Jeunes Talents 2024 | Les quatre rencontres du centurion

Publié le 16 Juil 2024
jeunes talents centurion

© Sian Gao pour L'Homme Nouveau

Comme chaque année depuis 7 ans, L’Homme Nouveau a lancé son concours d’écriture Jeunes Talents 2024 entre avril et juin. Cette année, le thème était : « Après la guérison de son serviteur par Jésus, que devient le Centurion de l’Évangile ? »  
Nous publions ici les écrits que nous avons reçus. Les trois lauréats sont aussi publiés dans le numéro d’été (n° 1812), daté du 27 juillet.  
Retrouvez toutes les productions dans le dossier thématique Concours Jeunes Talents 2024.

 

Troisième prix

Les Quatre Rencontres du centurion

 

Un texte de Clavier

 

Il avait le regard perdu dans le lointain quand il entendit crier « terre, terre ». Ses yeux fatigués par les mois de mer se tournèrent lentement dans la direction indiquée. Il aperçut à son tour dans le lointain la côte tant attendue : c’était Pouzzoles, l’Italie, l’Europe enfin, continent tant désiré des années durant. Et pourtant sa joie de revoir le sol natal n’était pas telle qu’il l’avait imaginée : il avait le sentiment d’avoir déjà rejoint – intérieurement – la maison paternelle. 

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« Il avait le regard perdu dans le lointain quand il entendit crier “terre”. » © Sian Gao pour L’Homme Nouveau

Plus de trois décennies s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté sa Gaule natale, cherchant aventure en s’enrôlant dans les légions de Tibère. Il avait rapidement monté les grades et après l’école des recrues avait été envoyé rejoindre les prestigieuses légions qui assuraient le maintien de l’ordre romain à l’orient de l’Empire, dans la province de Syrie-Palestine. Quirinius étant gouverneur de Syrie, Ponce Pilate procurateur de Judée, le jeune soldat avait intégré l’une des cohortes cantonnées à Jérusalem.

Aux missions périodiques de surveillance menées sur les frontières orientales de la Transjordanie, où s’agitaient à intervalles irréguliers les Perses et les peuplades nomades de la péninsule Arabique, s’ajoutaient surtout des mobilisations régulières pour maintenir l’ordre dans la capitale religieuse de Judée, où les Juifs s’assemblaient chaque saison pour de grandes célébrations communes, occasions de mouvements de foule, voire de véritables séditions. 

Fait-divers à Jérusalem

Cette année-là, cependant, à l’occasion de la Pâque, principale fête juive, il avait vécu quelque chose de radicalement différent. Depuis son arrivée sur le sol palestinien, le procurateur Pilate avait eu à faire face déjà à plusieurs soulèvements qui avaient été réprimés avec sévérité. Dénoncé à Rome par les chefs du Sanhédrin, conseil religieux suprême de Jérusalem, il avait dû mettre de l’eau dans son vin et adoucir ses méthodes de vieux soldat.

Or voici que pour cette Pâque, alors qu’un grand nombre de Juifs de la Province et de la diaspora s’étaient rassemblés pour les festivités, des remous apparurent autour de la figure d’un prophète Yeshoua, de Nazareth, en Galilée. Le procurateur n’y avait que peu prêté attention, jusqu’à ce matin de la parascève – la veille de la fête juive – où les grands-prêtres et les chefs du peuple le lui avaient amené en demandant sa crucifixion. La molle résistance du Romain avait bientôt été vaincue par la détermination des accusateurs, et le rabbi contestataire avait été emmené pour être crucifié. Livré à la brutalité de la cohorte, il était déjà bien abîmé lorsqu’il fut remis à Longin, notre jeune soldat fraîchement promu centurion, et chargé de commander le peloton d’exécution – poste classique pour un jeune officier subalterne. 

