La fête de Notre –Dame du Très Saint Rosaire a été instituée par le pape saint Pie V à la suite de la victoire de la flotte chrétienne contre les Ottomans à Lépante, le 7 octobre 1571. La bataille de Lépante opposa la flotte chrétienne conduite par Don Juan d’Autriche, sous le nom de « Sainte Ligue », à la flotte ottomane, placée sous le commandement du Kapudan Pacha Ali Pacha Moezzin. Le pape saint Pie V institua une fête annuelle sous le titre de Sainte-Marie de la Victoire que le pape Grégoire XII changea en fête de Notre-Dame-du-Rosaire, célébrée le 7 octobre.
L’écrivain catholique anglais G.K. Chesterton (1874-1936) a consacré un long poème à cet événement historique sous le titre de Lepanto, poème dont nous reproduisons ci-dessous une traduction française. Dans ce long poème de 1915, Chesterton fait allusion à l’absence de l’Angleterre et de la France (laquelle était alliée des Ottomans) au sein de la « Sainte Ligue ». Il nomme aussi Cervantès, le célèbre auteur de Don Quichotte qui participa à cette bataille et y perdit sa main gauche.
De blancs jets d’eau retombent dans les cours du soleil,
Et le sultan de Byzance a souri à leur rumeur ;
Un rire semblable aux jets d’eau, sur cette face redoutée,
Secoue la forêt sombre, la forêt de sa barbe,
Et tord le croissant rouge sang, le croissant de ses lèvres,
Car la mer au milieu des terres est ébranlée par ses vaisseaux.
Ils ont défié les blanches républiques sur les caps d’Italie,
Ils ont fouetté l’Adriatique autour du Lion de la mer ;
Le pape a rejeté ses armes de désespoir et de deuil,
Il appelle autour de la Croix les rois chrétiens et leurs épées.
La froide reine d’Angleterre contemple son miroir
L’ombre des Valois bâille à la messe ;
Aux îles fantastiques du couchant résonne faiblement le canon espagnol,
Et le Seigneur de la Corne d’Or rit dans le soleil.
Un bruit sourd de tambours, à peine on l’entend au creux des collines
Où sur un trône sans nom s’émeut seul un prince sans couronne,
Où, se levant de sa place douteuse, de son siège à demi honteux,
Le dernier chevalier d’Europe a pris au mur ses armes,
Le dernier troubadour attardé pour qui chanta l’oiseau
Qui jadis vers le Sud allait chantant, quand le monde était jeune.
Dans cet énorme silence, menu et sans peur,
Monte aux détours d’un chemin le bruit de la croisade :
L’appel fort des gongs et le grondement lointain des canons.
Don Juan d’Autriche part en guerre,
Ses raides étendards étalant sous les froides rafales nocturnes
Leurs noirs violets dans l’ombre, dans les lumières leur vieil or,
Et les torches rougissent le cuivre des timbales,
Puis les buccins, puis les trompettes, puis les canons, et le voici :
Don Juan rit dans sa belle barbe frisée,
Poussant du pied ses étriers comme il fait des trônes de la terre,
Dressant sa tête comme l’étendard des hommes libres
Lumière d’amour de l’Espagne, hourra !
Lumière de mort de l’Afrique
Don Juan d’Autriche
A chevauché vers la mer.
Mahound est en son paradis, plus haut que l’étoile du soir.
(Don Juan d’Autriche part en guerre.)
Son turban souverain s’agite aux genoux des houris éternelles,
Son turban où sont tissés les couchants et les mers.
Il fait trembler le jardin plein de paons en se levant de sa couche,
Il marche à grands pas sur les arbres, et il est plus grand que les arbres,
Et sa voix à travers le jardin est un tonnerre qui va faire lever
Le noir Azraël et Ariel et Ammon,
Les Géants et les Génies,
Myriades d’ailes et d’yeux,
Dont la forte obéissance brisa les cieux
Quand Salomon était roi.
Roux et pourprés, ils surgissent des nuages roux du matin,
Du fond des temples où les dieux jaunes ferment les yeux de mépris
En robes vertes et rugissants, ils se dressent au creux vert des vagues
Où sont des cieux écroulés et des couleurs mauvaises et des êtres sans yeux ;
Sur eux se resserrent les valves de la mer, et les forêts grises de la mer s’enroulent,
Tachées d’un mal splendide, la maladie de la perle ;
Ils s’enflent en fumée de saphir sortant des crevasses bleues du sol,
Ils s’assemblent et s’émerveillent et se prosternent devant Mahound,
Et il dit « Brisez les montagnes où se cachent les ermites,
Et criblez le sable roux et argenté de peur que n’y demeure un os de saint ;
Pourchassez les Giaours nuit et jour fuyant, sans leur laisser de trêve,
Car notre angoisse de jadis revient encore du couchant.
Nous avons posé le sceau de Salomon sur tout ce qui sous le soleil
Est savoir et douleur et patience des choses accomplies,
Mais un bruit court dans les montagnes, dans les montagnes je reconnais
La voix qui fit trembler nos palais voici quatre siècles
C’est celui qui ne dit pas « Kismet », qui ne connaît point la Fatalité,
C’est Richard, c’est Raymond, c’est Godefroy dans la porte !
