus de soixante ans, au temps glorieux – qu’il contestait de l’Action catholique spécialisée, de la démocratie chrétienne, du syndicalisme chrétien, au sortir de la Seconde guerre mondiale, où le catholicisme français apparaissait – du moins en France – comme un modèle pour le monde.
En revanche, nous devons être conscients que l’avenir vient de loin et qu’il n’est pas d’avenir sans présent, même si aucun présent n’est assuré d’avoir un avenir. Il y a peut-être un devoir de mémoire – à chacun le sien –, mais il y a surtout la mémoire nécessaire à tous pour être pleinement, autant qu’il est possible, présent à soi-même et à son temps.