Ils étaient trois condamnés ce jour-là, confiés à sa petite escouade. Lorsqu’il les vit arriver, il eut un haut-le-cœur, car le dénommé Yeshoua était en piteux état, cruellement blessé par les outrages des gardes du Temple et des soldats, durement flagellé, couronné d’un dérisoire bonnet d’épines acérées. Après un premier instant de recul, Longin eut cependant le cran d’affronter un à un les regards des trois condamnés qu’il emmènerait ce matin là pour leur dernière marche. L’un après l’autre, les deux bandits qui accompagnaient le rabbi baissèrent les yeux. Ce dernier en revanche, quoique affaibli, soutint longuement le regard du jeune centurion. Au fond du regard d’azur de l’homme de douleurs, celui-ci crut reconnaître une lueur déjà aperçue.

Conformément aux procédures du service, ils les emmenèrent hors de la ville, bien en vue des murs cependant, afin de les crucifier. Le supplice aurait dû se prolonger sur plusieurs jours, mais le dénommé Yeshoua, cruellement flagellé le matin même, montra des signes de faiblesse dès l’approche du lieu fatidique. Il est vrai qu’on l’avait laissé porter lui-même la lourde croix de bois brut. Il n’y avait pas là pour Longin de cruauté, mais seulement l’application stricte des ordres. Pour gravir les dernières marches menant à la porte de la ville et au lieu-dit « le Crâne », le lieu des exécutions, le jeune Longin eut l’humanité de requérir l’aide d’un paysan qui passait par là et qui accepta, bon gré, mal gré, d’alléger le poids porté par le condamné. Par habitude militaire sans doute, il retint le nom de cet homme insignifiant : Simon, Juif de la province de Cyrène.

Une fois mis en croix – quoique peu émotif d’ordinaire, Longin avait laissé ses subordonnés responsables du « sale boulot » de la crucifixion proprement dite –, le rabbi Yeshoua prit la parole à un certain nombre de reprises, d’une façon que le Romain ne put comprendre totalement, parlant d’un père qui l’aurait abandonné mais à qui il demandait de pardonner, d’une mère à qui il donnait un fils… La sixième parole était plus terre-à-terre et parvint bien à l’oreille du centurion : « J’ai soif », avait-il crié. Du geste, Longin envoya l’un de ses soldats imprégner une éponge de la piquette mélangée que leur fournissait l’armée, pour en proposer au condamné. Alors qu’il avait à peine goûté le breuvage, celui-ci s’écria : « Tout est bu », et rendit l’esprit.

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« C’est en posant les yeux sur le visage apaisé de l’homme qui pendait à la misérable croix que Longin fut comme transpercé jusqu’au cœur. » © Sian Gao pour L’Homme Nouveau

C’est en posant les yeux sur le visage apaisé de l’homme qui pendait à la misérable croix que Longin fut comme transpercé jusqu’au cœur : dans les traits blessés et sanguinolents du rabbi Yeshoua, dans le regard croisé naguère, il venait de voir réapparaître un instant trop vite oublié de son histoire. 

Rencontre en Galilée

C’était pourtant il y avait quelques années à peine, deux ou trois, tout au plus. Il était en garnison dans le nord de la province, sur les bords du petit lac que les autochtones appelaient pompeusement la « mer » de Galilée. De Gaule, Longin n’avait rien emporté avec lui, quittant tout pour le service de l’impériale Rome. Rien, ou presque rien, car il n’avait pu se séparer de son fidèle Castin.

Ce jeune Gaulois de son ethnie était le fils du garçon de ferme de ses parents : orphelin très tôt, il avait été recueilli par la famille et avait grandi dans le foyer. Bien qu’il soit demeuré un serviteur, Longin avait fini par considérer l’adolescent comme son petit frère, ou son fils. C’est donc tout naturellement qu’après la mort de ses parents, lorsqu’il avait quitté le pays pour prendre du service dans les légions de l’empire, il avait emmené avec lui Castin – comme cela se faisait alors – comme serviteur attaché à sa personne, une sorte d’écuyer ou d’ordonnance civile.

