« Accorde-leur le repos éternel, Seigneur et que brille sur eux la lumière sans déclin. À toi nos hymnes en Sion, ô Dieu, à toi nos vœux en Jérusalem. » (IV Esdras, 2, 34, 35 ; Psaume 64, 2)
Commentaire spirituel
Il est très rare et même exceptionnel que le répertoire grégorien fasse appel à des textes non bibliques. Ici, il s’agit d’un livre apocryphe, le quatrième livre d’Esdras, écrit contemporain des textes bibliques mais que l’Église n’a pas admis dans ce qu’on appelle le Canon des Saintes Écritures. Apocryphe vient d’un mot grec qui signifie tenu secret, c’est-à-dire que les livres en question ont une origine douteuse, suspecte. Pourtant, la liturgie s’est servie de leurs récits même pour établir certaines fêtes, par exemple celle des saints Joachim et Anne, parents de la Sainte Vierge, dont les noms ne nous sont connus que par l’écrit apocryphe appelé Protévangile de Jacques ; de même encore la fête de la Présentation de la Sainte Vierge au temple, le 21 novembre, dont la liturgie puise à la même source. Notre introït est inspiré de deux versets d’un livre apocryphe de l’Ancien Testament.
Peu d’introïts sont aussi connus et chantés que celui-là. Il n’est pas rare que la foule elle-même se souvienne de cette mélodie, tant elle continue de marquer les âmes. La messe dite de Requiem, du nom du premier mot de l’introït, justement, est toujours demandée pour des funérailles par de nombreuses familles. Elle a traversé les siècles, elle a traversé même la crise récente qui a presque fait basculer le chant grégorien dans un oubli total. Et cela n’a rien d’étonnant, car son inspiration est vraiment incomparable. L’introït n’est pas étranger, loin de là, à cette juste célébrité. Comme souvent, il donne le ton à toute la messe, il la marque de son empreinte au point de lui donner son nom. Et ce premier mot dit tout, d’une certaine manière. Requiem. Ce mot, avec l’adjectif æternam qui le complète si bien, revient constamment tout au long de l’office des défunts. Devant le mystère de la mort, la prière de l’Église s’élève pour invoquer le repos éternel sur celui ou celle qui a quitté notre monde pour entrer dans celui de Dieu. C’est le grand mystère, le mystère ultime qui nous concerne tous. La mort est un mystère qui inquiète, alors même qu’il nous est familier puisqu’il atteint inexorablement toute l’humanité. Le silence de l’au-delà dans lequel s’ensevelissent nos morts nous place devant le sens ultime de notre vie. Les images de la mort hantent surtout les sociétés sans Dieu, sans foi et la nôtre en particulier. On s’efforce en vain de chasser cette réalité de notre existence, on fait comme si elle ne nous entourait pas, elle ne nous menaçait pas. Et la confrontation n’en est que plus dure, plus angoissante.
