« J’ai crié car tu m’as exaucé, ô Dieu. Incline ton oreille et écoute mes paroles. Garde-moi, Seigneur, comme la prunelle de l’œil, protège-moi à l’ombre de tes ailes. Seigneur, exauce ma justice, sois attentif à ma supplication » (Psaume 16, 6, 8, 1)
Commentaire spirituel
Le psaume 17 (16 selon l’hébreu) auquel est emprunté le texte poignant de cet introït, est un chant de supplication qui se traduit par une demande instante de protection contre des ennemis nombreux et puissants. Extrait de son contexte biblique et placé par l’Église dans celui de la liturgie, il devient plus explicitement encore une prière officielle, mieux encore une formule modèle pour s’adresser à Dieu. La liturgie, en effet, nous montre combien l’Église est maîtresse d’oraison. Elle a su choisir, parmi tous les textes de la sainte Écriture, ceux qui sont les mieux adaptés à la relation avec Dieu qu’elle cherche à établir, aussi bien pour chaque âme que pour la communauté prise dans son ensemble. Ce texte est très beau, très expressif, très fort aussi. C’est même d’emblée qu’il se montre fort. L’introït commence en effet par un cri, un cri personnel : ego clamávi. Il est significatif que le petit moi soit exprimé avec autant de vigueur et d’emblée. La spiritualité biblique est en général plutôt centrée sur Dieu que sur l’homme. On a l’habitude de l’opposer à la spiritualité moderne qui, dit-on de façon ironique, au lieu de dire : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute », aurait tendance à nous faire dire : « Écoute, Seigneur, ton serviteur parle ». Eh bien ici, c’est un peu l’impression que l’on ressent dès le début avec ce moi qui semble prendre la première place. En fait, malgré cette apparence, notre texte est profondément théocentrique. Et même s’il décrit, à l’aide de plusieurs expressions fort belles et expressives, la relation qui unit l’âme à Dieu, il nous fait découvrir, derrière la demande réitérée de l’âme pour elle-même et la liste impressionnante des verbes qui la traduisent (exaudísti, inclína, exáudi, custódi, prótege) le véritable tempérament de Dieu qui est un Père qui écoute, qui se penche, qui donne, qui veille, qui protège. Un Père, on pourrait tout aussi bien dire une Mère, tant le texte manifeste la tendresse de cette relation qui unit l’âme à son Dieu. Jésus, d’ailleurs, reprendra l’une de ses images maternelles en se comparant encore plus explicitement à une poule rassemblant ou tentant de rassembler ses poussins sous ses ailes. On sent bien à travers cette suite de demandes, combien le psalmiste est sûr de Dieu, sûr de son amour, combien il s’appuie déjà sur les réalités qu’il implore, combien déjà il est comblé par un amour qui enveloppe toute sa vie. Cela caractérise vraiment l’homme biblique qui est profondément croyant et qui a expérimenté Dieu dans sa vie (peut-être est-ce le sens du passé du verbe exaudísti de notre introït : le psalmiste a déjà été exaucé). Même quand il est éprouvé, il n’est pas tenté de douter de l’existence, ni même de l’amour de son Créateur. Il se plaint, il dit sa peine, son angoisse, mais il ne renie pas ce Dieu qui s’est manifesté avec tant d’éclat à travers l’histoire. Job lui-même n’est pas un athée, mais un fidèle qui se sent écrasé et qui ne comprend pas car il est habitué à la tendresse divine. Cette certitude de l’existence et de la présence amoureuse de Dieu s’est encore renforcée dans le cœur de l’homme après l’Incarnation, après la venue de l’Emmanuel, Dieu avec nous. Le Nouveau Testament est tout plein de l’amour de Dieu qui s’est révélé en Jésus. La reconnaissance, la foi, la joie, éclatent littéralement dans les pages des écrits de la nouvelle alliance, et c’est de ces sentiments que nous héritons dans notre vie chrétienne. Nous avons été rachetés à grand prix, nous avons été aimés jusqu’à la folie par ce Père qui n’a pas hésité à livrer son Fils pour nous sauver, par ce Fils qui nous a donné sa vie, par cet Esprit commun du Père et du Fils qui règne dans nos cœurs et anime les membres de l’Église.
Un tel texte placé par la liturgie sur des lèvres chrétiennes qui chantent leur confiance, ne peut que nous faire du bien. Il est bon pour l’homme moderne, pour nous donc, de redire, de chanter ces paroles si pleines de foi et de tendresse. Il nous est bon de considérer notre Dieu comme un Père qui n’a rien de plus cher que ses enfants, si gracieusement comparés à la prunelle de ses yeux ; comme une Mère capable de nous protéger et de nous cacher à l’ombre de ses ailes. Puissions-nous goûter la présence de Dieu dans notre vie en nous rapprochant le plus possible de la simplicité des petits qui ne se perdent pas dans des raisonnements épuisants, mais qui reçoivent avec confiance la parole d’amour qui leur est adressée.
Commentaire musical
Pour traduire musicalement cette prière instante, le compositeur a choisi le 3ème mode, un mode contrasté qui unit les élans magnifiques aux recueillements intimes. Il est incontestable que le texte de notre introït se marie très bien aux qualités expressives de ce mode mystique. La pièce est constituée de quatre phrases mélodiques d’égale longueur, le sommet se manifestant au cours de la troisième phrase.
