« Alléluia ! Tu es béni, Seigneur, Dieu de nos pères, digne de louange à jamais »
(Daniel, 3, 52)
Commentaire spirituel
L’alléluia de la solennité de la Sainte Trinité s’inscrit bien dans la lignée des alléluias grégoriens qui sont en général assez sobres au plan musical et plus encore au niveau du texte. La référence scripturaire de notre alléluia peut même surprendre a priori, pour deux motifs : d’abord parce qu’elle est empruntée à un livre prophétique de l’Ancien Testament, en l’occurrence le livre du prophète Daniel, alors que le mystère de la Sainte Trinité n’est encore que pressenti confusément sous le régime de la loi, et pas du tout exprimé explicitement ; ensuite parce que notre texte ne consiste qu’en un tout petit verset qui s’applique plutôt à la divinité tout entière qu’au mystère des trois personnes. Revenons donc sur ces deux surprises qui n’en font qu’une : pourquoi le compositeur a choisi un texte de l’Ancien Testament qui ne peut que nous parler de l’unicité de Dieu ?
Le choix d’un tel verset pour chanter le Dieu un et trine ne manque pourtant pas de profondeur ; il ouvre en effet, grâce à l’expression « Dieu de nos pères » des perspectives qui portent le regard non seulement vers le passé (le livre du prophète Daniel est un des écrits les plus récents de tout l’Ancien Testament) mais aussi vers l’avenir et en particulier vers la révélation plénière qui s’accomplira en la personne et à travers le message de Jésus de Nazareth. « Dieu de nos pères », l’expression fait penser bien sûr d’abord à Abraham, à Isaac et à Jacob. Ces trois patriarches sont considérés par les Juifs de tous les temps comme les dépositaires de la promesse divine : quelle promesse ? Celle d’un pays et celle d’un peuple. « Yahvé dit à Abram : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom; sois une bénédiction ! » (Genèse, 12, 1-2) Le pays désigne ultimement la terre promise, c’est-à-dire la vie éternelle, c’est-à-dire encore Dieu lui-même ; le peuple désigne la multitude des croyants dont Abraham est constitué le Père. Et cette promesse fondamentale se concrétise dans une autre promesse, celle d’un fils. Isaac est clairement présenté comme le fils de la promesse. À travers ces deux personnages qui sont à l’origine historique, datable, du peuple de Dieu, se dessine mystérieusement le visage de Dieu lui-même, son essence familiale, qui ne sera révélée que dans le parallèle entre le sacrifice d’Isaac et celui de Jésus, le premier n’étant que l’annonce et l’image du second. Abraham est devenu le Père des croyants mais aussi la figure du Père des cieux qui n’a pas épargné son propre Fils. L’expression « le Dieu de nos pères », pour un chrétien, signifie donc beaucoup plus que pour un juif, elle nous parle du mystère intime de Dieu, de son être familial, d’une certaine pluralité au sein même de l’unique essence divine. Et en nous parlant explicitement de la promesse qui est inséparable de l’histoire des patriarches, elle nous parle de l’accomplissement de tout ce qui est inscrit dans cette promesse et qui dépasse largement le cadre de l’histoire du peuple juif. L’expression nous invite à relire tout le passé et à en saisir toute la portée éternelle dans la personne de Jésus, le Fils, le grand révélateur du Père, le témoin de la vie trinitaire. En chantant cet alléluia, en chantant notamment ce verset du livre de Daniel, on relit l’histoire sainte dans son ensemble (car l’expression « Dieu de nos pères » vise aussi Adam, Noé, Moïse, etc.), on en mesure la grande et profonde unité et on la rapporte à son sommet qui est Dieu lui-même. Toute cette réflexion suppose bien sûr l’action de la troisième personne de la Trinité dont on n’a pas encore parlé : le Saint-Esprit. C’est lui qui nous fait lire l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau ; lui qui nous permet de voir en Jésus l’accomplissement des promesses antiques ; lui qui nous guide vers la vérité tout entière ; lui qui a orienté le choix du compositeur et celui de l’Église pour ce verset qui nous plonge dans la grande louange du Dieu de nos pères, ce Dieu qui, parce qu’il est, sera toujours ce qu’il a été.
Commentaire musical
La mélodie de notre alléluia n’est pas propre à la fête de la Trinité : on la trouve avec le même texte à la messe du samedi des Quatre Temps de Pentecôte et c’est là, assurément, son origine. Elle a ensuite été reprise sur un autre texte pour la messe de la Vigile de Noël et pour la fête des saints Apôtres Philippe et Jacques. Empruntée à la liturgie des Quatre Temps, il est incontestable qu’elle remonte à la plus haute antiquité de l’art grégorien. Son jubilus extrêmement simple plaide d’ailleurs pour cette antiquité. Le verset, quant à lui, est assez différent du jubilus dont il ne reprend pas le thème mélodique, ce qui est assez rare. Voyons cela de plus près.
Notons d’abord qu’il s’agit d’un 8ème mode, et de fait la mélodie est affirmative, claire, joyeuse, sans grand développement, mais assez pleine et puissante, quoique légère.
