> Tribune libre de Louis-Joseph Maynié, expert des sujets « force morales des militaires » et « esprit de défense de la société »
Il en va des concepts comme des êtres aimés. On ne les cite jamais autant que lorsqu’ils ont disparu, en invoquant leurs gloires passées. Brisant la douce torpeur des dividendes de la paix, la guerre en Ukraine a ressuscité dans la parole publique la notion de force morale, qui avait connu un emploi sommital durant la Grande Guerre.
Le conflit en Ukraine rappelle que la guerre est un « fait social total », selon la formule de Marcel Mauss. La résistance d’un pays en guerre n’est pas le seul fait des militaires, mais de la société tout entière. Mais alors que le Poilu reste l’incarnation de l’Esprit de Défense français, la réalité d’un tel concept au sein d’une France archipellisée et déchristianisée n’est pas sans poser moultes questions, dont la plus fondamentale : pourquoi serions-nous prêts à mourir ? (1)
Question tombée comme un couperet, après que l’invasion du pays par un virus a fait sonner le tocsin dans les cathédrales cathodiques : Nous sommes en guerre. Menée contre un ennemi dénué de volonté propre, cette drôle de guerre a révélé à quels sacrifices les âmes matérialistes sont prêtes : Je sauve des vies, je reste chez moi, slogan qui, a priori, n’aurait pas rempli les tranchées à Verdun…

« Nous sommes en guerre », affirmait le Président de
la République en 2020 lors de l’épidémie de Covid-19.
Question à laquelle répond l’acmé d’amour christique : donner sa vie pour ceux que l’on aime. Cependant, si le soldat « risque sa vie pour des fautes qui ne sont pas les siennes » (Saint-Exupéry), il détient aussi le pouvoir exorbitant de donner la mort.
C’est pourquoi « La guerre exaltera toujours en l’homme ce qui, en lui relève de l’ange – ses ressorts les plus nobles, le courage, le mépris de la mort – et ce qui relève de la bête – ses instincts bestiaux, la peur, la lâcheté. C’est un combat intérieur. » C’est ainsi qu’Hélie de Saint Marc éclaire la façon dont la guerre lie de façon quasi consubstantielle le combat entre les hommes avec le combat à l’intérieur de l’Homme.
L’ange et la bête : le contrôle de soi
Chez les animaux, une agression provoque la soumission, l’agressivité ou la fuite. Il en va initialement de même pour les humains, mais les armes ont modifié ces réactions. La psychologie décrit l’agir humain comme un compromis permanent entre la raison, directrice, et les émotions, motrices. Cette distinction se matérialise dans le fonctionnement cérébral, entre cerveau limbique, ou émotionnel, et néocortex, ou cerveau rationnel.
C’est pourquoi dans la guerre, « La donnée la plus importante du problème (…) celle qui anime le sujet, le fait vivre [est] l’homme, avec ses facultés morales, intellectuelles, physiques. » (Foch). Or toute organisation militaire est le reflet de la structure sociale dont elle émane, en premier lieu parce que ceux qui s’y engagent ont été façonnés par la société en question.
C’est donc le rôle de l’éducation, qui « a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclame de lui la société » (Durkheim).
La force morale des soldats repose sur leur puissance physique, leur résistance physiologique et leur stabilité psychologique, laquelle puise au sens métaphysique de leur action. Tuer, c’est prendre une vie, tabou qui doit être justifié. Cette justification est philosophique dans son essence, mais politique dans son exercice. Être tué, c’est donner son bien le plus précieux. On ne peut l’accepter qu’en vue d’un bien plus grand. L’ancrage moral du défenseur est donc spirituel autant que charnel.
Sur le chemin de la transcendance, la Patrie
En 1882, Ernest Renan proclame que la Nation est une âme, un principe spirituel, qui relie les sacrifices des générations passées aux efforts à consentir pour assurer l’avenir des générations futures. Après Barrès et Maurras, cette conception trouve un écho dans la pensée du R.P. de Chivré. Le dominicain explique que « la Patrie est le rayon d’action mettant l’homme en demeure de fournir réellement sa plénitude naturelle d’homme », car elle lui fournit l’occasion du don complet, tant à Dieu qu’au prochain.
