Certains tics de langage sont en réalité des pièges philosophiques, induisant en erreur ceux qui les emploient et ceux qui les lisent ou les entendent. Ainsi l’abstraction, nécessaire au raisonnement, peut devenir source de confusion si elle ne distingue pas l’essentiel de l’accidentel et est utilisée pour créer des généralisations frappantes mais trompeuses.
Attentif aux manières de parler et de raisonner, Marcel Clément appelait « mythologie des abstractions » (1) les abstractions approximatives où l’on préfère parler de la jeunesse (d’aujourd’hui), du monde (ouvrier), du travail (en équipe ou féminin), du projet (humain), etc. Il déplorait que ce jargon empêchât de rejoindre les choses réelles, bien identifiées et expérimentées : « les esprits ne rejoignent qu’une étrange et inconsciente projection intérieure, cocktail pénible de généralisation vague, d’affectivité impulsive (ou répulsive), d’un mélange de désarroi et d’importance (qui masque le désarroi) ».
Singulier ou universel
Plus profondément, la conséquence en est qu’il n’y a plus de pensée rejoignant des « choses singulières » si chacune d’elles est immédiatement induite au niveau de l’universel. Dès lors, « il n’y a plus que des maux universels et le moindre perfectionnement suppose un chambardement universel… L’Église est riche, elle doit devenir servante et pauvre ! Les réformes concrètes et précises sont une moquerie… L’abstraction, telle qu’on la pratique aujourd’hui, conduit finalement à ce que Maurice Donnay appelait naguère le “toutourienisme”, c’est-à-dire à l’anarchie immédiate ou à la démission rageuse. » Sur des thèmes voisins, la pratique de ce jargon sévit toujours. On peut lire par exemple que « le récit d’une transition écologique désirable et juste reste à écrire. Seule certitude, il doit privilégier l’encouragement plutôt que la culpabilité permanente » (2). Mais que met-on ici sous « transition écologique », « encouragement », « culpabilité » ? Ailleurs, il s’agit de « refaire société avec la terre » ou « d’aménager le monde pour la vie », etc., encore des injonctions abstraites et vagues. Il faut comprendre l’origine de cette manière de penser et d’écrire, pour la détecter, nous en protéger, voire éviter nous-mêmes d’y céder. Tout repose sur le fait que notre intelligence possède effectivement le pouvoir naturel d’abstraire, ce qui est à la fois sa force et sa limite. Penser par des notions abstraites nous permet de comprendre ce qui est essentiel dans les choses, leur être profond, en laissant de côté, pour un temps, ce qui n’est qu’accidentel : on peut concevoir ce qu’est « l’homme » en laissant de côté l’immense variété des caractères individuels, bien réels certes, mais qui…