Découvrir Bossuet, majestueux, simple, objectif

Publié le 26 Avr 2017
Découvrir Bossuet, majestueux, simple, objectif L'Homme Nouveau

Renaud Silly, dominicain et chercheur à l’École archéologique et biblique de Jérusalem, a établi, présenté et préfacé le volume que les éditions Robert Laffont ont consacré à Bossuet dans la collection « Bouquins ». Il dévoile un Bossuet spirituel, fruits de la maturité, écho de la fidélité de l’évêque de Meaux au Dieu de sa vie qui l’inspire jusque dans son génie oratoire si magnifiquement français et si propice à l’édification de ses lecteurs.

Bossuet (1627-1704) est connu pour l’élégance de son style, pour son art oratoire, pour son influence sur son siècle, par sa lutte contre Fénelon. Vous nous le montrez dans cette édition d’œuvres choisies comme un grand spirituel, davantage tourné vers les Béatitudes que vers un stoïcisme, même chrétien. S’est-on trompé sur Bossuet ?

Père Renaud Silly, op : Il est difficile de faire justice à un génie si varié sans le trahir ! En Bossuet revit l’esprit des anciens âges, lorsque les Pères réunirent des conciles, s’opposèrent aux hérétiques, approfondirent la science sacrée. Il a excellé dans la direction des âmes, la théologie, la controverse, la science, le dialogue avec les beaux esprits de son temps. Il se serait étonné qu’on se souvienne de lui pour sa langue, et pourtant il est le prince des écrivains français. Dans ce volume, on a voulu dévoiler un peu le mystère que cache une réussite si éclatante. La solution se trouve dans le Bossuet spirituel. Ces œuvres illustrent l’intériorité foisonnante qui transparaît dans le portrait de 1693 : effarant de majesté, mais aussi calme et doux.

On s’attendait à trouver dans un tel volume, par exemple, La Politique tirée de l’Écriture sainte, mais c’est un ensemble de traités et même de poésies que vous proposez. Selon quels critères avez-vous réalisé cette édition ?

Les Élévations sur les mystères et les Méditations sur l’Évangile étaient indisponibles en édition grand public depuis des décennies. Ce sont pourtant les œuvres les plus abouties de Bossuet, sorties sans effort de sa plume. Il les portait en lui depuis le jour où, à 15 ans, il découvrit la Bible et en fit la compagne de sa vie. En dépit de ses mérites, la Politique nous fait peut-être un peu moins toucher du doigt l’éternité.

Pourquoi n’avoir retenu de l’évêque de Meaux que les œuvres « de la fin de carrière de Bossuet » ?

On cueille en automne les fruits les plus doux, ceux qui mûrissent dans une lumière paisible et dorée. Ces œuvres couronnent toute une vie de labeur et de prière. Bossuet n’a plus besoin de stupéfier par la créativité stylistique qui distingue son œuvre oratoire. La Sagesse l’a instruit d’un art bien plus rare : celui d’émouvoir le cœur, de persuader sans circonvenir, de contrarier sans décourager, de plaire sans corrompre. La familiarité avec Dieu acquise par un labeur acharné lui est devenue si connaturelle qu’il brosse des chefs-d’œuvre qui « ne lui coûtent rien », selon son propre aveu. Il fallait donc rectifier le portrait du dernier Bossuet dressé par Paul Hazard, certes admirable, mais inquiet, s’épuisant dans des combats perdus d’avance. C’est peut-être la conséquence des bouleversements révolutionnaires, mais on s’est accoutumé en France à regarder les conservateurs comme des survivances du passé ; dans le meilleur des cas, on admire leur constance à se raidir devant la souffrance causée par le temps qui les fuit. Cela ne correspond pas au dernier Bossuet, qui aurait pu dire avec Ben Sira « Même si la fleur s’étiole à la maturation, les raisins réjouissent le cœur » ; la fleur qui figure ici la jeunesse est belle, mais le fruit est encore meilleur. Bossuet regardant sa vie d’un seul coup d’œil pouvait dire « j’ai mené le bon combat, j’ai gardé la foi ». La joie de ceux qui peuvent en toute humilité se retourner sur leur vie et y puiser la matière de leur action de grâce, c’est la béatitude des cœurs purs. Le Christ leur a promis qu’ils verraient Dieu. Bossuet nous a transmis quelques-uns des coups d’œil qu’il a jetés, pour notre plus grande joie et édification.

