Olivier Delacrétaz, éditorialiste de La Nation, bimensuel de la Ligue Vaudoise (Suisse) aborde dans le numéro du 23 avril dernier la question de la croissance et de la décroissance dans le cadre suisse, au regard de la pandémie actuelle et dans la perspective du bien commun. Une réflexion très intéressante, loin des présupposés idéologiques.
Contrairement à ce qu’écrivait Paul Valéry à la fin de la Première Guerre mondiale, notre civilisation ne sait pas qu’elle est mortelle. Elle le sait même moins que toutes les civilisations qui l’ont précédée. Aveuglée par la religion du Progrès, c’est-à-dire par la croyance en une maîtrise humaine croissante, générale et continue du monde, elle rejette comme sacrilège toute idée de finitude: la croissance perpétuelle, principalement économique et technique, est désirable en soi, et d’ailleurs inévitable.
Ce préjugé conquérant est mis en cause aujourd’hui, au motif que notre terre est trop peuplée, que ses ressources s’épuisent et se dégradent, que les produits non recyclables s’accumulent, que les sols deviennent stériles, que les eaux se corrompent, que des espèces animales disparaissent, que le climat se désordonne. (…)
Certains réagissent à titre individuel en adoptant des comportements «écoresponsables», la culture bio, les cycles courts de la consommation locale, la réduction de la consommation et des déchets personnels, la fin des déplacements non essentiels, le recours aux produits durables.
D’autres leur objectent que cet idéal, certes louable, d’une vie frugale et peu productive n’est envisageable que dans les marges d’une société de production et de consommation axée sur la croissance et que, de surcroît, seule cette société qu’ils refusent peut nourrir une humanité croissante elle aussi.
On leur objecte encore que l’innovation technique permettra toujours de résoudre les problèmes posés par les innovations précédentes. En d’autres termes, comme le proclame Luc Ferry, il est possible de «croître à l’infini dans un monde fini».
A ces objections, le décroissant peut répliquer que la formule de Ferry est un acte de foi polémique, non une certitude démontrée. (…)
Il apparaît très difficile de sortir de ce schéma. Les écotechnocrates, qui baguent les animaux sauvages et désenchantent les paysages les plus intouchables avec leurs panneaux pédagogiques, prolongent inconsciemment l’illusion moderne de la maîtrise et du contrôle de la nature. Il en va de même pour les innombrables «plans climat» et «plans biodiversité», qui enserrent le monde vivant dans les normes vétilleuses de la planification étatique. (…)
Des questions se posent. Comment conduire une politique de décroissance? La démocratie, qui repose sur la satisfaction des désirs immédiats d’une majorité d’électeurs, est-elle le régime adéquat pour imposer une politique d’austérité permanente à l’ensemble de la population? Et sinon, quel autre régime politique pourrait être assez fort et assez durable (!) pour y parvenir sans être écartelé entre l’urgence absolue affirmée par les climatologues, l’impossibilité de rénover rapidement les mœurs en profondeur, les exigences du soutien populaire à une politique de longue haleine et le respect des libertés fondamentales? (…)
Il faut encore mesurer les risques de la décroissance rapide en termes de faillites et de chômage, de désordres sociaux, de famines, de guerres civiles et de migrations. Ne pas s’en préoccuper, se contenter de répéter, en adoptant une posture visionnaire, que «c’est la décroissance ou le chaos», n’est-ce pas imiter la pensée néo-libérale dans son aveuglement irresponsable à l’égard des retombées néfastes de la modernité?
Si le Progrès est un mythe, mis en cause à juste titre, il reste qu’on constate, dans beaucoup de domaines, des progrès réels, effets heureux de la croissance. Cela nous incite à penser que la croissance, pas plus que la décroissance, ne doit être soutenue ou combattue pour elle-même.
En fait, nous souffrons de la croissance dans la mesure où elle est hors-sol, déracinée, disjointe du bien commun. Il faut la remettre à sa juste place en l’intégrant à la communauté politique, c’est-à-dire en la contraignant de se soumettre aux lois et usages qui y sont en vigueur. (…)
Une Confédération qui garantit la paix du travail, défend les acquis sociaux face aux autres Etats, protège notre paysannerie en tant qu’élément de l’indépendance suisse et respecte les souverainetés cantonales; des cantons souverains qui promeuvent l’autonomie des familles et des corps intermédiaires, en particulier celle des communes; des communes qui ne sont pas que des pièces du dispositif étatique, mais aussi des communautés locales à forte capacité intégrative, voilà autant de réalités institutionnelles qui permettent de cadrer la croissance, de résister à ses arguments réduits aux seuls chiffres, de l’apprivoiser, de l’humaniser. Ils ralentissent son élan et réduisent son ampleur, certes, mais pour l’enraciner au bénéfice de l’ensemble de la communauté.
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Une éventuelle décroissance, comme celle que nous vivons ces derniers temps, devrait être elle aussi incorporée au bien commun – autant qu’on puisse incorporer un manque – par un effort exceptionnel de solidarité fédérale et cantonale. C’est le sens des aides financières extraordinaires apportées aux métiers touchés par les mesures de crise.