Placé au contact direct des autorités indochinoises, Hubert Lyautey note avec malice en 1894 : «Le Phu de Cholon ouvre une boite et en sort une série de joujoux qu’il rapporte de Paris à la famille, toute la camelote à dix sous des boutiques du nouvel an – des kaléidoscopes, des perroquets qui font de la gymnastique –, et le Phu solennel, avec sa rosette de commandeur sous sa barbiche, fait jouer les ressorts, tire les ficelles, tourne les toupies, rayonnant ; et les vingt têtes de vingt magots, illuminées tirent la langue en mesure, glapissent des rires» [Hubert Lyautey, Lettres du Tonkin et de Madagascar (1894-1899), Armand Colin, 1946, p. 51]. Après quelques mois seulement de séjour en Extrême-Orient, tous les sens du commandant Lyautey semblent en éveil. Il était pourtant arrivé à Hanoï dans un état de dépression inimaginable. Que s’est il donc passé ? Les Lettres du Tonkin et de Madagascar nous en donnent l’explication. L’officier est passé de la mort à la vie grâce à un petit cercle de catalyseurs. Lui qui tournait dans sa mortelle roue d’écureuil, le voici désormais en mesure de laisser une traînée de vie derrière lui. Ses deux ans au Tonkin, se présentent donc avant tout comme une expérience intérieure, dans laquelle il puisera l’énergie créatrice pour accomplir l’œuvre dont il entrevoit déjà les contours.
L’aspiration à la vie se cristallise dans un émerveillement pour l’armée anglaise.
Face aux multiples imperfections de l’armée française, Hubert Lyautey, qui n’aspire qu’à l’action dans de vastes espaces libres, exalte le modèle britannique. L’armée anglaise cristallise ainsi son aspiration au libre mouvement. Au cours des escales qui ponctuent sa navigation vers l’Indochine, Lyautey a le loisir d’admirer une garnison anglaise et de s’en entretenir avec les autorités du bord. Il écrit : « Je cause avec le commandant de l’impression que m’a laissée ce matin la vue de ces quartiers anglais fournissant à l’homme dans ce désert la vie complète : jeux, air, satisfaction des instincts sociables, toute ma marotte. Il renchérit et me cite ce fait. A l’un de ses voyages, il était en canal de Suez. A coté de lui se gare un bateau de guerre anglais ; il était quatre heures. Le capitaine décide de rester là jusqu’au matin ; en un clin d’œil les hommes sont à terre, les tennis tracés, une paume organisée : et voilà tout un équipage qui jusqu’à la nuit reprend du ressort, de la gaieté, de la bonne hygiène ». Ce qui le fascine est l’adaptabilité anglaise aux réalités changeantes : « en face, se dresse l’admirable organisation anglaise, large, souple, suivie, menée du haut en bas de l’échelle par des gentlemen, ou des gens vivant, agissant en gentlemen, quelle que soit leur origine, d’une mortalité humaine finalement peut être inférieure à la nôtre, mais expéditifs, corrects, soucieux de leur prestige, soucieux des dehors et par-dessus tout, ayant l’unité de doctrine, de méthode et de but, dirigés par un moteur permanent et régulier. Ils ont un personnel et nous n’en avons pas. Il y a chez eux une école, une doctrine, une méthode coloniale, basées sur l’expérience, d’où sont dérivés les principes essentiellement souples et élastiques dans l’application, laissant à chacun le soin des détails, la large initiative, la latitude de varier les formes à l’infini ». Son anglophilie se développe au contact de britanniques à bord de son navire : « Mon professeur d’anglais, miss Brook, qui va rejoindre son oncle le Rajah de Sarawak, me raconte les débuts du grand oncle. En somme, qu’était-ce ? Un aventurier anglais, de modeste condition, qui a été faire le forban en Bornéo. A peine dans la place, et sa royauté admise par les indigènes, le pavillon anglais est apparu pour le protéger, le couvrir sachant bien que ce serait en fin de compte, à la communauté que servirait l’entreprise individuelle. Quand, chez nous le négociant Dupuis, a conquis à lui tout seul le Tonkin avec quelques employés, il a été lâché, désavoué, presque poursuivi comme un malfaiteur par la Marine, la Guerre, les bureaux, le quai d’Orsay ; cette homme sans galons, sans mandat, cet aventurier ! Horreur ! Scandale » [Hubert Lyautey, op. cit., p. 48]. A l’Angleterre vivante s’opposerait une France bien malade. Toutefois, les multiples rencontres faites à bord lui montrent que tout peut changer : « Sur ce grand chemin de mer, on ne se heurte qu’à des initiatives, qu’à des volontés que notre servage stupéfie et qui s’étonnent dès qu’elles trouvent en l’un de nous quelque force, de la lui voir user à faire la manœuvre anonyme de bureau au lieu de chercher sa propre fortune » [Ibid., p. 40]. Lyautey sent donc intuitivement que le cours des choses peut être inversé. Mais il ignore qu’il est prêt du but.
