« Au nom du Seigneur, que tout genou fléchisse, au ciel, sur la terre et dans les enfers : car le Seigneur s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Jésus-Christ est Seigneur dans la gloire de Dieu le Père. Seigneur, exauce ma prière et que mon cri parvienne jusqu’à toi. » (Philippiens, 2, 10, 8, 11 ; Psaume 101, 2)
Commentaire spirituel
On l’a déjà constaté, rares sont les introïts, et même plus généralement les pièces de la messe dont le texte n’est pas extrait du psautier. C’est le cas ici puisque c’est à l’épître de saint Paul aux Philippiens que ce chant fait écho, et plus précisément à ce que l’on appelle l’hymne aux Philippiens, c’est-à-dire le chapitre 2 qui célèbre le double mouvement d’humiliation et d’exaltation du Christ en son humanité.
« Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus : Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom de Jésus, s’agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue proclame, de Jésus Christ, qu’il est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. »
Un simple regard comparatif sur ce texte majeur de la pensée paulinienne et sur le texte de notre introït, nous montre que le compositeur s’est senti très libre dans sa façon de citer l’Écriture : il a choisi en effet de privilégier la conclusion de l’hymne qui tire la conséquence de ce double mouvement qui aboutit à la gloire divine de Jésus. Cette conséquence, c’est l’adoration à laquelle, en tant que Seigneur, le Christ a droit de la part de toute créature, où qu’elle se situe. Mais entre les versets 10 et 11, le compositeur a intercalé le verset 8 qui témoigne de l’obéissance du Christ, cette obéissance jusqu’au bout qui témoigne de la puissance de son amour. C’est cette obéissance, liée au mystère de la mort et à celui de la croix, qui est ainsi placée au cœur du message de l’introït, comme elle l’est d’ailleurs dans l’hymne aux Philippiens, mais à sa place, la dernière dans la série des humiliations par lesquelles Dieu s’est abaissé jusqu’à nous. Ici, on peut dire que l’obéissance est plus explicitement exaltée comme étant le grand signe qui nous permet de reconnaître Dieu et de l’adorer dans la gloire. Il n’y a pas vraiment de changement dans le message, car le sens du texte de saint Paul est exactement le même. Il s’agit juste ici d’admirer l’audace des compositeurs antiques qui ne craignent pas de toucher à la lettre du texte sacré, d’en bouleverser un peu les mots sinon les idées, pour mettre en valeur, grâce à la mélodie, une notion qui leur paraît importante. Il s’agit donc d’une interprétation, mais toute pleine de respect, toute soumise à l’inspiration scripturaire et désireuse de servir le sens profond du texte biblique.
En privilégiant la fin de l’hymne aux Philippiens, l’auteur de notre introït nous invite, par un acte de foi, à rejoindre le Christ dans sa situation présente qui est glorieuse et régnante. Il passe sous silence tout le mystère de l’abaissement qu’a connu Jésus pour parvenir à cette gloire ; il tait également l’action divine qui a exalté pour toujours le nom de Jésus ; il suppose tout cela et place d’emblée sous nos yeux le Christ-Roi en nous demandant de l’adorer. Selon la forme extraordinaire, cet introït est celui du mercredi Saint, c’est-à-dire le jour qui précède la grande liturgie du triduum pascal. On est ainsi préparé à vivre l’événement de la passion, de la mort et de la résurrection du Christ en fixant notre regard sur sa condition glorieuse, au plus haut des cieux. C’est un peu l’équivalent liturgique de la transfiguration qui était destinée, on le sait, à affermir les disciples avant l’assaut de la passion. Ici aussi nous sommes au ciel et nous adorons le Seigneur dans la gloire du Père, avant de le voir humilié à Gethsémani puis au Calvaire. Mais on peut également trouver un sens à la place de cet introït selon le calendrier de la forme ordinaire, puisqu’il se situe à la fin du cycle liturgique, à la manière, là aussi, d’une anticipation, d’un avant goût de la fête du Christ-Roi qui resplendit à la fin du cycle.
Quoiqu’il en soit, retenons que l’obéissance de Jésus est la raison de sa gloire. Dans notre monde individualiste et relativiste, le message de notre introït est fort. Ces petites vertus dites passives, comme l’obéissance, l’humilité, la patience, la douceur, témoignent souvent d’un grand amour et plaisent au Père qui sait les récompenser dans sa gloire.