C’est celui que la mort fait rire quand le jeu en vaut la chandelle.
Posez sur lui vos pieds, et que notre paix soit sur la terre. »
Car il entendait gronder les tambours et grincer les fusils,
(Don Juan d’Autriche part en guerre.)
Prompt et calme – hourrah !
Bondissant d’Ibérie !
Don Juan d’Autriche
A passé par Alcalar.
Saint Michel est sur le Mont, aux routes marines du Nord,
(Don Juan d’Autriche a ceint son épée).
Où scintillent les mers grises, où court le flot hâtif,
Où les gens de mer peinent en hissant leurs voiles rousses,
Il secoue sa lance de fer et bat de ses ailes de Pierre :
Le bruit a traversé la Normandie, le bruit s’en est allé seul ;
Le Nord est plein de choses compliquées et de textes qui font mal aux yeux,
Et toute naïveté de colère et de surprise est morte ;
Un chrétien tue un chrétien dans une chambre étroite et poussiéreuse
Et le chrétien a peur du Christ et de son nouveau visage de fatalité,
Et le chrétien hait Marie que Dieu baisa en Galilée,
Mais Don Juan d’Autriche a chevauché vers la mer.
Don Juan qui appelle à travers la rafale et l’éclipse,
Clamant de sa trompette, de la trompette de ses lèvres,
Sa trompette qui dit ha !
Domino Gloria !
Don Juan d’Autriche a crié vers les vaisseaux.
Le roi Philippe est dans son cabinet, la Toison d’Or au cou ;
(Don Juan d’Autriche est paré sur le pont.)
Les murs sont tendus de velours noir et doux comme le péché,
Et de petits nains entrent et sortent en rampant.
Il tient une fiole de cristal dont les couleurs ressemblent à la lune.
Il la touche, elle frémit, et bientôt le voilà qui tremble,
Et son visage est comme un chancre de lèpre, blanc et gris,
Comme les plantes dans les hautes maisons fermées au jour,
Et la mort est dans la fiole, et la fin de toute œuvre noble.
Mais Don Juan d’Autriche a fait feu sur les Turcs.
Don Juan est à la chasse et ses chiens ont donné de la voix.
Le bruit de sa chasse a grondé à travers l’Italie
Canon après canon, ha, ha !
Canon après canon, hourra !
Don Juan d’Autriche
A lâché sa bordée.
Le pape était sans sa chapelle avant le jour et la bataille,
(Don Juan d’Autriche a disparu dans la fumée.)
La chambre dérobée dans la maison de l’homme où Dieu attend toute l’année.
La fenêtre secrète d’où le monde paraît si petit et précieux ;
Il voit comme en un miroir, sur la monstrueuse mer crépusculaire,
Les croissants de ces cruels vaisseaux dont le nom est mystère,
Ils jettent de grandes ombres vers l’ennemi, enténébrant la Croix et le Château ;
Ils masquent les lions empanachés sur les galères de Saint-Marc ;
Et sur les vaisseaux sont les châteaux des chefs bruns, aux barbes noires,
Et au fond des vaisseaux sont les prisons où dans de multiples peines,
Des captifs chrétiens, malades et sans soleil, toute une race de forçats languit
Comme un peuple dans les villes englouties, comme une nation dans les mines.
Ils sont enfouis comme ces esclaves qui suaient, tandis que dans le ciel matinal
S’échelonnaient les dieux géants, quand la tyrannie était jeune.
Ils sont sans nombre, sans voix, sans espoir, comme ceux qui tombent ou qui fuient
Devant les chevaux des grands rois, dans le granit de Babylone.
Et plus d’un a perdu l’esprit dans sa morme cellule infernale
Où l’épie une face jaune à travers la grille de sa geôle,
Et il a oublié son Dieu, et il n’attend plus un signe…
(Mais Don Juan d’Autriche a rompu la ligne de combat !)
Don Juan tonnant du haut de la poupe aux couleurs de meurtre,
Rougissant l’océan comme la felouque sanglante d’un pirate.
Inondant de pourpre les argents et les ors,
Brisant les haches, faisant sauter les chaînes
Et voici affluer des milliers d’hommes qui peinaient sous la mer,
Blêmes de bonheur, aveuglés de soleil, saoulés de liberté.
Vivat Hispania !
Domini Gloria !
Don Juan d’Autriche
A délivré son peuple
Cervantès sur sa galère a remis l’épée au fourreau,
(Don Juan d’Autriche s’en revient couronné de lauriers.)
Il voit à travers une terre lasse une lente route d’Espagne
Où un chevalier maigre et fol à jamais chevauche en vain,
Et il sourit, mais pas à la façon des Sultans, et il rengaine sa lame.
(Mais Don Juan d’Autriche est revenu de la Croisade.)
(Traduction E.-M. Denis-Graterolle)
Ci-dessous le poème récité en langue anglaise :