Cet été : Les croisades au risque de l'Histoire
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Cet été : Les croisades au risque de l'Histoire
Les croisades sont-elles ce qu’il convient d’appeler des « guerres justes » ? Peut-on parler en soi de guerre « juste » ? Le Christ lui-même a invité à être doux comme lui… mais a apporté également le feu sur la terre. Quelques clés pour comprendre la vision de l’Église sur la guerre.
Quelles sont les guerres qui peuvent être considérées comme justes et quels sont les éléments qui, d’un point de vue doctrinal et politique, les justifient ou tentent de les justifier? Il existe sans aucun doute une longue et riche tradition dans la pensée philosophique occidentale sur la nécessité de légitimer ce type particulier de conflit généralisé, depuis l’Antiquité classique jusqu’à la pensée médiévale, en passant par l’Église chrétienne primitive. En réalité, rien n’est plus complexe que la doctrine de la guerre.
Trois questions clés
Le droit de la guerre couvre deux dimensions, le jus ad bellum comme moyen de légitimer la déclaration de guerre et le jus in bello, sur la manière de la conduire, d’en fixer les limites et de déterminer les conditions au développement de la violence. Ces deux dimensions se superposent et, si l’on peut dire, se conditionnent dans la mesure où la guerre juste est rapportée au moindre mal. Les différents présupposés théologiques, politiques et canoniques, attribués à la réflexion sur la guerre juste suggèrent trois questions clés :
– D’abord, qu’est-ce que la « guerre juste », dans la mesure où son existence justifie la nécessité de considérer son envers, c’est-à-dire la guerre injuste ?
– Ensuite, quels sont les éléments qui conditionnent la possibilité de considérer la justice dans la guerre, dans la mesure où ce n’est pas seulement sa déclaration, mais aussi la dynamique du développement des conflits qu’elle vise à limiter ou à normaliser ?
– Enfin, quel est son impact en termes de réflexion sur les positions doctrinales dans le cadre d’une matrice plus large intégrant l’hypothèse que nombre de ces idées et formulations peuvent ne pas avoir eu un impact direct à l’époque, mais plutôt à des époques ultérieures, faisant ainsi partie d’un patrimoine doctrinal qui transcende l’époque vitale de leurs auteurs?
Ces trois questions clés ne définissent pas en elles-mêmes une théorie de la guerre juste car il existe diverses traditions et formulations, réparties et structurées tantôt dans la tradition morale naturelle – centrée sur la loi naturelle, séculière ou divine, avec ses racines médiévales –, tantôt dans l’existence d’autres traditions conséquentialistes ou déontologiques prévalant dans la modernité. Parler de traditions revient à prendre en considération l’enjeu de la légitimité évaluative, c’est-à-dire les bases générales du ius ad bellum et du ius in bello sur lesquelles ils sont fondés dans l’espace historico-culturel de l’Occident européen.
Les fondements théologiques dans l’Écriture sainte
Une grande partie du discours classique au bas Moyen Âge embrasse tout ou partie de la tradition littéraire des siècles passés. Elle servira d’argumentaires aux juristes de l’époque moderne. D’une manière générale, on peut dire que jusqu’à Constantin, l’attitude du christianisme à l’égard de la guerre était clairement pacifiste, rejetant la participation des croyants à la guerre et à l’armée. À la base, il y avait des conceptions qui soutenaient que l’effusion de sang était un péché et que la paix était un trait d’identification des chrétiens. À cela s’ajoutait une interprétation théologique selon laquelle Dieu était la paix pour eux et qu’ils devaient donc se tenir à l’écart de la guerre et des vertus militaires.
La vision proposée par le Nouveau Testament évolue dans un langage ambivalent, mais ce qui est peut-être le plus frappant, c’est la proposition du livre de l’Apocalypse, où le différend semble être surmonté ou vaincu au moyen de la guerre, où la bataille finale est étroitement liée au jugement dernier (1).
En fin de compte, il s’agit de juger et de combattre avec justice, en proposant la guerre juste de Dieu (2). Par la suite, un message clairement pacifiste a été développé, dans lequel on renonçait expressément à l’usage de la force, proposant une vie fondée sur l’amour et la paix, basée sur la vie de Jésus lui-même, illustrant ainsi le rejet de la violence. On pourrait dire que le trait distinctif du comportement et de l’aspiration des chrétiens était la paix. Mais il ne fait aucun doute que cela avait également une interprétation théologique. Précisément, pour l’Occident chrétien, deux figures serviront de références initiales dans l’évolution de la pensée juridique : saint Ambroise et saint Augustin.