La résurrection de Lyautey naît d’une rencontre avec Gallieni
C’est bien une rencontre qui permet à Hubert Lyautey d’opérer sa propre résurrection. Il arrive à Lang-Son le 7 février 1895 à cinq heures. La date mérite d’être retenue, puisque, près de quarante années après, il dit encore que ce jour-là fut la base de sa nouvelle vie. Gallieni lui donna ce même soir sa première leçon de choses, et ce fut enfin la révélation tant attendue : Je pense, m’a t’il dit à dîner, que, frais émoulu des états-majors métropolitains, vous avez apporté avec vous tout ce qu’il y a de plus «dernier cri» comme documents pour votre rôle de chef d’état-major ? – Certes, mon colonel – Vous me montrerez tout cela après dîner ; cela m’intéressera. Et en effet, rentré dans mon bureau, je sortis de ma cantine le récent Service en campagne, la dernière édition de l’Agenda d’état-major, le dernier cours de Tactique générale de l’Ecole de guerre. C’est très bien tout cela, donnez le moi. Et sans dire un mot, il alla chercher un grand papier gris, y enveloppa soigneusement les trois bouquins, entoura le paquet d’une ficelle, le cacheta et conclut : Je vais renvoyer tout cela à Hanoï ; je ne veux pas que vous ayez la tentation d’y jeter les yeux pendant que vous serez avec moi ; ces bréviaires ne feraient ici que nous embrouiller, et c’est sur place, en maniant les hommes et les choses que vous apprendrez votre métier. [Charles Bugnet, Le Maréchal Lyautey, Mame, 1935, p. 65] Tout se passe donc comme si Gallieni renvoyait à Hanoï l’homme mort qui sommeille encore en Lyautey. La transformation est alors fulgurante. Lyautey écrit que son nouveau chef l’a « bigrement empoigné comme seigneur lucide, précis et large » [Hubert Lyautey, op. cit., p. 83]. Les leçons de choses se poursuivent autant appréciées les unes que les autres. Lyautey écrit « ce dont, en dehors des résultats pratiques, je jouis en dilettante, c’est de constater ce magnifique spécimen d’homme complet, de voir réalisé ce type de chef absolu, soldat et administrateur, rustique et cérébral, de toucher à un homme qui pour avoir un habit catégorisé, ne se croit pas forcément parqué dans le Règlement et développe à travers la vie, sans entraves, son entière personnalité ».
