Le 24 avril 1916, vers 10 heures, des colonnes des Irish Volunteers et de l’Irish Citizen Army opèrent leur jonction à Dublin. Désormais, il n’existe plus qu’une armée : l’Irish Republican Army (IRA) ; un seul but : l’indépendance ; une seule volonté : la victoire ou la mort. C’est ainsi que débute le soulèvement irlandais de Pâques 1916 qui sera écrasé quelques jours plus tard, le samedi 29 avril. Un an plus tard, aux élections partielles, le Sinn Fein, parti indépendantiste, remporte les élections avant de gagner celles de 1918 qui conduiront à l’établissement d’un parlement national et à la guerre d’indépendance. Y a-t-il des leçons à tirer de cet épisode sanglant d’une nation en lutte pour sa liberté ? Petit retour sur une page sanglante de l’histoire européenne.
Un geste fou
En 1916, alors que la guerre moderne ravage le continent, des Irlandais ont tenté un soulèvement dans l’espoir d’en finir avec plusieurs siècles de présence étrangère. On leur avait tant promis. Plusieurs fois mis à l’ordre du jour, le Home Rule, le statut d’autonomie, fut à chaque fois repoussé par la crainte et le conservatisme britannique. Et, pourtant, le Home Rule n’était pas l’indépendance. Les lois agraires furent elles-mêmes obtenues au prix de lourds sacrifices. Et toujours par la lutte. Plus que n’en pouvaient supporter les amis de Patrick Pearse ou les camarades de James Connolly. Il leur fallait la liberté ou la mort, la République ou la mort. Ils eurent la mort… Puis vint la République !
Du geste fou de ce soulèvement de Pâques 1916, l’histoire a retenu l’échec et quelques noms de fusillés. Ici ou là, on réinterprète même cette histoire. Des publications marxistes en attribuent le mérite au seul Connolly et présentent 1916 comme le brouillon de la Révolution bolchevique en Russie un an après. Des catholiques aimeraient voir dans ce soulèvement une parfaite identité entre la foi de la majorité des Irlandais et la cause nationale.
L’angor patriæ
Évidemment, ce n’est pas si simple. Cette insurrection de 1916 fut d’abord un rêve fou qui ne pouvait que conduire à l’échec. Et, pourtant – paradoxe sanglant – ce rêve et cet échec représentent la renaissance de l’Irlande qui a trouvé dans le sang de ses martyrs la force de prendre le chemin de sa liberté. Jusqu’à la perdre à nouveau récemment ?
Au-delà du récit historique lui-même, il semble aussi que plusieurs leçons puissent être dégagées du soulèvement des Pâques sanglantes de 1916. Ces leçons dépassent l’Irlande et les Irlandais et peuvent servir à tous ceux qui, aujourd’hui, malgré leur faiblesse, leur manque de moyens, leur petit nombre et l’étouffoir qui s’est abattu sur eux, sont bien décidés à voir revivre leur propre nation.
Avec leur folie, leur goût de l’absolu, leur refus d’abdiquer malgré des temps contraires, les participants au soulèvement de Pâques 1916 illustrent la grandeur de la passion du bien commun, de la chose publique et du souci de justice. Cette angor patriæ n’est souvent que le fait de quelques-uns, comme le démontre aussi avec une tragique éloquence l’Easter Rising. Pour autant, elle peut déboucher sur une véritable renaissance. Encore faut-il y croire jusqu’au bout ! Le combat n’est perdu qu’au dernier moment, qu’à l’ultime seconde où l’on décide d’abdiquer ou au moment où l’on meurt. La folie du nationalisme irlandais, singulièrement dans ces instants difficiles de la lutte armée lors du soulèvement de Pâques 1916, réside justement dans l’absence totale de doutes dans la légitimité du combat mené en vue de la liberté et de l’indépendance de l’Irlande. De la même manière, l’échec des Pâques sanglantes contient les prémices de la victoire, comme une illustration étonnante de la parole évangélique sur la nécessité de voir le grain mourir pour que la moisson soit abondante (Jn 12, 24). Sans la reddition de Patrick Pearse et de ses compagnons, entraînant la répression britannique, il n’y aurait probablement pas eu la demi-victoire de 1921 (État libre d’Irlande), ni la victoire de 1949 (proclamation définitive de la République d’Irlande).
Le facteur temps
Ces trois leçons irlandaises (passion du bien commun, engagement total et espérance contre toute espérance) méritent cependant d’être précisées tant elles restent au niveau des généralités. L’échec du soulèvement de Pâques 1916 et la victoire électorale du Sinn Fein en 1918, facteurs déclencheurs essentiels en vue de l’autonomie puis de l’indépendance de l’Irlande, ne doivent, en effet, rien au hasard. Ils procèdent finalement d’un mouvement qui s’apparente plutôt à la méta-politique et qui exige de prendre en compte le facteur temps.
Avant de trouver une traduction politique avec la création du Sinn Fein en 1905, c’est-à-dire avant de rendre « l’Irlande aux Irlandais », le nationalisme irlandais a commencé par rendre les « Irlandais à l’Irlande », en leur faisant aimer leur pays, redécouvrir et parler leur langue nationale, pratiquer leurs sports historiques et créer des œuvres littéraires et théâtrales irlandaises. C’est ce que Douglas Hyde a appelé « désangliciser » l’Irlande et que Patrick Pearse, plus positivement, a qualifié d’« indépendance intellectuelle de l’Irlande ». On trouve là comme un écho de ce que la philosophe française Simone Weil a pu écrire dans L’Enracinement :
« De remède, il n’y en a qu’un. Donner aux Français quelque chose à aimer. Et leur donner d’abord à aimer la France. Concevoir la réalité correspondant au nom de France de telle manière que telle qu’elle est, dans sa vérité, elle puisse être aimée avec toute l’âme. »
Ce vaste et long mouvement d’ordre culturel était à la fois nécessaire comme préalable et insuffisant comme seule condition d’une victoire totale. Il trouva son apogée politique dans la proclamation de la Constitution irlandaise de 1937, voulue, préparée et suivie pas à pas dans son élaboration par Eamon de Valera. Ce texte décisif reflétait alors les valeurs partagées par la majorité de la population de l’Irlande du Sud : gaélique, catholique et nationale. D’une manière ou d’une autre, avec des accentuations certainement différentes selon les protagonistes, c’est bien pour une telle Irlande que la majorité des insurgés prirent les armes en 1916. Cent ans après, il n’est pas inutile de se souvenir que l’on ne piétine pas impunément l’âme d’une nation.
Pour aller plus loin :
Irlande 1916, le printemps d’une insurrection par Philippe Maxence,
éditions Via Romana, 200 p., 12 €.