Grégorien : Introït Reminiscere (2ème dimanche de Carême)

Publié le 11 Mar 2017
Grégorien : Introït Reminiscere (2ème dimanche de Carême) L'Homme Nouveau

« Souviens-toi, Seigneur, de tes tendresses et de tes miséricordes qui datent de toujours. Que jamais nos ennemis ne nous dominent ; délivre-nous, Dieu d’Israël, de toutes nos angoisses. Vers toi Seigneur j’élève mon âme ; en toi mon Dieu je mets ma confiance, je n’aurai pas à en rougir. » (Psaume 24, 6, 3, 22, 1-2)

Commentaire spirituel

Souviens-toi, Seigneur, rappelle-toi. Il peut paraître curieux de demander à Dieu de se souvenir. La mémoire de Dieu est infaillible, il ne peut pas oublier. Mieux encore, sa mémoire, comme son intelligence, comme son imagination, coïncide avec son être. Or l’être de Dieu est éternel, c’est-à-dire sans passé, sans futur, tout entier dans un présent qui est une plénitude absolue. Dieu n’a donc pas de mémoire, il vit toutes choses dans son présent. Il ne peut pas se souvenir, tous les événements du temps sont devant lui comme ramassés dans un unique présent.

Nous ne pouvons pas imaginer cela mais nous pouvons réellement le déduire des limites de notre être qui n’existent pas dans l’être de Dieu. Ces limites, ce sont la matière, notre corps, qui nous empêche d’être là où notre âme,elle, peut se rendre sans effort. Je peux rejoindre par la pensée quelqu’un que j’aime et qui habite au-delà des mers. Mais je ne peux le rejoindre avec tout mon être que moyennant un transport corporel qui prend du temps. Mais Dieu, lui, est esprit, pur esprit. Il est tout entier là où il veut être et rien ne l’en empêche.

L’autre limite dans laquelle nous sommes étroitement enfermés, c’est celle du temps. Nous ne pouvons pas, malgré nos rêves, nous projeter réellement dans le futur ni revenir sur le passé. Nous appartenons à l’instant présent qui passe inexorablement et que nous sommes incapables de retenir. D’où le cri impuissant du poète : « Ô temps, suspends ton vol ! ». Mais Dieu, lui, embrasse tous les temps dans son présent. Il est aussi présent aux siècles passés qu’aux siècles futurs et qu’à l’instant présent de notre existence. L’unité du temps se constitue dans son sein créateur. Si Dieu ne peut pas se souvenir, ce n’est donc pas par indigence, mais au contraire par l’opulence de son être qui s’étend même infiniment au-delà des limites du temps.

Alors pourquoi, le psalmiste, pourquoi la Bible, pourquoi l’Église, pourquoi notre introït demandent à Dieu de se souvenir ? Parce que nous ne pouvons nous adresser à Dieu qu’avec des mots humains qui correspondent à nos expériences d’êtres immergés dans le temps. Il s’agit donc d’un anthropomorphisme, c’est-à-dire qu’on applique à Dieu une réalité humaine. Quand on parle du bras de Dieu, de la main de Dieu, de la colère de Dieu, il faut avoir soin de purifier ces images puisées dans l’expérience humaine avant de les appliquer à Dieu ?

D’autre part, si l’on demande à Dieu de se souvenir, c’est aussi une façon de nous souvenir, et donc une invitation à nous mettre nous mêmes dans les dispositions de cœur qui vont permettre à Dieu d’agir et de rejoindre notre vie. Concrètement, notre introït demande à Dieu de se souvenir de sa tendresse. Dieu ne peut pas l’oublier, sa tendresse, elle constitue son être ; mais nous, nous pouvons l’oublier, nous l’oublions même très souvent. En demandant à Dieu de s’en souvenir, nous nous en souvenons nous-mêmes, nous venons, par ce souvenir dont Dieu n’a nul besoin, nous réfugier dans cette tendresse dont nous, nous avons tant besoin !

La deuxième partie de cet introït nous parle des ennemis. Nous demandons au Seigneur qu’ils ne dominent jamais sur nous. Ces ennemis, ce sont le diable, le monde, le péché qui est tapi en nous. Munis de la miséricorde et de la tendresse du Seigneur, nous pouvons espérer la victoire face à ces forces mauvaises dont nous sommes souvent complices.

Le verset laisse alors monter la prière et la confiance de l’âme vers son Créateur et Sauveur.

Commentaire musical

Reminiscere Partition

Nous sommes en présence d’un bel introït du 4ème mode, très contemplatif, très ardent aussi dans sa sobriété remarquable. Le sommet mélodique de toute cette pièce, c’est le La, c’est dire qu’il n’y a aucune envolée vers les sommets. Pas d’apex à cette pièce toute égale, ce qui ne veut pas dire sans vie. Tout se tient à l’intérieur de la quinte Ré-La, avec juste trois appuis de passage sur le Do grave. Matériau mélodique extrêmement simple, donc, et pourtant cette pièce est magnifique d’expression, de douceur et d’ardeur, d’intimité et de confiance. Quatre phrases mélodiques la constituent, groupées en deux parties assez bien distinctes.