Saint Ambroise et la défense de l’Empire
L’évêque de Milan identifie la romanisation au christianisme, ce qui a beaucoup à voir avec son passage dans la structure administrative de l’État. Il avait compris que défendre l’empire, c’était protéger la foi contre les menaces des peuples barbares, de sorte que dans le nouvel empire chrétien, les fidèles devaient assumer une protection armée. Le christianisme devait également diriger les armées romaines (3).
Les chrétiens ont apporté leur force au soutien de l’État, qui est devenu le garant de l’unité de la foi. Une nouveauté jusqu’alors inconnue se produit ici : la combinaison systématique des enseignements chrétiens avec le droit romain. Pour ce faire, saint Ambroise n’hésite pas à recourir à des textes de l’Ancien Testament, rappelant une guerre inspirée par Dieu par amour pour son peuple, entre défense et assimilation, face à la nouvelle situation qui se présente.
Tout comme Cicéron avait admis qu’il pouvait y avoir des guerres justifiables, reconnaissant la différence entre les guerres civiles, de nature aberrante, et celles qui étaient menées contre les barbares (4). Ces dernières étaient considérées comme légitimes par saint Ambroise, en raison de la double protection qu’elles offraient à l’empire et à la foi chrétienne. Ainsi, les guerres ne pouvaient être menées qu’en cas de légitime défense, en réponse à un ordre direct de Dieu ou en défense de la foi. La réflexion suit, en grande partie, celle de Cicéron, montrant la possibilité pour le christianisme de s’accommoder de la guerre (5).
Saint Augustin et la guerre comme moindre mal
Peu importe que saint Augustin n’ait pas eu d’éthique cohérente de la guerre, puisque ce sont ses commentateurs, en particulier à partir de Gratien, qui ont été chargés d’articuler une théorie augustinienne, en essayant de systématiser sa pensée sur la guerre. Ses opinions étaient fondées sur saint Ambroise et Cicéron, mais elles étaient passées au crible de sa propre expérience concrète vers 410, lorsque les Wisigoths d’Alaric mirent Rome à sac pendant trois jours et, surtout, lorsque les Vandales assiégèrent Hippone, à l’époque même où Augustin était déjà mourant (6).
Dans sa conscience, l’acte de tuer n’était pas en soi un péché, mais plutôt la disposition intérieure qui l’animait, l’amour des choses terrestres au détriment des choses spirituelles. Il s’agit d’un moment crucial dans l’acceptation de la guerre – comprise comme juste – par la praxis croyante chrétienne. Il y avait une dérivation directe entre le péché, inhérent à l’homme, et la guerre, qui en était la conséquence directe. La guerre était considérée comme un moindre mal, comme quelque chose d’inévitable, mais aussi de nécessaire.
D’autre part, on était conscient que cela se passait dans un monde où la paix totale ne pourrait jamais être atteinte, puisqu’elle était impossible sur terre. Il fallait assumer et accepter la résistance de la guerre, en y participant pour combattre le péché et tout le mal, dont l’injustice était l’expression directe. D’autre part, les exemples de l’Ancien Testament montraient indirectement aux croyants qu’il y avait des guerres qui avaient été voulues par Dieu et qui pouvaient donc être acceptables d’un point de vue moral ou religieux (7).
Le recours à la force est considéré comme un moyen d’empêcher l’ennemi de continuer à commettre des injustices, des erreurs ou des péchés. On pourrait presque en déduire que la guerre est devenue un acte de bien, de bonté, d’amour chrétien et de charité. Si aimer la paix, c’est aimer le Christ ; protéger c’est aussi défendre le Sauveur. La violence, aussi extrême soit-elle, n’est pas justifiée si elle n’est pas conforme aux préceptes de l’Évangile.
La question la plus importante restait de savoir pourquoi Dieu avait permis que Rome, la Ville éternelle, soit prise par Alaric en 410 après Jésus-Christ. Saint Augustin répond par une philosophie de l’histoire, selon laquelle les États s’élèvent ou s’effondrent en fonction de leurs vices. Ils possèdent certaines vertus et Rome n’aurait jamais triomphé sans autodiscipline, mais toutes ses vertus avaient été souillées (8).