L’intonation a déjà quelque chose de remarquable : c’est le traitement mélodique du petit pronom personnel ego. On a vu que la prière biblique, quelle que soit son insistance, n’est jamais centrée sur l’homme mais sur Dieu. Le compositeur a parfaitement respecté, dès le début, cette dimension théocentrique. On ne pouvait mieux exprimer l’effacement de ce petit moi qui semble occuper la première place, et en même temps l’intensité, la totalité de ce moi qui s’adresse à Dieu pour l’implorer. La mélodie demeure à l’unisson, plutôt au grave, mais la finale du mot est dotée d’une tristropha, c’est-à-dire d’une note soit répétée si on fait les répercussions, soit longue et vibrante si on l’émet d’une seule émission. Humilité et intensité sont ainsi très bien mises en valeur, avant le verbe qui va traduire le cri de l’âme. Ce cri, clamávi, est très bien décrit par la double quarte qui propulse la mélodie jusqu’au Do aigu, dominante du mode, où elle va se maintenir jusqu’à la fin du mot et de l’intonation. L’orientation de la prière est ainsi clairement énoncée : c’est vers le ciel que l’âme crie. On l’a compris avant même qu’on ait prononcé le nom de Dieu. Cette montée mélodique de clamávi doit s’accompagner d’un bel élan que ne doivent pas freiner les grands intervalles. Une fois établie au sommet, la mélodie s’y maintient et se déploie autour de la dominante sur le mot quóniam, pour ne redescendre que sur la finale du mot, en se posant sur le La. On doit sentir beaucoup de legato, de fluidité, sur ce mot. La première phrase se poursuit par un nouvel élan, assez typique du 3ème mode, et qui conduit habituellement la mélodie en grand élan vers de nouveaux sommets. Mais ici, l’élan se brise sur la finale de exaudísti, pour incurver la fin de la phrase vers la cadence en Fa de Deus. Le calme serein s’est substitué à l’enthousiasme qui était déjà prêt à jaillir. Il faut donc donner largement et avec beaucoup de complaisance ce Deus qui conclut la phrase. L’âme a déjà fait l’expérience de la fidélité divine et elle semble se recueillir dans ce souvenir qui fonde l’assurance de sa prière.
La deuxième phrase commence dans l’atmosphère paisible et presque silencieuse où nous a laissés la fin de la première phrase. En partant bien piano sur inclína, on peut alors ménager doucement un crescendo qui va animer le mot aurem et s’intensifier sur la finale de l’adjectif possessif tuam, bien nuancé par le Sib qui enveloppe toute cette vocalise dans la tendresse. L’âme s’adresse à son Père avec une douceur presque enfantine et l’on croit voir l’enfant qui se hausse sur la pointe des pieds pour mieux atteindre l’oreille du Père et l’inviter par ce geste à se pencher. En même temps, le crescendo, comme on l’a dit, se fait plus soutenu pour mettre en valeur la prière qui suit. Un bel élan reconduit la mélodie jusqu’au Do sur exáudi. La note longue qui affecte l’accent doit être vibrante et très chaude, comme d’ailleurs toute la finale de cette seconde phrase, spécialement le mot verba dont l’accent est bien souligné par un intervalle de quarte. La formule de mea, quant à elle est très ferme, très appuyée. La phrase se termine en mode de Sol, de façon très pleine, très forte.
C’est avec la troisième phrase qu’on atteint le sommet mélodique et intensif de toute la pièce. On peut déjà remarquer le mouvement général qui traverse cette pièce : une première phrase en élan et en légèreté mais qui s’achève dans le calme, en mode de Fa ; une seconde phrase qui commence piano, sur le Fa et s’anime peu à peu pour finir avec une grande fermeté sur le Sol ; ici, on commence à nouveau là où on s’était arrêté, sur le Sol, et après une très brève plongée au Ré grave, on remonte très vite jusqu’au Do aigu, sur le verbe custódi qui n’est pourtant pas le mot le plus important. C’est en effet sur le pronom personnel me que se situe le premier Ré de la pièce. Le pronom personnel me doit être pris avec fermeté et une intensité poignante, mais aussi sans lenteur car on va vers la suite et c’est le nom du Seigneur qui constitue le véritable sommet de toute la pièce. La cadence Do-Si qui conclut ce mot est très expressive et très touchante, il faut donc maintenir l’intensité vocale jusqu’au bout, sans dureté bien sûr, mais avec conviction. Et ensuite apparaît la petite merveille du membre suivant : ut pupíllam óculi. Ici, l’intervalle Si-Do est au contraire tout suppliant, tout humble, comme la suite qui se déploie avec un mélange de joie confiante, d’affection câline et de certitude totale. C’est vraiment très beau et on gagnera à donner à tout ce passage et notamment un mot óculi, toute sa légèreté et sa grâce de mouvement bien fluide.
Une dernière fois, la phrase suivante commence exactement là où s’est arrêtée la précédente : on repart du Sol, en un petit et bref passage syllabique qui redonne du mouvement, et la mélodie légère de umbra alárum tuárum entretient bien le climat de confiance qui règne sur toute la pièce et tout particulièrement à la fin. L’introït s’achève sur un dernier verbe, prótege, très chaleureux, dont les neumes sont pour la plupart munis d’épisèmes. Le mouvement s’élargit donc in extremis et amène de façon très belle la cadence intérieure et contemplative du 3ème mode qui nous laisse dans la douce certitude de la protection divine.
Pour écouter cet introit :