Dans un long entretien à l’Express (17 juin 2021), le sociologue Jean-Pierre Le Goff tente une position équilibrée entre dénonciation des maux qui touchent notre société et volonté de ne pas verser dans un pessimisme noir. Il invite pourtant à s’écarter des effets pervers de la bulle médiatique.
Les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux forment une bulle communicationnelle faite d’une masse d’images, de mots, de commentaires qui enveloppent l’événement et tournent en boucle vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cette bulle tourbillonnante finit par brouiller les repères du réel et par décourager l’envie même d’y voir clair. Cela ne veut pas dire que telle ou telle émission, tel ou tel débat sont inintéressants, mais ils sont pris dans un fonctionnement global en continu qui mélange tout et donne le tournis dans une sorte de zapping permanent. Ce mode de fonctionnement développe la vision d’une société et d’un monde morcelés, chaotiques et bavards, qu’il est vain de chercher à comprendre et, encore plus, de vouloir agir sur eux. Chaque jour a son événement et son lot de commentaires ; une polémique chasse l’autre à l’infini. Les mots de l’Ecclésiaste trouvent ici de l’écho : « De l’abondance des paroles viennent les propos inertes. […] Déjà, dans les jours qui viennent tout sera oublié. » Cette « bulle » agit par effet non pas d’adhésion mais de désorientation. Elle énerve et hébète, inhibe le recul réflexif et l’action. L’addiction aux réseaux sociaux et la réactivité à tous crins sont des formes de servitude volontaire et d’aliénation postmoderne où l’individu se noie dans un luxe continu avec l’illusion d’en être, en cherchant à en rajouter sur les réseaux sociaux pour être vu. Il n’y a nulle fatalité en l’affaire, pourvu qu’on veuille se dégager du maelström ambiant et faire l’effort de penser par soi-même. (…)
Soyons clairs : la critique sans concession du « politiquement correct » de gauche et la défense de la liberté de parole et de pensée sont plus que jamais d’actualité. Mais les néoféministes, les antifas, les indigénistes et les déboulonneurs de statues… représentent des groupes d’activistes minoritaires coupés de la grande masse de la population. Ils acquièrent de l’audience grâce à leur activisme sur les réseaux sociaux et à des actions spectaculaires aussitôt répercutées par les médias ; ils bénéficient de la sympathie de journalistes militants ; des politiques et des responsables cèdent à leurs pressions par opportunisme et souci de leur image… Cela fait beaucoup et nécessite une critique et une opposition sans concession. Mais la France ne vit pas pour autant à l’heure de la cancel culture américaine.