Mais le climat de l’Orient n’avait pas réussi à l’enfant. De refroidissement en grippe, de virus en épidémie, le jeune Gaulois n’avait cessé d’être malade depuis leur arrivée en Palestine. Lui autrefois si vif et éveillé en était devenu un étranger maladif, serviteur encombrant, ordinairement confiné dans la tente de son maître. Longin n’avait d’abord pas pris la chose au sérieux, et négligé d’entreprendre des soins pour son jeune ami. Était-il trop tard lorsqu’il se décida, inquiété par la toux persistante de l’enfant, à consulter le médecin de la cohorte ? Toujours est-il que la consultation du rude praticien militaire ne se solda pas par une amélioration de la condition de Castin, au contraire. Longin le trouva un jour plus affaibli que jamais, au retour d’une de ses patrouilles à la frontière transjordanienne. Le râle de l’enfant au fond de la tente était devenu persistant et se faisait de plus en plus douloureux : il fut bientôt celui d’un agonisant.

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« Sur les conseils de quelques-uns des soldats de la garnison de Capharnaüm, il envoya quérir un guérisseur indigène. » © Sian Gao pour L’Homme Nouveau

C’est alors que notre centurion prit l’une des décisions les moins logiques et réfléchies de sa vie : lui qui se targuait d’avoir adopté les mœurs et la rationalité romaines, fut pris d’une étonnante lubie. Sur les conseils de quelques-uns des soldats de la garnison de Capharnaüm, la localité où il séjournait alors, il envoya quérir un guérisseur indigène, une sorte de dignitaire ou de maître religieux, un dénommé rabbi Yeshoua. Mi-humilié, mi-honteux, Longin ne savait pas pourquoi il avait fait appel à cet homme, mais une force puissante agissant à l’intérieur de lui-même l’attirait vers lui, comme si un rayonnement centripète en émanait, alors même qu’il ne l’avait jamais vu. L’ayant fait sonder par l’intermédiaire de notables parmi les Juifs, Longin prit la décision d’aller lui-même à la rencontre du rabbi, tant l’état de son ami lui semblait désespéré. 

Golgotha, trois heures de l’après-midi

C’est cette rencontre furtive avec le guérisseur de Galilée que le centurion commandant le peloton d’exécution de Jérusalem venait de se rappeler : « Ecce homo » – voici l’homme – se dit-il soudain ; il l’avait reconnu à la pureté de son regard chargé d’amour. Rabbi Yeshoua, le guérisseur de Galilée, c’était lui dont les princes du peuple juif avaient exigé et obtenu de Pilate la condamnation, c’était lui que Longin venait de mener au supplice, c’était lui qui consommait en cet instant avec une indicible douceur le calice de cette mort ignominieuse.

Il est impossible de décrire les sentiments qui se mêlèrent et se disputèrent le cœur de notre centurion en cet instant, et dans les jours qui suivirent. Comme assommé, hagard, le jeune officier ne savait où aller ni que faire pour honorer la puissance divine presque tangible qui émanait du corps du défunt rabbi et qui rayonnait en cette femme silencieusement présente au pied de sa croix. Tiraillé entre son désir de rendre hommage au maître qui avait un jour illuminé sa vie et son devoir d’accomplir jusqu’au bout les exigences du service, il erra quelques longues minutes dans le petit espace du Golgotha, autour des quelques proches qui s’affairaient pour préparer l’accomplissement des rites funéraires. Au moment de quitter les lieux, il songea à un banal événement de cette dramatique après-midi. 

Avant d’étendre les condamnés sur le bois de leur supplice, auquel ils étaient attachés par des liens ou fixés par d’énormes clous, les bourreaux les dépouillaient de leurs atours divers, et avaient l’habitude de se les partager. Lorsque l’escouade commandée par Longin en était arrivée au rabbi Yeshoua, les soldats n’avaient pas voulu déchirer sa tunique, tissée d’un seul tenant, sans aucune couture, et l’avaient tirée au sort. C’est un jeune légionnaire qui en avait hérité. Sur le chemin de retour vers la caserne, Longin approcha discrètement le conscrit pour lui proposer un marché : il lui achetait la dite tunique contre l’équivalent d’une journée de solde d’officier. Quoique surpris, le soldat accepta sans sourciller l’échange, au sujet duquel il demeura discret. 