Les critiques émises à l’encontre de Gallieni par Hanoï renforcent son aura auprès de Lyautey qui déclare : « Pour les colonels du modèle habituel, c’est un fumiste et un agité ; les corrects bureaux de l’état-major d’Hanoï se voilent la face chaque fois qu’il saute à pieds joints par-dessus le filet des circulaires, chaque fois qu’il s’étonne au bout d’un mois de n’avoir pas de réponse à une question qui peut se résoudre d’un coup de télégraphe. On lui répond que la question est à l’étude. J’ai même du parfois rédiger cette formule ; lui s’en tord, et quand la question lui revient étudiée, il y a beau temps qu’il la résolue. Enfin, ici même, à côté des officiers enthousiastes, passionnés, qui le bénissent d’avoir rempli leur vie, donné un aliment à leur activité, une fonction à leurs organes, un objectif à leurs facultés, de les avoir sortis, en décuplant leur rôle de la dépression morbide de la lourde vie des postes, il y a les indignés qui déclarent que, si on leur a appris à commander l’exercice, ce n’est pas pour être maires, architectes, ingénieurs. A côté de ceux qui donnent à plein collier, il y a tous les caporaux, dont le cœur clame “il nous embête !” Il le sait, il s’en moque » [Charles Bugnet, op. cit., p. 67]. Lyautey finit par devenir le confident de son chef qui lui déclare : « voyez-vous, je vous dis cela, mais je me garde bien de leur dire à Hanoï ; je les épouvanterais, et l’on m’arrêterait net. Le Fonctionnaire français, général ou préfet, ne craint qu’une chose : les idées générales et les vues à longue portée. Je leur sers donc des plats pour leur estomac ; je leur rapetisse tout ce que je fais ; j’avance en cachette, en louvoyant, en atténuant toujours la portée des choses, en donnant comme mesures de simple police, de détail de rectification de commune, nos actes les plus osés et en somme les plus révolutionnaires, et ça passe » [Ibid. p. 68].
Habile administrateur, Gallieni est également un excellent chef militaire. Lyautey écrit : « Les colonnes faisaient leur marche d’approche ; le colonel, après leur avoir fixé les directions, s’était installé sur un mamelon d’où il pouvait suivre l’ensemble du mouvement. Il s’assied sur un petit pliant de chasse, tire de sa poche un roman anglais et se met à lire. Moi, je fouillais l’horizon à la lorgnette, suivant la marche des troupes et faisant tout haut des observations sur la lenteur du mouvement, sur ce qui me paraissait un flottement ou une erreur de direction. Mais tâchez donc de rester tranquille ! Me dit-il. Avez vous un livre anglais ? – Non. – Avez-vous un album de poche ? – Oui. – Alors prenez-le et croquez-moi l’ensemble de la position. Ce sera un document très intéressant, et, pendant ce temps-là, vous ne penserez pas à autre chose. Les colonnes sont une marche, il y a en a pour deux heures avant qu’elles atteignent les emplacements qui leur sont assignés. Jusque là je ne veux pas lever le nez de mon livre et vous de votre album. Leurs chefs ont compris, et si, par hasard, ils n’ont pas compris, il n’y a plus rien à leur dire. Mais surtout ne vous avisez pas de leur envoyer, pendant leur mouvement, des agents de correspondance qui iront tout embrouiller et qui d’ailleurs ne les rejoindront pas. Ce ne serait que de l’agitation inutile. Pas de tracasserie ; faites votre croquis et laissez moi lire mon bouquin » [Ibid., p. 77]. Lyautey enchanté écrit : « C’est la joie de vivre avec cet homme. Conquérant, explorateur, chef de guerre par excellence, il est l’antipode du caporal, je dirai presque du militaire dans la conception officielle et routinière de ce mot en France. La forme, le rapport, les clichés, les hiérarchies même n’existent pas pour lui. Le résultat c’est son but unique, et comme conséquence, l’infinie souplesse des moyens et le libre emploi des instruments ; pour un rien, il mettrait ingénument un colonel sous les ordres d’un capitaine, plus malin. Et il est breveté ! Ce que du reste il s’en f…Moi, je l’adore tel qu’il est, ce contempteur des conventions, ce haïsseur de toute la bureaucratie galonnée » [Hubert Lyautey, op. cit. p. 190]. Il a en réalité bien conscience que Gallieni représente une exception trop rare pour être négligée [Ibid., p. 391].
