Grégorien : Introït Esto mihi (6e dimanche ordinaire, Dimanche de la Quinquagésime)

Publié le 25 Fév 2017
Grégorien : Introït Esto mihi (6e dimanche ordinaire, Dimanche de la Quinquagésime) L'Homme Nouveau

« Sois pour moi un Dieu protecteur et un lieu de refuge afin que tu me sauves. Car tu es mon firmament et mon refuge. Et à cause de ton nom tu seras mon guide et tu me rassasiera. En toi Seigneur j’ai espéré, je ne serai jamais confondu, dans  ta justice libère moi. »

Ce chant d’entrée est tiré du magnifique psaume 30 (selon la vulgate) ou 31 (selon l’hébreu). Il s’agit d’une prière ardente et confiante au Seigneur dans un contexte de persécution. Il y a dans ce psaume des passages très beaux, des cris d’amour et d’espérance qui valent la peine d’être relevés. « en tes mains je remets mon esprit, c’est toi qui me rachètes (verset 6). Rien que ce petit verset, c’est tout un monde de vie spirituelle. Il a été repris par le Seigneur sur la croix. Il est donc l’une des sept paroles de feu, l’un des sept joyaux du Sacré-Cœur. Et l’Église l’a repris dans son office de complies avec l’admirable répons « In manus tuas Domine » qui exprime l’abandon de l’enfant entre les mains de son père, avant que ne tombe le sommeil sur ses paupières. Le verset 2 qui est repris dans le verset de notre chant d’entrée est la finale du Te Deum : « En toi Seigneur j’ai espéré, je ne serai jamais confondu ». Et il y a d’autres très belles expressions :  Pour moi, je suis sûr de Yahvé : que j’exulte et jubile en ton amour ! Toi qui as vu ma misère, connu l’oppression de mon âme, tu ne m’as point livré aux mains de l’ennemi, tu as mis au large mes pas (versets 7 à 9). Et moi, je m’assure en toi, Yahvé, je dis: C’est toi mon Dieu ! Mes temps sont dans ta main, délivre-moi, des mains hostiles qui s’acharnent ; fais luire ta face sur ton serviteur, sauve-moi par ton amour (versets 15 à 17). Qu’elle est grande, Seigneur, ta bonté ! Tu la réserves pour qui te craint, tu la dispenses à qui te prend pour abri face aux fils d’Adam. Tu les caches au secret de ta face, loin des intrigues des hommes ; tu les mets à couvert sous la tente, loin de la guerre des langues. Béni soit le Seigneur qui fit pour moi des merveilles d’amour (en une ville de rempart) ! (versets 20 à 22). C’est toute la vie contemplative qui est exprimée là, avec cette protection dont le Seigneur entoure ceux qu’il aime, comme d’une clôture infranchissable par le mal, avec aussi la louange qui découle d’une telle mise à part. Dieu se réserve des hommes et des femmes qui n’ont pas d’autre vocation sur la terre que de chanter jour après jour les miséricordes du Seigneur. Et c’est toute l’Église qui en eux chante sa vocation éternelle à la louange, car ces versets visent éminemment notre vie au ciel, définitivement loin du mal, à l’abri dans le sein du Père, en une ville de rempart, la Jérusalem céleste. Voilà la beauté qui nous attend et dont les moines et les moniales notamment, mais aussi tous ceux et toutes celles qui osent se lancer dans l’aventure spirituelle de la vie contemplative, veulent témoigner.

Donc un contexte de lutte, d’angoisse même, au milieu duquel émerge la prière de confiance en un être puissant, capable de délivrer, et surtout aimant, présent dans l’intime de l’âme et agissant en elle pour la faire surmonter son épreuve. Ce chant d’entrée, dans la forme extraordinaire, appartient à la liturgie de la quinquagésime, c’est-à-dire 50 jours avant Pâques. La quinquagésime, avec la sexagésime et la septuagésime qui la précèdent sont un temps de préparation au carême. L’ombre du combat spirituel entre le Christ et Satan se profile déjà sur ces semaines liturgiques très riches. On est déjà dans un climat de rédemption par le sang, et cela se sent dans les pièces qui sont chantées. « Circumdederunt me gemitus mortis, dolores inferni circumdederunt me », chantent le Christ et l’Église dans l’introït de la septuagésime. « Exsurge quare obdormis Domine, exsurge et ne repellas in finem. Quare faciem tuam avertis, oblivisceris tribulationem nostram ? », chantent-ils dans l’introït de la sexagésime. Ici, le ton est plus confiant, mais on a vu que le contexte est dramatique et si vous relisez ce psaume 30 en son entier, vous verrez qu’on est bien dans cette atmosphère terrible de quasi agonie. C’est cela qui est beau et puissant : même dans l’affliction et l’angoisse les plus extrêmes, un chrétien n’est jamais seul, il a toujours un interlocuteur en la personne de son père qui est dans les cieux, et beaucoup plus qu’un interlocuteur, un sauveur, un rocher, une forteresse inexpugnable aux pieds de laquelle les vagues de la violence humaine, le sang et la boue du péché, viennent s’épuiser enfin et se taire. C’est vraiment un chant de l’absolue confiance, de l’abandon dans la paix qui a triomphé sur le bois de la croix et qui triomphe encore dans le cœur des martyrs d’aujourd’hui.