Incertitudes à Jérusalem

Dans les jours et les semaines qui suivirent ce dramatique événement, il sembla à Longin que son âme avait changé : il se rendait compte que si la première rencontre avec le rabbi guérisseur ne l’avait pas réellement transformé, la seconde, avec le Sauveur souffrant, l’avait profondément bouleversé. Suivant les ordres du gouverneur, qui craignait une résurgence de troubles à la suite de cette Pâque houleuse dans la capitale religieuse de Judée, Longin et ses hommes demeurèrent à Jérusalem jusqu’à la fête juive de la Pentecôte, sept semaines plus tard.

Longin, qui était resté en possession de la fameuse tunique, chercha à entrer en contact avec les disciples de Yeshoua, mais ceux-ci demeuraient introuvables. Par des informateurs revenant de Galilée, on entendit dire que certains, parmi le groupe qui l’avait suivi, affirmaient l’avoir revu vivant trois jours après les dramatiques événements du Golgotha, mais rien ne vint confirmer la rumeur. 

Le jour de la Pentecôte, alors que des foules nombreuses de Juifs étaient présents dans la ville sainte, dont certains issus des nombreuses implantations de la diaspora autour de la Méditerranée, les disciples du rabbi firent encore parler d’eux-mêmes. Au milieu de la matinée, on les vit faire irruption aux abords du Temple et se lancer dans une prédication publique qui rassembla bientôt autour d’eux de nombreux pèlerins, issus de tous les horizons. L’un d’eux, appelé Simon-Pierre, se présentait comme leur chef : il prit la parole solennellement et revendiqua au nom de tous l’héritage de Yeshoua, dont il affirmait la résurrection. 

Après l’effervescence de cette journée, on vit plus fréquemment les disciples du maître crucifié dans Jérusalem : Pierre et les autres se rendaient régulièrement au Temple pour prier. Bien informé, Longin profita de l’une de ces allées-venues pour aborder discrètement le chef du groupe. Le dialogue eut lieu en grec : le jeune centurion proposa à Pierre de lui céder la tunique du maître, récupérée au Golgotha. En échange il ne voulait aucune valeur pécuniaire, mais demandait à bénéficier en secret de l’enseignement spirituel de Yeshoua. Prudent, le Galiléen sembla accepter mais lui fixa un premier rendez-vous au parvis des Gentils, le seul lieu du Temple où pouvait accéder un païen.

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« C’est là que Longin se rendit le lendemain, serrant sous sa cape la  tunique. » © Sian Gao pour L’Homme Nouveau

C’est là que Longin se rendit le lendemain, serrant sous sa cape la  tunique. Le dialogue qui s’ensuivit emplit le centurion de perplexité : Pierre était reconnaissant du don de la précieuse relique, mais il ne semblait pas réellement disposé à assurer l’initiation spirituelle d’un soldat païen et reportait sa décision.

Cette discussion coïncida avec l’arrivée à Jérusalem d’un ordre émanant du gouverneur de Syrie, qui envoyait la cohorte de Longin pour une longue mission sur la frontière orientale de l’empire. Les Parthes, rude peuplade descendue des grandes steppes d’Asie Centrale et qui avait profité du retrait des généraux d’Alexandre pour se tailler un empire immense, menaçaient à nouveau la paix romaine. Bien souvent au cours des mois qui suivirent, Longin se retrouva en première ligne avec ses hommes. Plus d’une fois, ils tombèrent dans des embuscades tendues par leurs insaisissables ennemis dans les profonds défilés des déserts de Syrie. Il faillit y laisser la vie, mais toujours il en réchappa, comme s’il était défendu par une force supérieure et bienveillante. Notre centurion, troublé, finit par se demander ce que le destin lui voulait. Cette protection mystérieuse n’était-elle pas un signe ? 