La pensée augustinienne compose, dans une tension irréductible en termes de droit à l’autodéfense, le recours justifiable à la violence à la condition de préservation de la vie sociale, et non de l’autoprotection. Toute guerre juste l’est parce qu’elle est une réponse aux injustices de l’ennemi et ne peut être déclarée par n’importe qui, mais par les sages en réaction à l’agression externe.
Pour saint Augustin, la guerre pouvait être qualifiée de juste en considérant qu’elle répondait à quatre objectifs :
- si elle était engagée en état de légitime défense et pour punir les actions injustes de l’agresseur,
- si, déclarée – sans agression préalable –, elle visait à réparer les injures antérieures,
- si elle était ordonnée directement par Dieu comme pour le peuple d’Israël dans l’Ancien Testament
- et pour défendre l’orthodoxie religieuse.
Il faut comprendre que, pour l’évêque d’Hippone, les guerres ne sont pas un bien en soi, ni même celles qui sont dites justes. Ce ne sont que des moyens nécessaires pour déplorer et punir la plus grande injustice. Il n’y a donc pas chez saint Augustin d’attachement à la guerre matérielle comme un bien ; elle est comme un mal nécessaire et acceptable pour éviter une plus grande injustice d’autrui (9).
Du refus à l’éloge de la guerre avant le XIIe siècle
Les interprétations pacifistes sont restées fortes dans la pensée occidentale jusqu’au début du deuxième millénaire, même si l’Église avait déjà sacralisé certains aspects substantiels de la guerre et des armées. La guerre était pleinement intégrée aux rituels et à l’éthique chrétienne. Elle couvrait non seulement les guerres entre chrétiens, mais aussi toutes les formes de violence contre les païens. Les livres de pénitence montrent que l’Église ne manquait pas de condamner les combattants qui avaient causé la mort d’un ennemi lors d’un affrontement armé.
Cependant, les sanctions ecclésiastiques étaient dirigées indistinctement contre ceux qui participaient à une guerre manifestement injuste, ainsi que contre ceux qui agissaient dans un conflit considéré comme légitime et entrepris pour une raison justifiable. Un exemple concret figure dans le Decret de Burchard de Worms, qui contenait une série de questions à poser au combattant par le confesseur. Le questionnaire souligne la nécessité de punir toute personne impliquée dans une mort violente, qu’il s’agisse d’une guerre juste, d’un ordre d’un prince légitime ou d’une défense de la paix.
Après la désintégration de l’Empire carolingien et du pouvoir public aux IXe et Xe siècles, la chevalerie devient l’ennemie déclarée des intérêts ecclésiastiques et fait l’objet de toutes sortes de condamnations de la part des autorités ecclésiastiques. Ce sont les seigneurs laïcs, entourés de leurs foules armées, qui troublent l’ordre public, maltraitent les paysans, dépouillent les marchands et, surtout, envahissent les terres des églises et des monastères, leur enlevant leurs domaines, violant leurs droits et s’emparant de leurs revenus (10).
Au milieu du XIe siècle, l’Église romaine continue d’affirmer que tuer ou blesser à la guerre, quelles que soient la légitimité et la justesse de la cause, est un délit qui mérite un châtiment ecclésiastique. Les autorités religieuses ne semblaient ni approuver ni bénir l’activité guerrière et continuaient à infliger des peines aux combattants.
En réalité, il s’agit d’une double argumentation, qui encourage et condamne à la fois la guerre et les guerriers. Il est intéressant de noter que les livres de pénitence évaluent différemment la mort causée par un combattant dans une guerre injuste, qui reçoit un châtiment sévère, équivalent à celui qui est infligé pour un homicide, et celle qui survient au cours d’une guerre juste et défensive, où un prince légitime est à la tête de la guerre, dont le châtiment est plus supportable. Dans les deux cas, l’action du combattant ne reçoit ni justification ni bénédiction, car elle est considérée comme un acte impur et pécheur, nécessitant une purification par la pénitence.
