Traduction | Demande-moi et je te donnerai les nations en héritage et les confins de la terre seront en ton domaine.
(Psaume 2, 8) |
Commentaire spirituel
Il arrive que la liturgie nous emporte explicitement dans les relations trinitaires et nous rende témoins du dialogue qui s’instaure entre le Père et son Fils. Il en est ainsi à Noël et à Pâques, les deux sommets de l’année liturgique. Pratiquement toutes les pièces de la messe de minuit (à l’exception de l’offertoire), l’introït du dimanche de Pâques, nous rendent contemporains des événements sublimes qui se passent en Dieu, dans l’invisible éternité des Trois.
Il en est ainsi ici également. La solennité du Christ-Roi représente d’ailleurs un autre sommet de l’année qui s’achève dans l’évocation de ce mystère, le dernier de tous, celui qui débouche sur le règne sans fin du Fils, dans la splendeur des cieux.
Ici, c’est le Père qui parle, le Père tout puissant, le Créateur, le Principe, la source de tout être, en Dieu et hors de Dieu. Tout est en son pouvoir, et il dispense tous ses biens selon son bon plaisir. Or son Fils unique, son bien-aimé, reçoit tout de lui selon la divinité. Tout l’être du Père passe dans le Fils. Le Fils n’a rien à demander à son Père, il est dans le Père, il est inséparable du Père, un avec lui, dans l’unité de leur Esprit. Tout est donné, il n’y a rien à demander, les Personnes divines sont nécessairement dans une mutuelle donation de tout leur être.
Mais il n’en va pas de même au niveau de la Création. Là, l’être de Dieu s’est répandu hors de lui, si l’on peut dire, et sans échapper à sa toute puissance, il échappe, il peut et de fait il a échappé à son Amour. Le péché, celui de l’ange, puis celui de l’homme, a réussi ce tour de force de faire échec à l’harmonie créée et donc aussi à la volonté créatrice. Nous parlons comme des hommes qui ne voient que le côté visible du drame de l’histoire. De ce point de vue, il est vrai de dire que le plan de Dieu a échoué et que le Seigneur a eu besoin de reprendre son œuvre afin de la restaurer et ensuite de la sublimer.
L’Incarnation survient après le péché et en conséquence du péché, c’est du moins ce qu’affirme notre Credo : « Pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel. » Le décret divin du salut a impliqué le Fils dans notre histoire de façon visible : il est devenu l’un de nous. Par lui, par son chemin d’humilité, Dieu est venu reprendre possession de son héritage.
C’est cela que décrit le texte de notre offertoire. Le Père, dans son amour, offre au Fils la perspective d’un empire universel fondé sur les ruines de l’empire déchu. Il invite le Fils à lui demander cet héritage. Non pas pour faire preuve de sa supériorité, bien sûr, mais seulement par l’élan gratuit de son amour qui ne désire rien tant que de voir glorifier son propre Fils.
Cet offertoire tout divin se traduit pour nous en termes d’évangélisation. Le Christ est venu sur la terre apporter la Bonne Nouvelle du salut. Il a fondé l’Église pour continuer son œuvre et l’étendre jusqu’aux extrémités de la terre. Après l’humanité de Jésus, l’Église, spécialement par l’intermédiaire de ses sacrements, réalise concrètement ce souhait du Père. Nous sommes donc profondément impliqués dans ce texte. C’est conjointement que nos efforts propagent l’Évangile et que le Père assure au Fils la maîtrise des nations soumises.
C’est très beau de voir combien nous sommes, à la suite de Jésus, les instruments de cette promesse toute divine. On voit bien que l’Église est inséparable du mystère de Jésus, inséparable du plan de Dieu, inséparable de l’amour du Père pour son Fils. L’Église est Mère comme Dieu est Père ; tous deux portent ensemble les peuples de la terre dans leur amour pour les offrir au Christ, afin qu’il règne dans tous les cœurs.
On voit donc aussi que cet offertoire est à la fois du ciel et de la terre : du ciel où tout se joue et se décrète ; mais aussi de la terre où tout se concrétise et se réalise. La grâce et la nature s’unissent pour que le monde connaisse la Rédemption. Mais notre offertoire nous montre magnifiquement que l’acteur principal de l’Évangélisation c’est le Père qui, dans l’invisible, opère ce que ses ouvriers tentent de réaliser. C’est l’invisible qui est la cause première de l’Évangélisation, et non les efforts humains qui se déploient visiblement sur la terre.
Tel est le message doublement sublime de cet offertoire : il nous fait assister au dialogue d’amour entre le Père et le Fils ; et il nous montre la primauté du divin dans l’œuvre du salut à laquelle pourtant nous sommes invités de façon pressante à coopérer.
