« Lève-toi, Seigneur, que l’homme ne soit pas le plus fort ; que les nations soient jugées en ta présence. Mes ennemis en fuite tournent le dos ; ils faibliront et s’égareront loin de ta face. » (Psaume 9, 20, 4)
Commentaire spirituel
Voilà encore un texte fort tiré d’un psaume mixte mêlant les accents de triomphe à ceux de la supplication. Les deux formes de prière (action de grâce et demande) mentionnées dans le psaume ont été retenues par le compositeur de ce graduel, mais de façon inversée : alors que dans le psaume, l’action de grâce précède la supplication, ici c’est le contraire : on commence par supplier Dieu avant de constater, de manière prophétique, l’efficacité de son intervention sur les ennemis.
Comme toujours, l’Église, en utilisant ces textes de l’Ancien Testament dans la liturgie, leur donne un sens plénier et définitif. Les ennemis, les nations dont il est question ici, sont d’ordre spirituel plutôt que temporel ; ou plus exactement, ils acquièrent un caractère universel qui transcende leur valeur purement historique. Ces ennemis sont éventuellement les adversaires de l’Église, mais plus encore le monde dans son acception la plus opposée à l’esprit de l’Évangile, le monde des ténèbres dont le diable est le prince, donc nos péchés, les grandes idées athées, les illusions d’une humanité qui prétend se passer de Dieu. La prière de l’Église élargit la perspective aux dimensions du drame global de la rédemption ; ou plutôt, elle fait éclore de façon explicite se qui se trouvait en germe dans la prière inspirée des psaumes. Le sens plénier des psaumes est donné par le Christ et par son œuvre de salut. Voilà la belle vérité que nous chantons dans un graduel comme celui-ci. Il trouve dès lors toute sa place en plein cœur du Carême, cette période qui nous fait revivre la lutte du Seigneur Jésus, une lutte historique mais qui a des répercussions infinies, tant en amont qu’en aval de son existence terrestre. Les psaumes sont sa prière, c’est bien lui qui s’adresse à son Père. Nous sommes plongés dans le grand combat entre la vie et la mort qui se joue en la personne du Christ et se dénoue par sa résurrection le jour de Pâques. En chantant cela, nous participons très réellement à ce combat, nous l’actualisons à notre époque, en nous-mêmes.
De ce dernier point de vue, le début du texte du graduel est très significatif : nous demandons au Seigneur de se lever (un impératif qui a quelque chose d’assez osé de la part d’une créature!) afin que l’homme ne soit pas le plus fort. Quelle prière extraordinaire dans sa simplicité et son actualité ! Elle vise l’homme moderne dont le pouvoir de mort sur le mystère de la vie est devenu troublant. Mais elle vise aussi de façon beaucoup plus modeste mais non moins grave, chacun et chacune d’entre nous, dans la mesure où nous résistons à la grâce et nous nous dressons contre la volonté de Dieu. C’est la réalité du péché qui est dénoncée ici avec vigueur et l’affirmation du primat de la grâce. « Debout, Seigneur, que l’homme ne soit pas le plus fort ! » Oui ! que dans ma vie, dans mes actes, ma volonté ne prenne jamais le pas sur la tienne car ce serait ma perte. Toute action, éclatante ou minime, qui n’est pas bénie de Dieu est stérile et vouée à l’échec final. La prière, en ce temps de Carême, nous rejoint donc dans notre combat spirituel, dans notre lutte pour laisser la place à Dieu, à ses initiatives, à son Esprit qui nous guide, à sa grâce qui nous guérit et nous élève, à son amour qui nous assiège et ne nous laisse pas de repos, jusqu’à ce qu’il ait dénoué, un à un, patiemment, tous les liens qui nous retenaient attachés à nous -mêmes, à la terre, aux créatures. La fin du graduel l’exprime très bien et de façon vigoureuse, là encore : loin de la face du Seigneur, ce sont les ténèbres, c’est l’égarement. En latin le verbe perire signifie étymologiquement, aller n’importe où. Mais au sens fort, c’est mourir et notre mot français périr le traduit directement. L’inverse est vrai aussi : la face de Dieu, son visage, celui qu’il a pris en Jésus-Christ, celui qu’il a hérité de la Vierge Marie, pour nous c’est la vie, le lieu de la réunification de notre être. Chercher le visage de Dieu, se cacher dans le secret du visage de Dieu, c’est vivre de la vraie vie. C’est cette vie contemplative qui nous attend en plénitude dans l’éternité, mais c’est aussi à cette vie contemplative que nous sommes tous appelés dès ici-bas. La liturgie est maîtresse en la matière, laissons-nous éduquer par cette mère incomparable.
Commentaire musical
Au plan musical, nous somme en présence d’un grand graduel du 3ème mode, à la mélodie somptueuse. Dom Gajard dit de ce mode que c’est « le mode léger par excellence, vif, allègre,, encore qu’avec une note de discrétion et de retenue ; non pas inexpressif, certes, mais enfin qui ne s’appesantit nulle part, même s’il est chargé de neumes, même s’il veut souligner avec insistance une idée ; même alors il reste toujours docile à l’élan qui l’emporte ».