Détecter les morts et reconstituer un tissu humain vivant
Hubert Lyautey a pris depuis longtemps l’habitude de détecter rapidement les officiers sur lesquels il pourra s’appuyer. Il écrit par exemple : « Le commandant d’artillerie m’a bien accueilli, mais ne m’est d’aucune ressource ; il est militaire et hobereau ; c’est le “régulier”, que les incorrections indignent et qui a traversé vingt années de colonies, exact dans son bureau, formel dans son service comme à un bureau de France, ferré sur les statistiques nécessaires, mais sans curiosité, sans informations sur de l’à côté, sans indulgence pour ce qui s’écarte du gabarit de la “société de Lorient”» [Charles Bugnet, op. cit., p. 53]. Il met à l’inverse toute son énergie à constituer un petit cercle au sein de la petite minorité capable de communiquer la vie. Dès qu’il entre en contact avec Jean-Marie de Lanessan, médecin de marine devenu gouverneur général de l’Indochine, l’émerveillement est immédiat : « Pour la première fois, je rencontrais un haut fonctionnaire français dégagé des formules, désempêtré des règlements, abordable, voyant tout de large et de haut, ne vivant pas au jour le jour, mais concevant un œuvre, s’y accrochant et la menant large. » [Hubert Lyautey, op. cit., p. 103] (…) « M. de Lanessan avait la plupart des qualités qui conviennent à ce pays-ci. Très souple, prodigieusement intelligent, il était plus capable que n’importe qui de tirer parti de ses erreurs et de n’y pas retomber. Administrateur souvent fantaisiste, je vous l’accorde, il avait les qualités essentielles ; c’était vraiment un Gouverneur. Une autorité naturelle qui imposait l’exécution immédiate, volontaire, tenace ; d’une activité que je n’ai jamais rencontrée ; il avait le don de communiquer la vie (…) des solutions toutes prêtes pour toutes les difficultés, des résolutions immédiates devant les obstacles et les chinoiseries règlementaires et Dieu sait si on lui en jetait dans les jambes ! Et tout cela, il le communiquait à tous ceux qui l’approchaient et qu’il employait (…) et partout le mot qu’il fallait, et laissant derrière lui une traînée de vie communiquée, d’activité, de confiance, de sécurité dont je voudrais vous faire entendre les échos chez tous ces officiers agents de toute sorte, qui après des années de trimage obscur se sentaient enfin reconnus, récompensés et assurés du lendemain (…) C’est un Monsieur, justement parce qu’il n’est pas préfet » [Ibid., p. 99].
Après sa rencontre avec Jean-Marie de Lanessan, Hubert Lyautey est hanté par une idée, s’entourer d’autres communicateurs de vie. En effet, la transmission de la joie de l’action efface toutes les amertumes des stagnantes garnisons de banlieue [Ibid., p. 141]. Fixant ses instructions pour l’éradication de la piraterie, il écrit : « derrière cette œuvre de protection à la frontière, se mettre dès demain au travail de fourmis de la reconstitution de la zone reprise à la piraterie par la division du travail, en la sectionnant en secteurs commandés chacun par un capitaine entreprenant, d’initiative et souple, rouvrir les routes, les marchés, rappeler les villages, en un mot, recréer la vie » [Ibid., p. 334]. Il déclare à propos de l’un de ses subordonnés : « ce qui me fait tant gober Vallière, c’est que, sans aucun préjudice de ses belles qualités de Chef militaire, c’est un créateur, un communicateur de vie » [Ibid., p. 335]. Hubert Lyautey lui-même a compris quelle était sa vocation de chef : « J’ai trop bien senti que je laissais une traînée de vie et d’activité, j’ai trop bien senti que là où j’avais passé, il y en avait pour des semaines de coup de fouet » [Ibid., p. 383]. Les obstacles se dresseront néanmoins sur son passage.