Commentaire musical
La mélodie de cet offertoire, empruntée au 4e mode, est une combinaison des deux offertoires de la messe de minuit et de la messe du jour de Noël, le texte de ce dernier étant d’ailleurs assez semblable à celui qui nous concerne ici. Le psaume 2, utilisé ici, comme le psaume 88 utilisé à Noël, sont tous deux des psaumes messianiques qui parlent de la royauté du Christ à venir.
Le premier membre de la première phrase est donc emprunté à l’offertoire Tui sunt ; et le reste de la pièce fait référence à l’offertoire Læténtur cæli. Heureuse combinaison qui rapproche la fête du Christ-Roi de celle de la Nativité. Nous célébrons en effet la royauté de Jésus sur l’humanité, et cette royauté a commencé de s’exercer au moment même où le Seigneur est apparu sur la terre, au sortir du sein de Marie.
Dom Baron remarque qu’il s’agit donc d’un chant d’intimité qui « nous met dans l’atmosphère de paix de Noël, à travers laquelle nous entendons avec tant de bonheur, comme les échos lointains des paroles divines, au sein de la Trinité. » [1]
On retrouve dans cet offertoire le contraste, si souvent souligné, entre un texte puissant et une mélodie toute intérieure et presque effacée, mais qui met par là même encore plus en valeur la vigueur du message. La force de Dieu, sa maîtrise sur le monde, sur les événements, sa toute puissance, ne se traduisent pas de façon visible à la manière des grandeurs humaines.
Dieu n’est jamais si fort que lorsqu’il agit dans le secret de son amour : la venue de son Fils dans le sein de Marie, cette humble jeune fille ignorée du monde ; la victoire remportée sur l’arbre de la croix, dans le plus apparent démenti de toute l’œuvre du salut qui avait été ébauchée auparavant ; la présence permanente du Sauveur dans l’Eucharistie, au sein d’une Église si humaine et si pauvre : tout cela nous montre que Dieu n’agit pas comme les puissants de ce monde.
Et c’est bien le message mélodique de note offertoire, comme de ceux de la fête de Noël. Deux phrases à peu près égales constituent cette pièce qui demande à être chantée sans éclat, avec beaucoup de douceur et de legato, mais aussi une certaine chaleur vocale, évocatrice du bonheur profond et de l’harmonie qui existe au sein de la Trinité ou se dialogue est entendu.
L’intonation est sobre : un départ sur Do, une légère montée qui se fixe sur le Fa (même si la vraie corde de ce début est sans doute le Mi, tonique du 4e mode) : c’est tout. Il s’agit non pas d’un ordre (póstula) mais bien d’une douce et encourageante invitation adressée par le Père à son Fils. Cette douceur se traduit par la suite dans le legato parfait et le balancement de la formule de a me, si bien adaptée ici, et qui précède la promesse chaleureuse de et dabo tibi gentes.
Sur cette seconde incise, le mouvement s’anime, s’affermit (notamment sur l’accent de dabo), atteignant d’abord le Sol sur tibi, puis le La sur la formule très expressive, pleine d’amour et de complaisance, de gentes. Un premier sommet, tout relatif, a été atteint. Mais la mélodie se poursuit, empruntant cette fois ses formules à l’offertoire de la messe de minuit. La transition est admirable et on ne se doute de rien !
La mélodie de hæreditátem, d’abord syllabique et légère, permettant de reprendre du mouvement, puis plus ornée mais toujours très gracieuse et fluide, s’anime à nouveau à partir de la finale du mot, en un crescendo qui prépare le saut de quarte amenant l’attaque de tuam, second sommet de cette première phrase. Tout est si doux, si plein, si tendre ! C’est la grâce de Noël qui passe dans ces neumes et se propage aussi dans nos âmes. La mélodie de tuam s’achève sur une cadence en Ré très paisible.
La deuxième phrase reprend du mouvement et monte avec ardeur vers les Sib de possessiónem, sommet de toute la pièce. Il sont au nombre de trois, ces Sib, et ils expriment avec une tendresse qu’on pourrait dire trinitaire, la réalité de l’empire du Christ, qui s’étend à tout l’univers créé. Quel contraste entre cette puissance et la douceur de la mélodie ! Le génie de l’art grégorien se révèle ici dans sa traduction transcendante d’un concept humain qui demanderait au contraire une interprétation grandiose. Mais l’effet est d’autant plus fort.
La longueur de la vocalise de possessiónem se prolonge sur celle de tuam qui est chaleureuse et aimante. Et la pièce s’achève dans la contemplation tranquille du mode de Mi. Le regard semble se promener jusqu’aux confins de la terre évoqués par le chant. La voix s’arrête et le regard continue. Il s’agit du regard de Dieu, du regard du Père qui présente à son Fils l’empire que lui a valu son sang versé. Et notre regard rejoint celui de Dieu et s’étend à l’infini, vers le horizons de l’au-delà, ceux du cœur aimant du Seigneur qui a tout fait par amour pour nous.
[1] Dom Baron, L‘expression du chant grégorien, Kergonan, 1950, tome 3, page 282.
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