De retour à Jérusalem, après des mois de campagne, il chercha à reprendre contact avec le groupe des disciples de Yeshoua, que l’on commençait à appeler du nouveau nom de « chrétiens », pour les distinguer d’une frange radicale de la nation juive, qui ne voulait plus rien avoir de commun avec eux. Malheureusement, leur chef, le dénommé Simon-Pierre, avait disparu : sans doute parti vers le nord pour échapper aux premières velléités de persécutions. Errant comme une âme en peine, Longin essaya tant bien que mal d’intégrer l’une ou l’autre communauté d’adeptes du Galiléen. Partout on lui rétorquait la même chose : Yeshoua n’est venu que pour les brebis perdues d’Israël, sa « voie » n’est pas ouverte aux païens. Tous cependant ne semblaient pas du même avis, car on entendait la rumeur de certains groupes chrétiens qui accueillaient en leur sein des incirconcis. 

Une carrière « longiligne »

Les années passèrent pourtant sans que la situation de Longin change sensiblement. Côté militaire, sa carrière évolua peu : son attirance pour la secte nouvelle bloqua-t-elle son avancement ? Est-ce lui qui mit peu de volonté à briguer des postes qui l’auraient éloigné de Jérusalem ? Toujours est-il que plus de deux décennies plus tard, notre centurion était toujours aussi éloigné de sa Gaule natale, échoué et ancré qu’il était sur le rivage palestinien. Son attrait pour les affaires religieuses n’avait pas disparu, quoiqu’il n’ait pu trouver le moyen d’être initié à la sphère chrétienne de Jérusalem. 

C’est un jour où sa cohorte était de service dans la cité sainte, où lui-même commandait une escouade en faction dans la vieille ville, à proximité du Temple, que le Seigneur lui ouvrit enfin les portes de son Église. Alors que la chaude après-midi méditerranéenne touchait à sa fin, une rumeur enfla dans les rues, provenant des parvis du lieu saint. Longin et ses hommes s’approchèrent vivement, d’abord pour observer, et si nécessaire pour intervenir. En arrivant à l’entrée du Temple, ils aperçurent un homme entre deux âges, râblé, barbu, mais d’une indéniable noblesse de port : presque impassible, il était cependant serré par une poignée de  légionnaires qui tentaient tant bien que mal de le dérober à une foule hurlante et menaçante. 

L’appui des soldats de Longin permit de dégager l’individu, qui fut bientôt mené en présence du gouverneur et interné. Quelques heures plus tard seulement, on fit mander notre centurion, à qui son tribun commanda de se préparer immédiatement pour un départ de plusieurs jours : sa cohorte avait reçu pour mission d’escorter l’homme – visiblement un prisonnier de marque – jusqu’à Césarée. Or des renseignements crédibles laissaient soupçonner qu’une frange extrémiste tenterait en route d’arrêter le convoi pour prendre ou faire mourir cet individu, qui était citoyen romain. 

Le départ eut lieu la nuit même : avec un autre centurion, Longin commandait le détachement, composé de soixante-dix cavaliers, deux cents lanciers et deux cents fantassins. L’imposant déploiement militaire intimida visiblement les conjurés, car ils ne se montrèrent pas durant tout le trajet. Au cœur de cette nuit de marche, alors que son collègue centurion s’était éloigné de quelques pas pour aller inspecter l’arrière-garde, Longin s’approcha du prisonnier, dont le calme continuait de l’impressionner. 