Et voici que devant la mort, au contraire, l’Église se met à chanter : et elle chante le repos et la lumière : Requiem æternam et lux perpetua. Admirable affirmation de foi ! C’est que l’Église sait que la mort n’est pas le dernier mot de la vie, elle sait que la vie est plus forte que la mort, que la mort a été vaincue par un être qui l’a pourtant subie, mais pour mieux en triompher. La foi, le chant de l’Église, relient directement la mort de l’homme au mystère pascal du Christ à la mort rédemptrice du Seigneur sur la Croix, à l’événement historique de sa résurrection, le jour de Pâques. L’Église chante non pas la mort mais la vie, la Vie éternelle dans laquelle entrent tous ceux et toutes celles qui quittent les conditions de notre vie terrestre. La préface des défunts le dit admirablement : « pour tes fidèles, Seigneur, la vie n’est pas ôtée mais transformée. » Cette certitude fondée sur un événement bien concret confère à toute cette messe une paix qui semble d’ailleurs plus du ciel que de la terre. Il n’y a aucune tristesse dans cet introït en particulier qui rayonne, à travers le sérieux et le calme de sa mélodie, une espérance et même une joie profonde. On invoque le repos éternel, on invoque la lumière perpétuelle, et à travers ces images, c’est Dieu lui-même que l’on désigne. Il est notre repos, il est notre lumière. Tant que nous sommes sur terre, nous ne connaissons qu’un repos bien imparfait, bien éphémère. Nous sommes emportés dans un mouvement qui n’a que les apparences de la vie. Le vrai repos, celui qui ne finira pas, celui qui ne lassera pas, ne peut résider qu’en celui qui est. Là, le repos sera plénitude de vie, de mouvement et d’être. Le repos sera aventure sans fin, désir toujours plus grand et toujours assouvi, mouvement de joie et d’allégresse dans la paix la plus profonde. Quant à la lumière, nos expériences visuelles sensitives sont bien imparfaites pour traduire ce qu’est la clarté divine. Elle est certes invisible mais cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. Le hibou ne voit rien en plein jour, mais par excès de lumière, il est aveuglé. C’est ce que nous vivons ici-bas par rapport à la présence de Dieu. Elle est trop forte, trop intense pour que nous puissions l’appréhender. Mais au ciel, nous serons dans les conditions d’âme requises ou plus exactement données pour apercevoir cette lumière, en être irradiés sans en être foudroyés. Dans la lumière de Dieu nous verrons la lumière et cette lumière est infinie. Elle transfigurera notre être et le rendra transparent.
Voilà ce que chante notre introït, lumière et repos, vie de notre esprit et vie de notre cœur, et tout cela pour l’éternité. Ajoutons simplement, mais c’est essentiel, qu’il s’agit d’une prière, c’est-à-dire que notre demande concerne les défunts qui ne sont pas encore admis à goûter ce repos et cette lumière, parce qu’ils ont besoin encore de purification. Ils sont déjà plongés dans l’amour mais cet amour brûlant du purgatoire s’emploie à les détacher de tout ce qu’il y a encore en eux d’amour propre et désordonné. Travail douloureux mais plein d’espérance car ces âmes sont dans la certitude de l’amour, elles savent qu’elles obtiendront un jour, notamment grâce aux prières de l’Église militante, la liberté plénière de s’envoler vers Dieu.
Commentaire musical
Peu de mélodies sont aussi simples et en même temps aussi expressives que celle de cet introït. Deux petites phrases musicales toutes simples, empruntées au 6ème mode qui est le mode de l’enfance spirituelle, choix très heureux pour nous établir dans la confiance, au seuil de cette messe des défunts. Une paix profonde traverse toute cette mélodie qui s’harmonise admirablement avec les deux notions de repos et de lumière mentionnées ci-dessus. Il n’y a aucun éclat, la mélodie semble respecter souverainement le mystérieux silence des défunts, elle s’efface au maximum afin de ne rien traduire d’humain, puisque l’humanité, en une telle circonstance, vient précisément de s’éteindre. Par contre elle ouvre vraiment la porte des horizons divins, et avec quelle force d’expression dans sa pauvreté même. Il fallait un grand génie pour inventer cette mélodie que n’égale ni le Requiem de Mozart ni celui de Fauré, malgré leur beauté très réelle. Mais justement, le requiem grégorien brille d’un autre éclat que celui du génie humain : il vient d’une contemplation assidue du mystère de Dieu. C’est parce que le compositeur a saisi le sens de la mort chrétienne qu’il a su trouver des accents qui, par leur simplicité, touchent les âmes au plus profond d’elles-mêmes. Le chant grégorien n’est pas d’abord un art musical, il est prière, il est issu, en tant qu’art, de la prière et de la contemplation. Les compositeurs sont des saints avant d’être des artistes, ils ont mis leur art au service d’une beauté qui dépasse de loin celle que l’homme est capable d’atteindre avec ses seules forces. La simplicité de la ligne mélodique de cet introït témoigne de l’authenticité de la vie spirituelle de celui qui l’a composée. Il a compris que la lumière et le repos de l’autre monde ne pouvaient être rendus par un éclat créé. Il a donc cherché et trouvé un mode d’expression musicale qui n’obstrue en aucune manière le divin et spécialement la transcendance du divin. Il a réussi. C’est cela son génie.