Comment faire la part chez Bossuet de ce qui relève de l’art oratoire et de sa capacité à capter l’attention de son auditoire dans une expression achevée de sa pensée et singulièrement de sa théologie ?

Bossuet avait le style qui correspondait à sa théologie. Fait trop souvent négligé : le miracle stylistique de Bossuet tient à son imprégnation par l’Écriture. C’est ce qui lui donne de s’élever sans grandiloquence et de s’abaisser sans pusillanimité. Dieu seul parle bien de Dieu. Pas de majesté plus éclatante que celle du Cantique de Moïse (Exode 15), ni d’abjection plus profonde que celle du Serviteur souffrant (Isaïe 53). Le style de Bossuet fait beaucoup mieux que nous charmer, il nous reconstruit parce qu’il prolonge le mode même que Dieu a choisi pour s’adresser à nous : majestueux, simple et objectif. C’est le génie littéraire de l’Esprit Saint, pas celui des hommes qui préfèrent la solennité ou le prosaïsme.

Peut-on parler d’une spiritualité propre à Bossuet et, dans ce cas, comment la caractériser ?

Bien sûr qu’il y a une spiritualité de Bossuet, roborative, énergique, sans aucune place pour la complaisance. Avec la devotio moderna, la « mystique » devient non plus un discours sur Dieu mais sur l’âme se connaissant en train d’aimer Dieu. Bossuet est aux antipodes des mystiques qui se regardent eux-mêmes – c’est la raison principale de son combat contre le quiétisme, qui est pour lui une quête d’autarcie spirituelle dissimulée sous des dehors altruistes. Les Élévations commencent par une prière splendide à la Sainte Trinité. Les Méditations suivent en fait le plan de la liturgie de la messe. Ses réflexions reprennent les diverses méthodes de la lectio biblique : la paraphrase, la glose, le commentaire et même des formes qui rappellent le targum ou le midrash. Fondée dans la révélation par Dieu de son propre mystère, c’est une spiritualité joyeuse, qui dissipe les doutes. Edith Stein avant sa conversion avait refermé les œuvres de Thérèse d’Avila en disant « voilà la vérité ». On fait la même expérience avec Bossuet. Il nous permet de comprendre le mystère de Dieu non par une simple opération de l’intellect, mais par l’illumination intérieure du Verbe de vérité, envoyé par le Père, dont la connaissance nous le fait aimer avec plus d’ardeur. La spiritualité de Bossuet tient dans la parole du Christ : « la vie éternelle, c’est de te connaître, toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ ».

Doit-on se méfier de lui et de ses écrits en raison de ses positions gallicanes, bien que certains aient pensé que s’il n’avait pas été le rédacteur des Quatre articles de 1682 il eut pu être élevé sur les autels ?

Cette question fait l’objet d’un lourd malentendu. Il existait sous l’Ancien Régime un gallicanisme politique, celui de certains Messieurs du Parlement. Il aurait peut-être défendu la suprématie de l’État en matière religieuse si les rois ne l’avaient arrêté dans sa course. Il a triomphé pour un temps avec la Constitution civile du clergé. Le gallicanisme de Bossuet en revanche est religieux. Il ne tire pas sa source de la philosophie politique ou juridique, mais de l’histoire ; c’est une façon de penser la place de l’Église de France dans l’universalité catholique. Sans défendre la Déclaration des Quatre articles, rappelons qu’elle n’a pas été condamnée et ne pouvait l’être au stade où se trouvait la théologie catholique en 1682. L’assimilant à une nouveauté, Bossuet ne croyait pas à l’infaillibilité personnelle des papes. En revanche, il croyait ardemment à l’indéfectibilité de l’Église romaine dans la foi, selon les promesses de Lc 22, 32 et Mt 16, 18. Je ne connais pas de plus bel éloge du Siège de Pierre et de la place que Dieu a voulue pour lui que le Sermon sur l’unité de l’Église de 1681. Être gallican pour Bossuet, c’est la manière française d’être catholique, apostolique et romain, de même que Dante s’est montré bon Européen en illustrant le génie italien. On ne rend pas service à la papauté en revendiquant pour elle on ne sait quelle supériorité temporelle sur les princes ou en décalquant dans le gouvernement de l’Église le modèle absolutiste.

Dans cet ensemble de textes, on imagine qu’il y en a un ou quelques-uns qui ont votre préférence ?