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« Longin écoutait, absorbé et fasciné par les récits et les enseignements de l’homme, qui parla presque sans discontinuer durant une bonne moitié de la nuit. » © Sian Gao pour L’Homme Nouveau

La discussion se prolongea chemin faisant, et la demi-douzaine d’heures qui restaient à parcourir lui parut écoulée en un instant. Dès les premiers mots en effet, l’homme, nommé Shaoul, mais qui se faisait appeler Paul, lui avait parlé de celui qui faisait le centre de sa vie et de toute son activité, pour le nom duquel il était pourchassé et menacé de mort : Jésus, celui que l’on connaît sous le nom de Christ. Rempli d’une joie profonde, débordante, Longin écoutait, absorbé et fasciné par les récits et les enseignements de l’homme, qui parla presque sans discontinuer durant une bonne moitié de la nuit. 

Une fois arrivé à Césarée, il fallut bien se séparer, car Paul devait être confronté à ses accusateurs, comparaître devant le gouverneur, le roi et la reine… Durant les longs mois que dura la procédure, leurs chemins ne se croisèrent plus. 

La dernière mission

Deux ans plus tard cependant, on assigna à Longin une nouvelle mission : ce devait être la dernière, lui promit l’officier lorsqu’on lui apporta son mandat. À plus de cinquante ans, en effet, il avait largement accompli le temps de son service dans les armées de l’empire : il était temps pour lui de regagner ses pénates et sa chère Gaule. La mission qu’on lui demandait était une mission de confiance, qui lui permettrait d’effectuer le voyage du retour chez lui aux frais de Rome : il s’agissait d’escorter un prisonnier de marque par mer, jusqu’à Rome. 

Ayant soldé ses affaires en Palestine et fait de rapides adieux à ses collaborateurs et amis, Longin se hâta de rejoindre Césarée, où l’attendait un vaisseau d’Adramytte [1] qui pourrait l’embarquer avec son prisonnier, son escorte et son paquetage. Lorsqu’il monta sur le pont du navire, l’homme l’attendait déjà avec les soldats chargés de son transfert. Tressaillant de loin, Longin le vit : la silhouette avait un peu changé, mais le visage demeurait semblable, les yeux surtout, animés du même feu profond. C’était Shaoul, Paul, l’homme de la marche de nuit de Jérusalem à Césarée, le disciple du Christ. 

L’histoire du voyage mouvementé qui commença à Césarée au début de l’automne pour se terminer à Pouzzoles au printemps suivant est narrée ailleurs. Mais l’auteur sacré a gardé la discrétion sur le parcours de notre centurion, dont le cœur fut profondément changé par la rencontre de Paul, les longs échanges qu’il put continuer avec lui sur le pont du navire… Jusqu’à cette nuit de terrible tempête où Paul, aidé de Longin, sauva tous les passagers en empêchant l’équipage d’abandonner le navire.

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« La fin du voyage lui permit de compléter son initiation chrétienne. (…) sa cité, il l’avait désormais compris, se trouvait dans le Ciel. » © Sian Gao pour L’Homme Nouveau

Cette nuit-là, notre centurion franchit enfin le pas : tombant à genoux devant l’Apôtre, il lui demanda le baptême : « Qu’est-ce qui empêche que je sois baptisé, désormais ? », demanda-t-il. Des mains de Paul, le vieux soldat reçut la grâce de la nouvelle naissance. Participant ensuite pour la première fois au renouvellement du mystère eucharistique, il reçut une communion qui aurait pu être un viatique si l’épisode de tempête ne s’était miraculeusement terminé par l’échouage sur un rivage hospitalier, proche de Malte. 

Tout geôlier qu’il était, notre centurion était devenu disciple : la fin du voyage lui permit de compléter son initiation chrétienne. C’est bien en baptisé et confirmé dans le Christ, ce rabbi Yeshoua dont il avait contemplé les œuvres, à la mort duquel il avait paradoxalement participé, que Longin revenait chez lui : de demeure terrestre, il n’y en avait sans doute plus pour lui, mais qu’à cela ne tienne, sa cité, il l’avait désormais compris, se trouvait dans le ciel. 

 

Clavier

 


[1] Adramytte : Ville portuaire de la province romaine de Mysie, en Asie.

 

>> Dossier thématique Concours Jeunes Talents 2024

 

La Rédaction

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