Le texte de notre chant d’entrée est merveilleux. On demande à notre Dieu la protection, le refuge, le salut. On lui demande d’être notre bonheur, car le firmament c’est à la fois quelque chose de sûr et de stable mais cela désigne aussi le ciel, donc le bonheur sans fin. On lui demande de nous guider sur cette terre pour parvenir jusqu’à lui. On lui demande enfin de se faire notre nourriture. Prière très inspirée juste avant le carême, juste avant le mardi gras et le mercredi des cendres, puisque ce chant d’entrée, dans la forme extraordinaire en tout cas, précède immédiatement les exercices du carême. Que Dieu soit notre nourriture tout au long de cette période de jeûne, pas seulement de nourriture charnelle et matérielle, mais aussi spirituelle.

Esto mihi partition

Et le climat mélodique de ce chant invite à la confiance et à l’abandon. Je vous lis ici un beau commentaire de dom Gajard qui aimait beaucoup ce chant d’entrée : « Atmosphère d’intimité, tendresse, douceur, pure merveille. Ici, nous sommes dans la sereine région où l’âme a fermé les yeux à toutes les choses créées et où elle est trop enveloppée de l’ineffable dilection de son Dieu pour faire un retour sur elle-même. Ce petit rien si faible est passé dans le Tout de l’Être et le tout de l’Amour. Bien loin des réalités terrestres, il ne sent plus rien que l’indicible caresse de Celui qui l’a fait, racheté, et dans les bras duquel il repose avec une inaltérable sécurité. Et dans ce tout, l’âme goûte un bonheur trop profond pour éclater en cris d’allégresse ou s’épancher dans une expansive jubilation. Elle chante, cependant, mais doucement, dans le charme d’un cœur à cœur et d’une confidence combien pénétrante à l’oreille de celui qui la tient enserrée dans sa tendresse infinie et qu’elle savoure avec délices comme son Dieu, son protecteur, son refuge, son sauveur,, son rocher, son guide, sa nourriture. »

Tout cela suffit à montrer que l’exécution de cette pièce doit être calme, méditative, aimante et légère. Il faudrait qu’en l’entendant chanter, on sente d’un bout à l’autre la certitude qui nous enveloppe. La première partie est à l’imprératif, la seconde à l’indicatif. On passe insensiblement de la prière de demande à la prière de louange. On peut remarquer qu’on rencontre 5 fois dans toute la pièce un torculus long. Ces différents torculus ne doivent pas être traités de la même manière. 4 sont larges, ils coïncident avec des finales de membres ou de phrase (protectorem, facias, eris, enutries) Mais sur tuum, au contraire c’est ce qu’on appelle un torculus de conduit, il mène vers la suite, en l’occurence, le sommet de la pièce. Il est donc à mener en crescendo et en accelerando.
Le développement mélodique est très restreint dans les deux premières phrases : quelques notes bien posées sur la tonique Fa, qui donne d’emblée une atmosphère de tranquille sérénité, que ne rompt pas le bel élan très frais de protectorem ou celui un peu plus ardent de salvum me facies. La deuxième phrase se déploie dans la même atmosphère, mais nuancée d’une joie de plus en plus vive à mesure que se déroulent les motifs d’avoir confiance, les attributs du Dieu protecteur. Et je note encore une fois la beauté des adjectifs possessifs (firmamentum meum et refugium meum) qui exprime le bonheur profond et la certitude d’être aimé.
La troisième phrase s’envole et c’est magnifique. Après l’appui bien ferme sur propter nomen tuum, le mot de la promesse (Dieu s’est engagé lui-même), la mélodie, par un grand crescendo, rejoint l’octave supérieur dans un admirable cri de foi « Dux mihi eris », qui est, je viens de le dire, le sommet de la pièce, plein d’une joie et d’une confiance. Et la redescente mélodique sur eris n’est pas moins belle que la montée, c’est une splendeur. La dernière incise, elle, revient à l’intimité du début mais enrichie de tout ce qui a précédé. C’est la paix qui ne s’achève plus. Encore une fois c’est du grand art, c’est l’art de la prière et de la vie spirituelle. Le chant grégorien est une incomparable école de prière et de vie spirituelle. Alors redisons ce chant dans notre cœur, laissons-le chanter en nous, laissons-le nous transformer intimement pour notre plus grand bonheur.

Pour écouter cet introit :

Esto mihi intro

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