Nous venions tout juste d’accrocher nos rameaux aux crucifix de nos maisons, nous venions d’entendre l’Évangile de ce dimanche, celui de saint Jean, et son pressant appel : « Si ceux-là se taisent, les pierres crieront ».
Et ce lundi 15 avril, les pierres de Notre-Dame de Paris ont criĂ©, ravagĂ©es par les flammes de l’incendie qui a bouleversĂ© la France. C’est la sidĂ©ration d’abord, devant les images de la fumĂ©e qui s’élève de la charpente de cette grande dame millĂ©naire, l’impossibilitĂ© de croire que ce monument qui nous semblait Ă©ternel ne l’est pas. Mais il faut s’y rĂ©soudre, Notre-Dame brĂ»le bel et bien et le clocher s’est effondrĂ©. Il fait jour encore, mais nous savons que, ce soir, Notre-Dame ne veillera plus sur Paris qui s’endort. Aujourd’hui, nous devrons veiller Notre-Dame qui se meurt. L’incrĂ©dulitĂ© fait place Ă la tristesse, immense, Ă la colère aussi parfois et au sentiment d’impuissance. Les pompiers se battent contre les flammes, il ne nous reste que la prière, mais nous voulons comprendre aussi. La flèche de la cathĂ©drale, assaillie par le feu, n’est plus que les grands traits noirs vacillants d’une charpente prĂªte Ă cĂ©der et les coulĂ©es rouges des flammes qui ne s’arrĂªtent pas. La flèche s’écroule et offre au monde l’image dĂ©solante d’un joyau de l’art gothique parti en fumĂ©e et le symbole terrifiant d’une chrĂ©tientĂ© qui s’effondre. Le jour baisse encore, la foule est toujours plus nombreuse aux alentours et dans les Ă©glises qui ont ouvert leurs portes pour confier Ă la Vierge le sort des pierres bĂ¢ties en son honneur. Aux quatre coins du pays, des Ă©vĂªques font sonner le glas au clocher de leur cathĂ©drale et dĂ©jĂ des Ave Maria s’élèvent de l’Ile de la CitĂ©, car il y a des gens qui prient, debout ou Ă genoux, et qui espèrent… Et l’on voudrait savoir si la PrĂ©sence RĂ©elle et les saintes reliques abritĂ©es par la cathĂ©drale ont Ă©tĂ© sauvĂ©es des flammes. Oui, apprendra-t-on un peu plus tard, avec soulagement, car c’est l’essentiel. On nous dira mĂªme que c’est le chapelain de la brigade qui est entrĂ© avec quelques un de ses pompiers pour sauver le Saint-Sacrement. Oui, car il faut parfois sauver ce qui nous sauve.
L’unitĂ© dans la stupeur et la tristesse sera-t-elle plus forte que la division, le choc des impressions et des analyses dans un contexte dĂ©jĂ explosif en France ? Sur Internet, on ne sait plus bien oĂ¹ donner de la tĂªte et mĂªme si la cause du drame n’a pas encore Ă©tĂ© Ă©tablie, les Parisiens n’ont pas oubliĂ© l’incendie criminel qui a touchĂ© l’église Saint-Sulpice il y a un mois Ă peine. Et partout ailleurs, difficile de fermer les yeux sur les vols, profanations et actes de vandalisme perpĂ©trĂ©s presque quotidiennement dans les Ă©glises et les chapelles du pays.
Il ne faut que quelques minutes pour que deux visions s’affrontent et opposent, dans l’émotion, le charnel et le spirituel, comme si l’un n’était pas le fruit de l’autre, comme si l’autre n’avait pas besoin du premier pour s’incarner. Comme si, en somme, la foi catholique n’était pas justement cette incroyable capacité à tenir ensemble ce qui paraît opposé aux yeux de l’homme qui ne croit pas au ciel, à tenir ensemble le céleste et le terrestre, la foi et la raison, la vérité et la charité.
Il y a ceux qui nourrissent de cette tristesse leur combat politique et voient dans la tragĂ©die de Notre-Dame le signe de la fin d’une civilisation dans son sens le plus terrestre alors mĂªme qu’ils ne font peu de cas de la foi qui, justement, a nourri la civilisation qu’ils pleurent. Ils ont dĂ©cidĂ© avant mĂªme l’enquĂªte de police que l’incendie n’était pas accidentel, mais ils ont trouvĂ©, pour leur rĂ©pondre, les gens spirituels et au-dessus de tout cela, au-dessus mĂªme de la flèche qui n’est plus dĂ©sormais. « Ce ne sont que des pierres », « notre cathĂ©drale est intĂ©rieure », « nous pouvons reconstruire », « ce n’est qu’un symbole, ce n’est pas si grave », voilĂ qui n’est pas complètement faux, mais ne laisse aucune place Ă l’attachement lĂ©gitime au patrimoine, Ă ce qui dure et se transmet, aucune place non plus Ă l’attachement, comme croyant, aux symboles qui nourrissent la foi, depuis l’eau du baptĂªme jusqu’à l’huile de l’onction des malades. Faudrait-il ne pas Ăªtre triste, inquiet, dĂ©sireux d’en savoir plus sur l’origine de l’incendie pour Ăªtre un bon chrĂ©tien ?
Il est bientôt 23 h et le général commandant de la Brigade des Sapeurs Pompiers de Paris annonce que la structure de la cathédrale est sauvée, ainsi que les deux tours. Des flammes montent encore depuis Notre-Dame, mais l’espoir est enfin permis. Dans la nuit noire, le brasier faiblit, mais les prières ne cessent pas.
Le PrĂ©sident de la RĂ©publique est arrivĂ© sur le parvis et dĂ©clare solennellement : « Cette cathĂ©drale nous la rebĂ¢tirons tous ensembles. Je m’y engage. »
Bien sĂ»r que nous rebĂ¢tirons ! Nous rebĂ¢tirons, car c’est un morceau de la France, nous rebĂ¢tirons parce que la dame de pierre est belle, tout simplement, et qu’un homme raisonnable rĂ©pare, entretient, rebĂ¢tit et ne jette qu’en dernier recours… Nous rebĂ¢tirons, comme catholiques, parce que nos symboles sont sacrĂ©s. Dire que Notre-Dame est un symbole de la foi, c’est dire bien plus que le triangle rouge est un symbole du danger : cette cathĂ©drale a abritĂ©, depuis 8 siècles, des milliers de messes et des milliers de baptĂªmes, elle a entendu le murmure de milliers de confessions et vu s’élever tant de prières ! Notre-Dame a Ă©tĂ© consacrĂ©e pour Ăªtre la maison de Dieu, elle a abritĂ© la PrĂ©sence RĂ©elle et les reliques de la Passion alors, oui, elle est chère Ă nos yeux, pas seulement pour ses pierres, mais pour ce que ses pierres ont vu.
Le jour se lève sur l’Ile de la CitĂ©, il est tĂ´t encore et, s’il reste quelques foyers de feu rĂ©siduels dans les entrailles de la cathĂ©drale, il règne un silence post-apocalyptique. Les deux tours sont encore debout et Notre-Dame ressemble encore Ă Notre-Dame, mais tout semble fait de cendre, nos cÅ“urs de chrĂ©tiens aussi.
Oui bien sĂ»r, c’est parce que notre foi n’est pas en ces pierres qu’elle n’est pas tombĂ©e en mĂªme temps que la flèche, mais c’est parce que notre foi se vit et se transmet dans ces pierres que nous les rebĂ¢tirons.