L’obstacle de l’administration coloniale stérilisatrice
Si l’administration coloniale lui semble peu efficace, Lyautey est loin d’en rejeter la faute sur les hiérarques locaux. Il sait que Paris est rarement à la hauteur des enjeux d’Extrême-Orient. Evoquant M. de Vogüé, il écrit : « Pourquoi ne sont-ce pas de tels hommes qui nous gouvernent et non les farceurs qui ont en ce moment les divers ministères ? » [Hubert Lyautey, op. cit., p. 234]. À Hanoï, l’administration se heurte à des contre-pouvoirs que Lyautey n’ose nommer : « Au recul, on se rend mieux compte encore de la pestilence de l’atmosphère actuelle d’Hanoï où, soutenues par de très hautes influences occultes, sont déchaînées contre le Gouverneur et ce qui l’entoure, les plus basses, les plus féroces rancunes » [Ibid., p. 396]. Pourtant, l’administration coloniale a sa part de responsabilité. C’est en tout cas l’avis des colons : «On cause Cochinchine et Tonkin, riz, poivre et charbon – et ça finit toujours par la même conclusion, que celui qui me parle soit l’ingénieur, le commerçant, le planteur, l’entrepreneur : ni les bonnes volontés individuelles, ni le capitaux mêmes ne manquent en France – tout se brise contre la mauvaise volonté administrative, le formalisme, l’hostilité des bureaux, le manque absolu de souplesse de notre machine. Et, comme il n’y a pas un de ces griefs qui ne s’applique exactement à la partie que je connais, l’armée, je n’ai pas un motif pour suspecter le bien-fondé des leurs ». Les précieuses volontés individuelles semblent neutralisées par l’instabilité, l’incompétence, le formalisme de ceux qui gouvernent. « Cent ans de Napoléonisme ont brisé chez nous le ressort de l’initiative : personne n’ose » [Ibid., p. 269]. Nulle surprise dans ces circonstances à ce que l’éducation donnée par la France au jeune Empereur d’Annam, Than-Taï ait été désastreuse : « Than-Taï avait 11 ans. Il était à notre merci, malléable à volonté (…) qu’avons nous fait ? Pendant deux ans, nous avons placé auprès de lui, au Palais, un commis subalterne, sous prétexte de lui apprendre le Français. Et puis c’est tout. On lui a donné des joujoux, tantôt la Grand-Croix de la Légion d’Honneur, tantôt des polichinelles à musique » [Ibid., p. 420]. L’administration coloniale, qui bride donc partout l’initiative est incapable d’une véritable ligne directrice. L’administration militaire ne vaut guère mieux.
L’obstacle de la stérilisation militaire
Conditionné par la bureaucratie militaire, Hubert Lyautey arrive avec quelque appréhension en Indochine : « Je viens de sortir mes tenues, je redeviens colis. Demain recommencera la vie impersonnelle ; je serai renvoyé d’un bureau à l’autre pour cinquante visas contradictoires par des gens rogues et étonnés qu’on ne tombe pas en admiration devant leurs chinoiseries. Je retrouverai le formalisme triomphant. Des généraux, des colonels, sans compter les gouverneurs civils, laisseront tomber des paroles condescendantes, et il faudra rentrer dans un étui hermétique toute vibration, toute initiative, toute idée, toute personnalité si minime qu’elle soit » [Ibid., p. 57]. Sur les plateaux du Tonkin, il se sent loin de la momification de notre armée désœuvrée, routinière et ligotée [Ibid., p. 13]. Aussi appréhende t’il de revenir à Hanoï : « Le Monsieur solennel qui est dans son bureau à Hanoï, qui ne voit pas les difficultés du moment et surtout les moyens de les surmonter, ne peut pas diriger utilement les actions de ceux qui sont en place, qui peuvent seuls apprécier ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Peu à peu, les idées dévient ; on perd de vue l’objet principal. Vous le voyez : vous parlez colonisation, on vous répond : vérification de mandats, règlements. Vous dites : Bugeaud, Lanessan, Cecil Rhodes, on vous répond : Directeur du Contrôle. Et cela, non seulement aux colonies, mais en France, partout, dans l’armée surtout » [Ibid., p. 233]. Pour Lyautey, l’obstacle en général, se trouve dans le commandement supérieur, le plus souvent formaliste et timoré, et à un moindre degré, dans les bureaux ennemis [Ibid., p. 237]. Aussi cherche t’il les véritables chefs. Pourtant, ils sont si rares, les galonnés qui consentent à n’être pas adjudants-majors [Ibid., p. 335].