Ceci est d’autant plus vrai pour le soldat qu’au moment de l’assaut, l’heure n’est plus à la philosophie : « je pense aux stupidités que nous avons apprises (…) sur le Patriotisme, la Gloire (…) maintenant l’enthousiasme est tombé au contact de la réalité ; il n’y a plus rien que les faits, et la mort, et la souffrance » (2). La Patrie toute entière est alors concentrée dans son frère d’armes, objet immédiat de la philia, amour-dévouement qui s’exprime dans les risques que l’on prend pour lui.
La question de la volonté commune
Selon Clausewitz, « L’étrange trinité de la guerre » réside dans la confrontation de sociétés articulées en trois pôles, le peuple, l’armée et le gouvernement. Ce choc repose sur la force morale des sociétés, car la guerre est un « acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté».
Le gouvernement est le pôle rationnel qui fixe le but de la guerre, l’armée incarne la volonté collective face à la mort. Les peuples confrontent leur hostilité émotionnelle en soutenant le front.
Cette acception perdure dans les concepts actuels, tels que la résilience nationale, définie comme « la volonté et la capacité de la société et des pouvoirs publics à résister aux conséquences d’une agression ou d’une catastrophe majeure » (3). Centrale, cette volonté ne peut résulter que du tressage des volontés individuelles en une volonté commune, qui ne se décrète pas ex nihilo, mais nécessite un socle culturel commun (4).
L’ordonnancement de la charité
Ces considérations soulignent la faiblesse guerrière des sociétés post-modernes, tant du fait de leur individualisme matérialiste que de leur relativisme et multiculturalisme dogmatiques.
D’une part, l’alpha et l’oméga du progrès y reposent sur la technologie. Or, l’individu, pour progresser physiquement et intellectuellement, doit passer par l’effort. L’application répétée de sa volonté le grandit moralement. Le progrès technologique, réduisant l’effort physique et intellectuel de l’ homo consumeris a pour conséquence une régression générale de ses forces morales.
D’autre part, le néant spirituel provoqué par les philosophies idéalistes aboutit à un désordre dans l’acception du prochain qu’elle désincarne et qu’elle éloigne, et du bien commun qu’elle galvaude. Le recul des grandes religions se conjugue avec le développement de spiritualités à la carte, l’individualisation des valeurs et le resserrement des cercles d’appartenance. Ces phénomènes accentuent l’archipellisation de la société.
Revenir à l’ordre de l’amour divin
La paix de l’âme, selon saint Augustin, tient dans la tranquillité de l’ordre. La concorde réside dans l’union des cœurs et des volontés en Dieu, par-delà les divergences d’opinion. Seul l’ordre de l’amour divin fait correspondre la paix des âmes individuelles avec la paix sociale.
Il exige de chacun le renoncement de soi au profit des autres, dans le mouvement strictement inverse de l’individualisme matérialiste. « Il faut que l’amour finisse par tuer le Moi, sinon c’est le Moi qui finit par tuer l’amour » (Thibon). Le combat intérieur, initié par la charité, est le seul moyen d’éviter la guerre, ou de la limiter quand elle se fait inévitable. C’est donc la charnière spirituelle en l’Homme, « instrument premier du combat », qui est au cœur de la force morale individuelle et collective.
Le premier des réarmements est bel et bien le réarmement spirituel. La tradition catholique indique toujours, à qui veut l’entendre, le chemin du Salut, constituant la boussole spirituelle commune qui fit de la France la fille aînée de l’Église.
1. Alexandra Laignel-Lavastine, Pour quoi serions-nous encore prêts à mourir ?, éditions du Cerf, 2017.
2. Jean Tezenas du Montcel, L’heure H, étapes d’infanterie 14-18, Economica, 2007, p.18.
3. Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale, Alphascript Publishing, 2008, p.64.
4. Louis-Joseph Maynié, La paradoxale trinité du combat, place des forces morales dans les pensées du maréchal Foch et du général de Grandmaison, Martin Motte, Master 2 de Sciences humaines et Sociales, École pratique des Hautes Études, 2023.
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