Le changement viendra lorsque l’ordre de Cluny développera son propre modèle de chevalier chrétien, qui n’aura plus à abandonner sa profession, ni le monde, pour se comporter de manière exemplaire. Le prototype en sera saint Gérald d’Aurillac, dont la vie s’apparente davantage à celle d’un moine ou d’un ascète qu’à celle d’un laïc. L’idée s’inspire sans doute de la pensée patristique, dans laquelle se détache la figure singulière de saint Jean Chrysostome.
Bien que la discipline monastique fasse un usage fréquent de ces images ointes, le monde de la chevalerie continue à prendre de la force et de l’expressivité, ce qui se reflète particulièrement dans le fait que des saints guerriers, qui ont atteint la couronne du martyre après avoir abandonné les armes, se proposent comme protecteurs des chevaliers chrétiens qui luttent contre les païens (11).
La littérature médiévale, en particulier celle de la chevalerie, montrera comment les guerriers sont aussi des martyrs et des saints du fait de leur participation à la milice, en rupture avec le modèle pacifiste et consolateur. Pour les milites, le Salut éternel de leur propre place dans la société était particulièrement difficile, si bien que beaucoup choisirent de renoncer au monde de la guerre. Ce détail est particulièrement intéressant car il reflète la conscience que leur activité habituelle – la guerre – et leur profession – les armes – les condamnaient à la damnation éternelle.
Bien que la figure de saint Bernard ait eu une influence significative sur la christianisation des idéaux guerriers, l’idée de repentance et de conversion était toujours présente, mais elle est fut supplantée par la sacralisation du monde de la guerre (12).
La pensée de saint Thomas d’Aquin
C’est saint Thomas d’Aquin qui synthétisera les positions de saint Augustin avec les préceptes de l’aristotélisme, en les mettant au service de la foi catholique. Dans sa Somme théologique apparaissent les aspects les plus significatifs pour rationaliser la guerre juste en partant de l’idée que la violence n’est jamais juste, mais justifiable sur un plan rationnel et en arguant de la thèse du double effet et de la proportionnalité : tout acte peut avoir deux conséquences, l’une intentionnelle et l’autre non ; il n’est donc possible de comprendre une guerre comme juste que lorsque la violence imposée est proportionnellement supérieure aux injustices futures produites par elle.
« Rien n’empêche qu’un même acte ait deux effets (duos effectus), dont l’un seulement est visé (in intentione), tandis que l’autre ne l’est pas (praeter intentionem). Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention (praeter intentionem), et demeure, comme nous l’avons dit, accidentel à l’acte. Ainsi l’action de se défendre peut entraîner un double effet (duplex effectus): l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur. Une telle action sera donc licite si l’on ne vise qu’à protéger sa vie, puisqu’il est naturel à un être de se maintenir dans l’existence autant qu’il le peut.
Cependant un acte accompli dans une bonne intention peut devenir mauvais quand il n’est pas proportionné à sa fin. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne faut, ce sera illicite. Mais si l’on repousse la violence de façon mesurée, la défense sera licite. Les droits civil et canonique statuent, en effet : “Il est permis de repousser la violence par la violence, mais avec la mesure qui suffit pour une protection légitime (vim vi repellere licet cum moderamine inculpatae tutelae).” Et il n’est pas nécessaire au Salut que l’on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l’autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu’à celle d’autrui. » (13)
L’influence de saint Thomas sur la pensée ultérieure sera progressive, son point d’inflexion le plus fort se situant à Paris, dans les premières décennies du XVIe siècle, puis à l’université de Salamanque. Il considère que la guerre ne peut être justifiée que dans certaines circonstances, car ce qu’elle ne peut être, c’est juste, du fait même que tuer une autre personne implique toujours une certaine injustice. Sa pensée constituera le fondement de la canonistique espagnole du XVIe siècle, qui se concentrera – comme lui – sur la discussion et l’argumentation de la guerre juste.
Dans cette optique, la notion de cause juste inclut celle de faute et, par conséquent, celle de rétablissement du droit. Les scolastiques envisagent plusieurs hypothèses dans lesquelles cette circonstance pouvait se produire: 1) punir une offense, 2) récupérer un territoire injustement arraché et repousser une agression, 3) enfin, pour être considérée comme juste, une guerre doit s’appuyer sur l’intention droite du chef. L’autorité habilitée à entreprendre une guerre ne peut le faire légitimement que pour le bien commun, fondé sur l’intention droite.