Commentaire musical
C’est au 3ème mode qu’est emprunté la mélodie de cet introït. Le 3ème mode est le mode des contrastes mystiques : il passe de l’extériorité parfois très lyrique à l’intériorité profonde. Il exprime les réalités de la vie spirituelle ou du mystère divin avec beaucoup de sensibilité musicale. Ceci dit, ici, il s’agit plutôt d’un 3ème mode sobre et sage, sans extase et sans grande expression. Peut-être parce qu’il met en musique un texte suffisamment expressif de lui-même et qui n’a donc guère besoin de surcroît de ce point de vue. On a même l’impression que la mélodie s’efface au maximum derrière le texte, ne voulant surtout pas en diminuer la vigueur par une interprétation trop humaine. Nous sommes en présence d’un long introït composé de trois phrases mélodiques assez équilibrées et correspondant exactement aux trois phrases du message paulinien.
L’intonation est classique en 3ème mode : on part du Mi, et bien vite, par l’intermédiaire du Sol, on monte jusqu’au Do, la dominante du mode. La présence de l’intervalle de demi-ton Si-Do, sur l’accent de Dómini, met de la douceur dans la lumière caractéristique de cette intonation. Ensuite, le Do va demeurer la corde dominante tout au long de l’incise suivante, notamment sur les mots omne genu. Le verbe flectátur est doté d’une belle vocalise, tout en élan sur l’accent du mot, et se terminant à l’aigu sur une cadence en Si très belle et très douce. Les trois lieux de l’adoration sont mentionnés alors en une remarquable progression : le ciel, d’abord, traité de façon très sobre au plan musical (on ne dépasse pas le Si), sans doute parce que là, l’adoration va de soi ; la terre ensuite (on monte jusqu’au Do) avec une insistance marquée vers l’accent de terréstrium, et soutenue jusqu’à la fin du mot ; et enfin les enfers (on atteint le Ré), dans un mouvement très large et très plein qui invite à l’admiration avec une certaine nuance de fierté, la fierté de voir que les genoux fléchissent devant le Seigneur Jésus là même où l’amour n’est pas présent. Là encore la cadence en Si laisse planer la mélodie et la contemplation de l’âme. Durant toute cette première phrase, à part le Mi et le Ré de l’intonation, tout s’est déroulé au-dessus du Sol, dans un registre aigu donc, expressif de l’admiration des fidèles devant un spectacle de soumission universelle. Mais il n’y a pas d’éclat dans ce triomphe. L’atmosphère demeure très paisible, le mouvement est léger mais calme, jusque dans ses crescendos, ceux de flectátur, de terréstrium, d’infernórum.
La deuxième phrase est encore plus aiguë, de manière générale : elle atteint le Mi, sommet de la pièce et se déroule en bonne partie au-dessus de la dominante Do, surtout au début. Mais le plus intéressant, c’est que cette seconde phrase commence par un passage syllabique assez extraordinaire, qui affecte les quatre premiers mots : quia Dóminus factus obédiens, les mettant en valeur de façon assez insolite, par une sorte de restriction mélodique, mais au sommet mélodique de la pièce. Il y a là une conjugaison remarquable d’expression très nette et certainement très voulue, d’une part, et d’autre part d’effacement et de sobriété tout aussi volontaires. Le résultat est magnifique et il ne faut pas manquer de le souligner dans l’interprétation à la fois par une belle chaleur vocale, un mouvement léger mais qui respecte la parfaite diction de chaque mot bien goûté, le tout dans un sentiment profond d’admiration et d’humilité, puisque le chant décrit justement l’acte d’obéissance et d’anéantissement du Seigneur. Les mots usque ad mortem terminent ce membre de phrase en reprenant simplement la cadence précédente de infernórum. C’est le bref deuxième membre de la phrase qui est expressif. Avec la mention de la mort et de la mort sur la croix, la mélodie s’incurve vers le grave et se pose en une cadence en Mi très profonde et très contemplative, qu’il faudra bien retenir, comme d’ailleurs tout le mot crucis qui demande un élargissement et un piano sensibles.
La troisième phrase commence dans cette atmosphère toute douce et toute calme, comme si la mention de la mort sur la croix invitait l’âme au silence. Ideo doit donc être donné piano, puis sur Dóminus Jesus et surtout sur Christus, un crescendo progressif reconduit la mélodie vers les hauteurs, mais dans la sobriété, sans dépasser le Si. Ce n’est que sur l’accent lumineux du mot glória que le Do est atteint une dernière fois, avant la descente finale qui, sans manquer de chaleur, et selon une formule mélodique typique du mode de Mi, fixe notre regard sur la gloire transcendante du Père en laquelle le Fils est souverainement exalté. Rien n’est plus apte à nous établir dans l’adoration et l’action de grâce qu’une telle formule si mystérieuse et si aimante qui semble nous envelopper dans le Père pour l’éternité.
Ecouter cet introït ici.