Les deux premières phrases sont accrochées autour de la corde Fa qui est omniprésente. La mélodie, dès l’intonation, atteint très vite cette corde, elle s’y fixe, s’y repose en une première cadence, s’y maintient ensuite, notamment par les appuis impressionnants des quatre tristropha qui s’y rencontrent, et y demeure accrochée jusqu’à la fin, sur les cadences des deux premières phrases. Gardons-nous d’en tirer des conclusions trop hâtives au sujet de la modalité de cette pièce. Certains Fa de l’édition Vaticane (notamment ceux de l’intonation) sont en réalité des Mi dans les manuscrits, et il est incontestable qu’on est dans l’atmosphère du 4ème mode.

Même s’il n’y a pas d’éclat dans cette première partie, il y a de la ferveur. Elle se traduit dans le ton d’intimité très doux du début, puis dans la montée progressive, rythmée par les longues. Un départ très piano durant toute l’intonation, puis un crescendo sur la première tristropha, accompagné par un élan certain vers l’accent de miseratiónum. Ensuite, l’intensité décroit et le mouvement redevient très simple sur tuárum Dómine. La cadence en Fa est trompeuse, c’est le Mi qui serait authentique.

La seconde phrase, sur et misericórdiæ, reprend exactement les formules mélodiques de miseratiónum, avec le même courant d’accentuation, le même crescendo, rendu encore plus net par la répétition mélodique. Et on retrouve une fois encore cette mélodie très douce et très pénétrante au début de quæ a sæculo. Dom Baron parle de façon très belle d’une « sorte de monotonie sans couleur, un ton de grisaille, mais qui est de la plus haute expression. Prière de contrition. Elle n’est pas seulement humble, elle est lourde de souffrance, de cette souffrance particulière qu’est le poids du péché revenant toujours le même. Il n’y a pas d’appel angoissé, pas de cri de détresse, pas de passion ; une plainte murmurée délicatement, sans souci de plaider, ni de presser, répétée sur le même motif quatre fois, alourdie par la longueur de la tristropha du début et s’achevant sur une cadence, triste elle aussi, de la tristesse du péché. » C’est vrai, mais j’insisterais surtout sur la suite du commentaire qui me paraît beaucoup plus juste, beaucoup plus vrai encore que cette tristesse un peu mélancolique qu’on pourrait percevoir dans cette mélodie. Dom Baron continue : «  Mais au fond de cette monotonie, l’enveloppant, la vivifiant de l’intérieur, une tendresse toute fixée sur Dieu, confiante, assurée déjà, par l’expérience du pardon qui, une fois de plus, va venir. »

La troisième phrase, tout en gardant le même matériau mélodique de base (la quinte Ré-La), introduit une rupture dans le flux de la prière. Jusque là, l’âme ne regardait que son Dieu, elle l’invitait à se souvenir de son amour, cet amour dont elle a tant besoin pour vivre. Subitement, la pensée des ennemis vient troubler cette intimité de tendresse. Et le mouvement s’en ressent aussitôt. Il prend d’emblée l’allure d’un rejet vigoureux. Il faut donc partir plus vite et plus fort sur ne umquam et maintenir la vigueur sur la suite jusqu’à nostri inclus. Tous les accents demandent à être soulignés de façon ferme. Cette courte phrase incisive tranche au milieu de la paix rayonnante de toute cette pièce. On sent l’âme inquiète, menacée, indignée presque par la présence dangereuse des ennemis qui l’empêchent d’être toute à son Dieu. Ces ennemis sont extérieurs à elle mais aussi intérieurs : elle voit en elle les germes de péché qui l’entravent dans sa marche vers la sainteté.

Alors elle se retourne vers son Seigneur et l’implore de la délivrer. Le ton redevient celui du début, très doux, très amoureux, très tendre. Même le verbe initial líbera, qui de soi implique une certaine force, devra être adouci et revêtir l’aspect d’une imploration plutôt que celui d’une imprécation. La douceur se manifeste sur la formule toute simple mais si belle de Deus Israël, appellation qui en dit long sur la fidélité de Dieu. Même la mention finale des angoisses, si émouvante pourtant par sa lente montée en crescendo vers le sommet de nostris, semble toute baignée dans la paix et la confiance qui ont bien le dernier mot. L’ultime cadence, celle de nostris, est vraiment magnifique et merveilleuse d’expression, avec son élargissement progressif sur les deux climacus, et la retenue de la toute dernière note qui fixe le regard non pas sur l’âme, non pas sur ses angoisses, mais bien sur le Dieu de tendresse et de miséricorde qui aime et prend pitié. C’est bien ce qu’indique le verset qui jaillit : « Vers toi Seigneur j’élève mon âme ; en toi mon Dieu je mets ma confiance, je n’aurai pas à en rougir. ».

Ainsi se conclut ce superbe introït qui n’est qu’un long regard contemplatif à l’intérieur de l’abîme de l’amour divin.

Pour écouter cet introit :

Reminiscere debut

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