Les Méditations sur l’Évangile, en particulier les journées sur ce que « le Seigneur fit au Cénacle ». Je ne connais pas de plus adéquate réflexion sur la messe et sur le discours des adieux, qu’un ancien usage dominicain fait lire dans la nuit du Jeudi au Vendredi saint. Elle comble le prêtre que j’essaie d’être. À quel niveau d’intelligence du mystère eucharistique se situe le vieil évêque écrivant ces pages ! C’est à la fois vertigineux et réconfortant de savoir que nous marchons sur les traces si sûres de ces gens-là.

Elevations
Ce riche volume (1 676 pages !) contient également un Dictionnaire raisonné. Quel est le principe qui vous a guidé dans la réalisation de ce dictionnaire ?

Il concerne surtout les sources intellectuelles de Bossuet et les querelles théologiques auxquelles il a pris part. Il est trop facile de le peindre en persécuteur de Fénelon, de Richard Simon ou de Jeanne Guyon. On a souhaité montrer dans ce lexique que Bossuet n’avait pas mené des combats d’arrière-garde. Certes il luttait à contre-courant, mais il pressentait les ferments de nihilisme enfermés dans l’oraison de quiétude de Jeanne Guyon ou dans le positivisme exégétique de Richard Simon. L’évènement lui a d’ailleurs donné raison. Déconstruction de la révélation et religion sentimentale font en effet très bon ménage, comme en témoignent par exemple Renan ou Loisy. Ce processus s’esquissait à peine à l’époque, nous-mêmes en goûtons les fruits amers. Ce Bossuet doctrinal était un prophète.

Dans ce Dictionnaire, vous décrivez, dans la notice consacrée à saint Thomas d’Aquin, Bossuet comme une « personnalité théologique d’un augustinien parfaitement à l’aise chez l’Aquinate ». En sens inverse, qu’est-ce qui a conduit le dominicain et le bibliste que vous êtes à travailler ainsi sur ce théologien du XVIIe siècle ?

Sans Bossuet, nous n’aurions qu’une vague idée que ce que c’est qu’être Français. Il a défini le niveau chrétien de notre génie national. Il a fait pénétrer la rhétorique divine dans la langue du peuple. Quand il traduit la Vulgate, le français devient une langue biblique. Voyez par exemple : « Je mettrai en fuite les chariots d’Ephraïm attelés à quatre chevaux et les fiers coursiers de Jérusalem. Et tous les arcs tendus pour le combat seront rompus ; et il annoncera la paix aux Gentils. Et sa puissance s’étendra d’une mer à l’autre, et depuis les fleuves sur lesquels il prêchera, où il donnera le nouveau baptême, jusqu’aux extrémités de la terre. Et vous Sauveur victorieux, vous avez avec le sang de votre alliance tiré vos prisonniers du lac où il n’y a point d’eau ». Ce tissu coordonné de réminiscences bibliques enveloppe l’entrée du Christ à Jérusalem au jour des Rameaux. C’est un cortège triomphal, dont la victoire va se sceller dans le sang du vainqueur. Quel paradoxe ! Il n’y a qu’en puisant dans la Bible qu’on puisse l’exprimer avec justesse. De cette combinaison des textes scripturaires procède le style « en voûte » qui fascinait Paul Valéry : il s’élève à des hauteurs vertigineuses, se soutient on ne sait comment, et redescend par degrés dans une parfaite sécurité. Ce que Valéry regarde comme un prodige n’est autre que l’habitation du Verbe en Bossuet. Le miracle vient de l’Esprit qui inspire les prophètes, non de Bossuet !

Que peut apporter aujourd’hui Bossuet à l’homme du XXIe siècle et singulièrement aux catholiques d’une Église qui a beaucoup changé par rapport à celle de son époque ?

Les catholiques d’aujourd’hui ont tout à recevoir de Bossuet : l’acharnement dans l’étude ; le sens de la grandeur de la France ; l’importance de la transmission ; la primauté de l’intelligence et de la vérité dans la mission de l’Église ; le ressourcement dans l’Écriture sainte, les Pères et saint Thomas ; la bienveillance pour les chercheurs de Dieu dans le monde qui les entoure ; l’exigence de beauté ; le goût de la profondeur historique ; le rejet de la complaisance envers soi-même. Tout le reste n’est que sociologie et conditionnements transitoires.

Bossuet, Élévations sur les mystères, Méditations et autres textes, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1676 p., 35 €.

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