L’intonation du jubilus est on ne peut plus simple : deux notes encadrent deux podatus de seconde dont le second est plus élevé d’un degré que le premier. On part du Sol, on monte au La puis au Si et on redescend au Sol : c’est tout. L’accent de alléluia est très simplement mis en valeur au beau milieu d’un motif très sobre qui monte vers lui et redescend aussitôt après lui. Après la reprise du chœur, il convient de ne pas s’arrêter mais d’enchaîner sur la suite qui va déployer la syllabe finale de façon très belle, en privilégiant, comme souvent les degrés conjoints. Sur 29 intervalles, on compte seulement 7 intervalles de tierce ; tout le reste procède par degrés conjoints. La mélodie est bien progressive puisque dans la première incise on atteint le Si, comme on l’a vu ; dans la seconde, on atteint le Do à deux reprises ; dans la troisième, on touche une fois le Ré. La pièce dans son ensemble ne montera pas plus. Elle est donc tout entière comprise entre le Sol (on ne descend jamais plus bas) et le Ré, c’est-à-dire dans la quinte caractéristique du tétrardus, sans s’en échapper jamais, ni vers le haut ni vers le bas.
Malgré cette apparente sobriété, le jubilus est très expressif, grâce au courant d’intensité qui le traverse. Après l’intonation toute simple, la mélodie va se gonfler progressivement d’un crescendo sur toute la seconde incise, notamment à partir des deux double Sol qu’il faut donner nettement, avec une bonne répercussion et sans traîner et en renchérissant de l’un sur l’autre. Puis, on nourrit encore le crescendo sur les deux clivis qui suivent, lesquelles doivent être interprétées avec un accelerando significatif (sans courir bien sûr) qui permet d’atteindre en l’épanouissant le deuxième Do, bien cueilli après une base de podatus chaleureuse, et bien enveloppé et arrondi dans son beau mouvement ternaire. Les deux Do sont traités de la même manière, selon ce rythme ternaire qui élargit le mouvement, léger par ailleurs car uniquement constitué de rythmes binaires. On a là une belle structure qui n’empêche aucunement la vie de l’ensemble.
La dernière incise du jubilus marque un épanouissement encore plus significatif, du fait de son sommet, atteint de la même manière, par l’intermédiaire d’un podatus de tierce, que les deux précédents, et aussi du fait de sa longue descente par degrés conjoints qui nous fait retrouver le Sol, véritable note charpentière de toute la pièce. Un dernier petit rebond amené comme précédemment nous fait encore entendre une dernière fois le Do, mais suivi cette fois d’une descente régulière qui amène très naturellement la cadence finale, admirablement ferme et bien rythmée avec ses deux notes longues, sur le La et sur le Sol. Même si cette dernière incise est plus large, le mouvement reste léger jusqu’au bout, mais les ternaires plus nombreux modifient et élargissent le rythme et donc aussi l’atmosphère de cette dernière incise par rapport aux deux précédentes. L’ensemble est très plein, très régulier et sans précipitation, mais très chaleureux tout en étant très léger.
Le verset se décompose en deux phrases, dont la seconde reprend les motifs de la première avant de revenir au modèle du jubilus. C’est donc la première qui porte en elle toute l’originalité.
Le Sol qui a déjà fait ses preuves dans le jubilus s’annonce d’emblée par une tristropha expressive qu’il convient de donner de façon chaleureuse, mais sans trop traîner, afin de n’être pas encombré dès le début par un tempo lourd. Ce tripe Sol doit être léger, vivant, c’est-à-dire qu’on doit sentir un crescendo qui conduit à la première quarte joyeuse de la pièce. On a là un bel élan, dès le début du verset, une belle invitation à la louange. L’accent de benedíctus est bien épanoui au levé du rythme, et ensuite, la mélodie revient sagement au Sol, toujours le Sol, après une délicieuse petite ritournelle, variation charmante sur le thème Sol-La-Si de l’intonation. Le second élan arrive alors sur Dómine. Après un nouvel accent au levé, c’est cette fois un écart de quinte, le seul de la pièce, qui propulse d’un bond la mélodie jusqu’au Ré où elle se maintient dans la légèreté sur la finale de Dómine et sur l’attaque de Deus, avant de se poser, cette fois, non plus sur le Sol, mais sur le Si, en une cadence de mode de Mi qui fait entendre le demi-ton et apporte une nuance de délicatesse et de tendresse dans la louange. On va retrouver cette note sur le passage suivant, patrum nostrórum, cette expression du Dieu de nos pères, que l’on a souligné dans le commentaire spirituel, et qui constitue le sommet textuel et aussi mélodique de toute la pièce. La belle montée qui affecte la syllabe finale de nostrórum est très expressive, très chaude, très tendre. Le Dieu Trinité dont on chante les louanges est notre Dieu, le Dieu de nos pères, il s’est inséré dans la vie des hommes, il les a admis dans son intimité. On a là, sans aucun doute, une belle et riche interprétation grégorienne de cette vérité scripturaire qui continue de résonner dans le cœur de tous les croyants.
La deuxième phrase reprend le motif initial de la première, mais sans la tristropha qu’elle déplace et renvoie à la fin, en prélude à la reprise du jubilus. Cela introduit une nouvelle petite variante qui supprime toute impression de monotonie. La phrase commence sur le bel élan de la quarte initial et va descendre doucement vers le Sol, sur la finale de laudabilis, après la ritournelle déjà mentionnée à la fin de benedictus es. Les deux adjectifs sont donc aimablement liés par la mélodie et pris de façon également légère. Puis, la phrase s’achève en reprenant le motif du jubilus, avec bonheur sur le mot sæcula qui exprime l’éternité. Le mouvement léger et chaud accompagne ce mot et empêche ainsi d’affubler le temps de Dieu d’une quelconque idée de durée.
Une fois de plus on peut constater cette double caractéristique des alléluias grégoriens : ils sont très structurés et souverainement libres dans leur composition. Leur expression est donc à la fois enthousiaste et maîtrisée. On a ici un alléluia très simple, très facile à retenir, mais aussi très expressif et très profond.
À écouter ici.