Regardons cette mélodie attentivement. Tout ce joue entre le Fa, le Sol et le La. J’ai compté 68 notes (18 Fa, 25 Sol, 21 La). Quatre notes seulement échappent à cette tierce omniprésente : 2 Do et 2 Sib. C’est tout et c’est véritablement extraordinaire. Autre constat : la pièce compte 53 intervalles et sur ce nombre, seul sept sont des intervalles de tierce, tout le reste consiste en des intervalles de seconde, c’est-à-dire que la mélodie procède par degrés conjoints. Avoir su mettre tant d’expression, tant de vérité, tant de richesse spirituelle dans une mélodie si courte et si ramassée qui orne ces dix petits mots, pas un de plus, tient bien du prodige, c’est incontestable. Pensons que cet introït est pluriséculaire, voire millénaire, et qu’il n’a pas pris une ride. Il a toujours la faculté d’émouvoir et d’inspirer les grands musiciens aussi bien que de toucher les petites âmes.
L’intonation est très sobre, presque à l’unisson sur le Fa. Seul l’accent du mot est souligné par la note longue et l’apparition du Sol. On est déjà dans le repos. Ce repos est éternel, la mélodie s’élève jusqu’au La mais demeure toute paisible en jouant sur les trois notes de la tierce inamovible. Pas besoin de grand-chose pour signifier l’éternité puisque de toutes façons elle dépasse complètement notre imagination. Simplement le soulèvement jusqu’au La nous fait dépasser les considérations humaines.
Le mouvement s’intensifie sur le verbe dona et sur la prière de demande proprement dite. On doit sentir beaucoup de chaleur et d’élan sur ce mot, tout en gardant la paix absolue qui traverse toutes cette pièce. Le sommet mélodique est atteint de façon très émouvante sur eis, c’est-à-dire ceux en faveur de qui nous prions. L’accent au levé de eis et la belle vocalise très liée de la finale du mot doivent être chantés avec intensité et dans un mouvement un peu plus large. On retrouve de la légèreté sur le nom du Seigneur. L’accent de Domine, au levé lui aussi, permet, de retrouver ce tempo léger avant de conclure cette première phrase. Des cinq mots de cette phrase, seul le premier, requiem, a un accent au posé, bien ferme. Tous les autres sont pris avec beaucoup de légèreté, au levé du rythme.
La deuxième phrase renchérit sur la demande de la première. Elle commence directement sur le La. Elle est plus appuyée, plus ferme, et d’ailleurs, cette fois, tous les accents sont au posé. Pourtant la mélodie reste sobre, moins développée même qu’au début de la première phrase, et se cantonnant d’abord dans la tierce Fa-Sol-La, mais prise par en haut, si je puis dire, ce qui donne l’impression d’insistance. Ce lux perpetua est vraiment de toute beauté, se dégageant très simplement sur le fond de calme impressionnant qui émane de toute la pièce. Le sommet de toute cette pièce arrive d’ailleurs sur cette notion de lumière et sur le verbe qui l’exprime, luceat. Là aussi, la mélodie est ferme, large. Il s’agit d’une lumière chaleureuse puisque c’est celle de la vision béatifique que l’on implore pour nos défunts. Le dernier mot de la pièce est eis et il reprend à l’identique la mélodie de Domine dans la phrase précédente : une manière d’exprimer avec confiance que nos défunts sont dans la main du maître de la vie.
Il ne faut évidemment pas chanter cet introït avec force. Au contraire, il n’est que douceur paisible et confiance. C’est une prière de demande mais qui baigne déjà dans l’atmosphère de ce qu’elle demande, à savoir le repos et la lumière. Aucune tristesse n’affleure et même une joie douce pénètre toute cette mélodie bien campée dans le mode de Fa. Que les voix soient bien fondues, sans recherche d’éclat, sans aucune tension. Tout est souple et calme. Cet introït est vraiment une merveille et il nous fait comprendre combien l’Église sait prier en toutes circonstances. Son chant est une grande école de prière.
Pour écouter cet introit :