Les morts ne l’emportent pas toujours sur les vivants
L’intérêt le plus grand des Lettres du Tonkin et de Madagascar est peut être qu’elles illustrent les luttes entre les vivants et les morts. Parfois, c’est l’administration coloniale qui l’emporte sur le bon sens : « Un de mes colonels me raconte qu’étant chef de cercle et employant une quantité d’indigènes aux fortifications d’une ville que je ne nomme pas, il avait imaginé pour nous les attacher et nous les assurer, le travail fait, de leur concéder les terres avoisinantes, terres que pendant le siège, les anciens possesseurs avaient abandonnées pour aller en Chine, donc absolument libres et indéterminées. Il n’y avait qu’à parcourir le terrain avec les intéressés en leur traçant à chacun sa concession. L’idée portée en haut lieu fut trouvée excellente et l’on répondit que la chose serait approuvée dès que chaque intéressé aurait produit un extrait de plan parcellaire et je ne sais quel document, conformément aux sacro-saints règlements administratifs de l’assiette de la propriété en France. Les intéressés courent encore, et courent si bien qu’ils ont formé le plus clair des bandes qui, quelques mois plus tard, tiraient sur le général Borgnis-Desbordes » [Ibid., p. 62]. Parfois à l’inverse, la stérilisation administrative est mise en échec par une forte personnalité : « depuis deux ans, le colonel Gallieni a pris l’habitude de traiter directement avec le maréchal Sou les questions de frontière. Conflits d’abornement, bandes pirates signalées en Chine, complicités de mandarins, convois d’armes et de munitions à destination de Luong-Tam-Ky, sitôt un nuage de ce genre à l’horizon, rendez vous était pris à la frontière et en un tour de main, l’affaire était réglée et les mesures prises de concert. Le maréchal Sou étant le chef effectif de toute cette frontière du Kouang-Si, rien ne traînait. Mais notre consul intérimaire de Long-Tchéou et le Tao-Taï dudit lieu étaient prodigieusement agacés de cette “intrusion” dans leurs attributions. Ce sont gens corrects de tous les mandarinats de France et de Chine réunies, et le plus mandarin n’est pas celui qu’on pense. Le consul s’est donc plaint à notre ambassadeur à Pékin, celui-ci au quai d’Orsay, celui-ci au gouverneur ; la conclusion de toute cette littérature, c’est que désormais, lorsque surgira le moindre petit incident exigeant une prévention ou une répression immédiate et énergique, le Colonel commandant la frontière (Galliéni) devra saisir le Général, qui saisira notre ambassadeur à Pékin, qui en réfèrera au quai d’Orsay, lequel à son tour prescrira à notre ambassadeur, lequel se fera documenter par le consul aux fins d’enquête, avec la même filière du côté des autorités chinoises. Ca durera trois ans. Gallieni, qui a la charge et la responsabilité de sa frontière et n’aime pas perdre son temps en discussions inutiles, c’est mouché avec ces papiers, après en avoir correctement accusé réception, et n’en tranchera ni plus ni moins avec Sou » [Ibid., p. 214].
Après deux ans de séjour en Indochine, et des contacts finalement assez courts avec de hautes personnalités créatrices, Lyautey est donc sorti de la cage d’écureuil pour n’y plus jamais retourner. Ceci n’aurait été possible sans un travail acharné et des appuis ponctuels à très haut niveau. Lyautey est bien conscient que les meurtrières administrations sont là qui veillent, prêtes à couper court à tout essor, toute spontanéité [Ibid., p. 101]. En attendant, le chef peut avancer pourvu qu’il masque en partie son jeu. Les singes peuvent se moquer du maître, son sourire leur restera impénétrable. « Au fond de sa niche, derrière les cierges peints, sous ses parasols de fleurs artificielles, l’énorme Bouddha doré sourit béatement à la foule des magots qui circule » [Ibid., p. 65].
Thomas Flichy de La Neuville est professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux, à l’Ecole Navale puis à l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr. Il est spécialiste de la diplomatie au XVIIIe siècle et auteur de plusieurs ouvrages de géopolitique.