Dans un passionnant article, publié par le Figaro (2 avril), Stéphane Ratti, historien de l’Antiquité tardive, revient sur l’épidémie de peste de 541 qui toucha l’empire romain :
Les plus graves conséquences économiques étaient liées à la dépopulation des campagnes qui n’étaient pas épargnées et au manque de main-d’œuvre. La production agricole chuta, mais, pire encore, le cynisme fiscal bien connu des Romains fit peser sur les exploitations encore en état de produire les impôts des propriétés voisines dépeuplées. L’inflation, due à la pénurie, provoqua un triplement des prix. Elle ne fut enrayée que difficilement, notamment grâce à la politique interventionniste de Justinien qui régula les prix par décret. (…) Demeure enfin la grande question: peut-on croire qu’une épidémie affaiblisse une civilisation au point de provoquer sa disparition? L’empire de Justinien, s’il connut alors un frein dans la reconquête de l’unité perdue entre l’Orient et l’Occident, ne mourut pas de la peste. Les échanges économiques reprirent et Constantinople prit la place de Rome comme métropole importatrice de blé, de vin, d’huile.Si bien des cités comme la capitale des juristes, Beyrouth,ne se relevèrent jamais vraimentde l’épreuve de la peste, d’autrescomme Thessalonique, Césarée, Apamée retrouvèrent une vraie prospérité. (…) Ainsi, la cité frappée par la peste deviendrait quelques décennies plus tard, et pour plusieurs siècles, la plaque tournante par laquelle transiteraient non seulement biens et marchandises, mais surtout manuscrits et livres. On viendrait de partout chercher à Byzance les œuvres des auteurs du passé, soigneusement recopiés et archivés dans les bibliothèques puis les monastères. Les lettrés et les érudits deviendraient les promoteurs de nouveaux échanges culturels, actifs dans les deux sens, d’Orient en Occident et inversement. Rien de moins confiné que le monde byzantin qui survécut pour longtemps à la peste de Justinien.
Dans une étude publiée sur le site de Population et avenir, le démographe et géographe Gérard-François Dumont s’interroge sur les politiques d’aménagement du territoire menées en France et tire quelques conclusions qui ne sont pas sans résonnances avec notre actualité immédiate et douloureuse :
Faute de conduire une juste analyse des enjeux du développement durable, de la décentralisation et de la mondialisation, la France du début du XXIe siècle a mis en friche toute politique d’aménagement du territoire, pourtant portée par une longue histoire. La raison essentielle tient à la croyance en une «idéologie de la métropolisation» difficilement justifiable en dépit des avantages donnés aux villes les plus peuplées ou une «idéologie d’une France exclusivement urbaine» déconnectée des possibilités d’innovation, qui existent sur tous les territoires, et des véritables attentes de ses citoyens. Cette « idéologie de la métropolisation » aggrave les inégalités entre les territoires et notamment leurs inégalités économiques. Elle a poussé l’État à donner des moyens financiers fort élevés aux métropoles par rapport aux autres communes et à y implanter un maximum d’administrations et de services publics. Les dotations financières versées par l’État aux vingt-deux territoires ayant le statut administratif de métropoles pouvaient être jusqu’à trois fois plus élevées que celles allouées aux autres collectivités territoriales. (…) Il faut donc réinventer la politique d’aménagement du territoire en France. Cela suppose de prendre en compte un nouveau corpus intellectuel faisant fi des poncifs et des idéologies pour renouveler totalement les approches territoriales afin de déployer une véritable politique d’aménagement du territoire au service du bien commun des territoires et des populations.
Le Monde diplomatique (avril) s’interroge, lui aussi, sur les changements qui interviendront au sortir de la crise actuelle :
Une fois cette tragédie surmontée, tout recommencera-t-il comme avant ? Depuis trente ans, chaque crise a nourri l’espérance déraisonnable d’un retour à la raison, d’une prise de conscience, d’un coup d’arrêt. On a cru au confinement puis à l’inversion d’une dynamique sociopolitique dont chacun aurait enfin mesuré les impasses et les menaces. La débandade boursière de 1987 allait contenir la flambée des privatisations ; les crises financières de 1997 et de 2007-2008, faire tituber la mondialisation heureuse. Ce ne fut pas le cas. (…) Corollaire du « Restez chez vous » et de la « distanciation », l’ensemble de nos sociabilités risquent d’être bouleversées par la numérisation accélérée de nos sociétés. L’urgence sanitaire rendra encore plus pressante, ou totalement caduque, la question de savoir s’il est encore possible de vivre sans Internet. Chacun doit déjà détenir des papiers d’identité sur lui ; bientôt, un téléphone portable sera non seulement utile, mais requis à des fins de contrôle. Et, puisque les pièces de monnaie et les billets constituent une source potentielle de contamination, les cartes bancaires, devenues garantie de santé publique, permettront que chaque achat soit répertorié, enregistré, archivé. « Crédit social » à la chinoise ou « capitalisme de surveillance », le recul historique du droit inaliénable de ne pas laisser trace de son passage quand on ne transgresse aucune loi s’installe dans nos esprits et dans nos vies sans rencontrer d’autre réaction qu’une sidération immature. Avant le coronavirus, il était déjà devenu impossible de prendre un train sans décliner son état-civil ; utiliser en ligne son compte en banque imposait de faire connaître son numéro de téléphone portable ; se promener garantissait qu’on était filmé. Avec la crise sanitaire, un nouveau pas est franchi. À Paris, des drones surveillent les zones interdites d’accès ; en Corée du Sud, des capteurs alertent les autorités quand la température d’un habitant présente un danger pour la collectivité ; en Pologne, les habitants doivent choisir entre l’installation d’une application de vérification de confinement sur leur portable et des visites inopinées de la police à leur domicile. Par temps de catastrophe, de tels dispositifs de surveillance sont plébiscités. Mais ils survivent toujours aux urgences qui les ont enfantés.