Le corps du graduel est constitué de deux longues phrases musicales, le verset en contient trois dont les deux premières notablement plus courtes que la troisième.
L’intonation est longue et grave, toute structurée autour du Fa qui est la note omniprésente. Commencer une mélodie par cinq notes identiques, cela veut dire quelque chose et paradoxalement, c’est très expressif, d’autant que la mélodie, par la suite, va s’envoler littéralement. Ici, on prétend réveiller le Seigneur, c’est un acte grave. Ce mot « exsurge », « debout » dont on a relevé la hardiesse est adouci par une mélodie mystérieuse et douce mais qui doit être légère, sans effet dramatique. Il faut évidemment rendre vivante ces premières notes à l’unisson, par un crescendo discret mais qui exprime une certaine plénitude. Il y a de la solennité dans cette prière qui commence.
L’attaque de Domine va permettre à la mélodie de monter, de façon encore modeste, jusqu’au La et même jusqu’au Sib qui apporte une nuance de tendresse. On a remarqué d’ailleurs que cette formule mélodique, dans le répertoire grégorien, caractérise presque exclusivement le nom de Dieu ou de Seigneur. Il faut donc y mettre beaucoup de chaleur et de tendresse, c’est comme une lumière qui se lève, à mesure que le nom du Bien-aimé se déploie sur les lèvres de l’épouse. Le tempo est toujours léger mais discret. Ensuite, sur non praevaleat, la prière qui exprime son motif, continue de monter, du Sol jusqu’au Do et même au Ré, puis retour au Sol, en une courbe chargée de menace. On sent l’ennemi qui se dresse contre le Seigneur. Le mot Homo, quant à lui, nous ramène au grave et tout cela est magnifique et très expressif. L’homme, le pécheur, séparé de Dieu, agit dans les ténèbres. Il s’exalte et se cache à la fois, il ruse, d’où l’alternance mélodique entre l’aigu et le grave. Il y a dans toute cette fin de phrase, sur non praevaleat homo, une intensité impressionnante.
La deuxième phrase va reprendre à deux reprises (sur judicentur et in conspectu) et en crescendo à chaque fois le motif mélodique de non praevaleat. C’est donc toujours le même thème, mais avec une insistance très forte, insistance qui est encore soulignée par une nouvelle répétition mélodique assez extraordinaire, à l’unisson, sur conspectu et sur tuo, où l’on compte à chaque fois sept notes sur le Do, répercutées de deux en deux. Cela donne une impression presque terrible, comme si l’on assistait à l’inexorable jugement de Dieu sur les nations, sur les ennemis de Dieu. On a oublié la prière, et l’âme presque interdite, contemple déjà le terrible dénouement qui attend l’adversaire. Le corps du graduel se termine sur cette vision grandiose.
Le verset va nous ramener dans l’entre-deux, au combat en acte, et à la défaite des ennemis. Le ton est plus incisif, le tempo doit être plus léger. Le début de la mélodie, sur in convertendo, est une formule classique, très en élan, qui conduit le mouvement du Mi jusqu’au Do. On retrouve cela dans beaucoup d’intonations d’introït en 3ème mode. Cela doit donc être très léger. Ensuite on se fixe sur le Do, en un passage presque syllabique qui accentue encore l’impression de mouvement, presque de fuite. L’extraordinaire traitement mélodique du mot retrorsum contient bien un accent de triomphe dans cette longue vocalise qui s’emporte de façon très légère, dans un grand legato, jusqu’au Mi aigu, constituant un premier sommet mélodique de cette pièce. On sent l’exultation du psalmiste et en même temps la déroute de l’ennemi dans l’impétuosité de ce motif.
La légèreté de cette phrase est reprise dans la phrase suivante, avec la prédominance du Do. Tout est très léger et dans un grand legato.
Enfin la dernière phrase poursuit le même thème avec une impressionnante prédominance du Do (il y a 41 Do et 69 notes autres que le Do). Le développement mélodique de ces trois petits mots a facie tua est tout simplement prodigieux. C’est de la grande contemplation. Alors que le texte fustige ceux qui sont loin de la face de Dieu, la mélodie semble au contraire fixer les yeux de notre âme sur ce visage, comme si on ne pouvait s’en détacher après l’avoir regardé et nommé. Il faut donc manifester cette grande complaisance de l’âme fidèle dans cette finale somptueuse. Le tempo reste très léger jusqu’au bout, la ligne mélodique très vivante, avec des crescendo et des decrescendo bien marqués et des longues chaudes allantes. C’est ici aussi le triomphe des répercussions sur tous ces Do, répercussions qui expriment la longueur et la vie du regard et qui doivent être nettes et légères. Nous sommes donc en présence d’un grand graduel, très vigoureux mais aussi très contemplatif, car l’âme, se préoccupe finalement davantage du Seigneur que de ses ennemis. On a là encore un bel exemple d’une mélodie qui interprète le texte, qui dit quelque chose de plus que le texte, ou plutôt quelque chose qui est présent mais caché dans le texte et que la mélodie révèle. C’est dans des pièces comme celles-là qu’éclate la souveraine beauté spirituelle du chant grégorien.
Pour écouter ce graduel :