Au quotidien-n°50

Publié le 26 Mai 2020
Au quotidien-n°50 L'Homme Nouveau

Historien, normalien et ancien membre de l’École française de Rome, Benoît Schmitz a publié un très intéressante tribune sur le FigaroVox (19 mai), revenant sur les réactions épiscopales aux décisions étatiques interdisant la reprise des cultes et notant un affadissement du pouvoir spirituel qui ne se pense même plus comme tel. Mais si le culte a repris, le fond de la question du côté de l’Église n’a pas disparu :

En premier lieu, la communication officielle des instances ecclésiales a mis l’accent sur la blessure que le mépris du gouvernement aurait infligée aux croyants. Selon une pente propre au catholicisme contemporain, enclin au sentimentalisme, les décisions du pouvoir n’ont pas été considérées politiquement et juridiquement, mais affectivement, comme si l’Église devait, comme d’autres groupes et minorités, voir d’abord en l’État une sorte de mère dont il faudrait rechercher désespérément la reconnaissance et l’approbation. De surcroît, une bonne part des réactions épiscopales semble avoir été dictée par le refus de tout conflit avec le pouvoir civil. Aucune condamnation formelle de l’atteinte portée à la liberté de l’Église n’a été prononcée, ce qui pouvait se faire même sans appeler les fidèles à la désobéissance civile. (…) Enfin, si on a rappelé, à juste titre, la tradition chrétienne de soumission aux pouvoirs publics, on a mis sous le boisseau la doctrine tout aussi chrétienne qui fixe de justes limites au pouvoir de l’État et distingue le pouvoir spirituel du pouvoir temporel. La chose est encore plus saisissante en Italie car ce dualisme y est incorporé à l’ordre constitutionnel, l’article 7 de la Constitution de 1947, élaborée sur les décombres du totalitarisme fasciste, précisant que «l’État et l’Église catholique sont, chacun dans son ordre propre, indépendants et souverains». Le principe a été réaffirmé par l’article 1 du concordat de 1984 entre le Saint-Siège et la République italienne. Sa portée est nettement indiquée par l’article 2: «est garantie à l’Église la liberté […] d’exercice public du culte». Le gouvernement italien n’en a pas moins suspendu par décret-loi les cérémonies religieuses. Le déconfinement venu, le pouvoir civil a décidé de maintenir l’interdiction, ce qui a conduit la Conférence épiscopale italienne, jusque-là très conciliante avec le président du Conseil, Giuseppe Conte, à émettre une vive protestation, le 26 avril 2020. Deux jours plus tard, lors de sa messe, le pape François a formulé une intention de prière demandant «la grâce de la prudence et de l’obéissance aux dispositions», qui a sonné comme un désaveu et un appel à se soumettre au pouvoir civil, y compris dans les matières spirituelles. La crise sanitaire agit ici à la manière d’un révélateur de mutations déjà advenues mais restées inaperçues, soit qu’on vive encore sur des catégories devenues inopérantes, soit qu’on ne conçoive même plus l’ancien dualisme qui organisait la répartition des pouvoirs entre l’Église et l’État. Cet effacement du rapport dialectique entre la puissance temporelle et la puissance religieuse – ou de ce qu’on appelle parfois la question théologico-politique – s’explique d’abord par la suspicion dans laquelle le catholicisme contemporain tient la notion même de pouvoir spirituel.

Partant d’une affirmation du romancier Michel Houellebecq – « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire » –, Ghislain Benhessa propose dans Valeurs actuelles (21 mai) une réflexion sur le monde de demain, à la croisée de Houellebecq et de Philippe Muray :

Dans la droite ligne de Philippe Muray, dont il est l’un des admirateurs, Houellebecq envisage, l’air de rien, la “nécrofestivisation” des sociétés occidentales, soit l’ « Homo festivus » au temps du Covid. Alors que l’hôpital, exsangue, multiplie les solutions de fortune pour caser les malades, qu’on apprend que l’administration détruisait le maigre stock de masques restants au moment même où le virus faisait irruption dans l’Hexagone, la grand-messe des applaudissements de 20 heures dédiés aux soignants prend l’allure d’une abstraite et mielleuse parade de réconfort. Alors que la mort toque à nos portes, le spectacle télévisuel se résume à des lucarnes exhibant des saynètes de la vie quotidienne – qui fait du violon, qui fait de la corde à sauter, qui transforme son salon en piste de danse -, gigantesque reality-show du confinement. En pleine pandémie, chacun est à soi-même « son propre spectacle », selon la formule de Rousseau. Et, alors que grossissent les statistiques journalières de morts égrenées par Jérôme Salomon, dans le rôle de l’impavide directeur des pompes funèbres, « les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’Ehpad, on les enterre aussitôt (ou on les incinère ? l’incinération est davantage dans l’esprit du temps), sans convier personne, en secret », pour reprendre les mots délicatement ironiques de Houellebecq. Que retenir de cette étrange période ? Comme prévu, l’atomisation et la festivisation du monde ne prennent pas de vacances, même en plein Covid. En lieu et place de la réforme des consciences souhaitée par d’aucuns, la tragédie du réel continue de disparaître derrière les stratégies d’évitement et les Ehpad – horrible acronyme – continueront d’accueillir toujours plus de personnes délaissées par une société exilant la cruauté de la vieillesse hors de son radar. Au final, ne subsistera que le souvenir d’une parenthèse apocalyptique, ensevelie sous les faux espoirs et la logorrhée – à l’image de la rhétorique présidentielle vantant rien de moins que des « utopies concrètes » pour remettre la culture sur pied. Tant de bruit pour évacuer la mort.

Dans La Croix hebdo (23 mai) Dominique Grenier remarque avec justesse que la tentation est aujourd’hui de tout attendre de l’État, courant ainsi le risque de transformer le peuple en une masse d’assistés. Juste remarque qui s’appuie sur le recours au principe de subsidiarité. Mais ce faisant, le rédacteur en chef de La Croix affirme que la société est antérieure à l’État alors que c’est celui-ci qui donne forme à la société (on se reportera sur ce sujet au chapitre 2 du premier livre de La Politique d’Aristote et au Commentaire qu’en donne saint Thomas d’Aquin) :

On a beaucoup dénoncé ces dernières semaines les manques, voire les défaillances, des services de l’État pour organiser efficacement la riposte à la pandémie de coronavirus. Il lui est notamment reproché d’avoir fait preuve d’imprévoyance au fil des ans, ce qui a pesé sur la prise en charge des malades du Covid (nombre de lits insuffisant dans les services de réanimation, indisponibilité de matériel pour faire les tests), mise en danger la vie des soignants (pénurie de gel hydroalcoolique et de masques). Et on attend maintenant de lui qu’il soutienne massivement les entreprises, qu’il continue d’assurer notre sécurité sanitaire alors que la vie reprend, qu’il organise le retour des enfants à l’école… Bref on attend beaucoup de lui, voire tout, dans cette phase de crise. Mais l’État ne peut pas tout ! Dans son enseignement social, l’Église catholique rappelle que l’État n’a pas d’autres prérogatives et compétences que celles qui lui sont déléguées par la société. Celle-ci a une antériorité sur l’État. C’est ce qu’exprime le fameux principe de subsidiarité, un « principe essentiel » de philosophie sociale, « qu’on ne saurait ni changer ni ébranler », selon le pape Pie XI en 1931 : « Ce serait commettre une grave injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes » (Quadragesimo anno n° 86). En d’autres termes, les personnes, les « corps intermédiaires » de toute sorte (les groupes naturels comme la famille ou les groupes créés par l’homme : associations, syndicats, entreprises…) qui constituent la société doivent prendre leurs responsabilités à leur niveau, et déléguer à l’État ce qu’ils ne peuvent prendre en charge par eux-mêmes.

S’il est important de rappeler le principe de subsidiarité, il ne faudrait pas l’isoler du reste des principes de la doctrine sociale de l’Église, et plus particulièrement de la primauté du bien commun. Le principe de subsidiarité souligne la raison d’être de la politique et de l’exercice de l’autorité sociale en même temps que la juste articulation entre communautés élémentaires et groupements plus importants. Mais il ne peut être isolé du bien commun, auquel il est ordonné : « le bien particulier, souligne saint Thomas d’Aquin, est ordonné au bien du tout comme à sa fin : comme l’imparfait au parfait » (Contra Gentiles, III, 17).

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