Saint Thomas d’Aquin reprend les concepts de saint Augustin (14). Il insiste sur le fait que les actes moraux sont déterminés par l’intention de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. Cette idée rejoint celle de l’évêque d’Hippone dans son De verbis Domini, où il explique que les guerres me- nées par les véritables adorateurs de Dieu sont, en fait, pacifiques, car elles ne sont pas motivées par la cupidité ou la cruauté, mais par un désir de paix et de justice. Elles visent à freiner les méchants et à favoriser les bons (15).
À propos des croisades, saint Thomas d’Aquin opère une fusion des traditions monastiques et chevaleresques. Confronté à cette nouvelle idée de guerre juste, il réinterprète la théologie de saint Augustin pour l’adapter à ce contexte. Les faits l’y conduisent en grande partie. Avant la première croisade, le pape Grégoire VII avait chargé le canoniste Anselme de Lucques de compiler les textes d’Augustin sur la guerre juste pour les utiliser contre son adversaire, l’empereur du Saint-Empire romain germanique Henri IV, pendant la Querelle des investitures. En effet, Grégoire semblait vouloir lancer une expédition vers l’Est dès 1074, mais son conflit avec Henri avait empêché ses plans.
En 1096, le protégé de Grégoire, le pape Urbain II, utilisa la Collectio canonum d’Anselme dans sa prédication d’une expédition armée vers Jérusalem. Lors du concile de Clermont, Urbain prêcha un sermon qui lança le mouvement des croisades en tant que guerre juste augustinienne avec des caractéristiques à la fois défensives et offensives.
Pour le Salut des âmes des croisés
Pour justifier la nature offensive de la croisade, Urbain avait qualifié les musulmans de païens qui avaient illégalement saisi et profané la Terre sainte, les décrivant comme méprisés, dégénérés et asservis par des démons. À cette vision augustinienne traditionnelle, cependant, Urbain avait ajouté un autre point : l’idée que la croisade est une forme juste de guerre menée non seulement pour punir les malfaiteurs, mais aussi pour le Salut des âmes des croisés. Entre les mains d’Urbain, la croisade devenait une guerre non menée par nécessité, mais que les chrétiens pouvaient embrasser avec enthousiasme comme un acte de pénitence et un moyen d’atteindre la grâce.
En définissant une cause juste de guerre de manière délibérément vague, saint Thomas d’Aquin justifiera rétroactivement les croisades, intégrant l’interprétation de la théologie de saint Augustin par Urbain. Nulle part dans cette discussion sur la cause juste, il ne mentionne la guerre comme un mal nécessaire, un sujet sur lequel saint Augustin s’était concentré constamment dans ses écrits. Avec cette définition de la cause juste, l’Aquinate ne fait ainsi aucune distinction entre les guerres défensives et offensives, une distinction que saint Augustin était très attentif à définir. Étant donné que l’Église prêchait que les croisades étaient des guerres offensives avec un caractère défensif, la fusion des deux types de guerre semble inspirée par l’avènement du mouvement des croisades.
Une autre modification inspirée par les croisades apparaît dans la description de saint Thomas d’Aquin de l’intention droite, car il peut aussi arriver que la guerre soit déclarée par l’autorité légitime, avec une cause juste, et être, malgré tout, illégale en raison d’une intention malveillante.
On peut entendre, ici, un écho du grand prédicateur de la deuxième croisade, saint Bernard de Clairvaux, qui affirmait que l’échec de la croisade n’était pas la faute de la cause elle-même, mais des chevaliers qui avaient répondu à l’appel. Ces chevaliers, comme les Israélites de l’Exode, retournaient dans leurs « cœurs en Égypte ». Dans la théologie de saint Thomas d’Aquin, la croisade était une cause juste trahie uniquement par les péchés des croisés (16).
Logiquement, ces principes ont été déduits de toute la tradition classique, et antérieurement assimilés par le Décret de Gratien ainsi que par les premiers commentateurs des décrétales et des décrétalistes (17). Saint Thomas suit l’argumentation de saint Augustin, convaincu qu’une guerre est toujours injuste d’un côté ou de l’autre, mais en laissant la place à toute la casuistique qui se développera plus tard, conséquence du fait qu’il n’argumente pas et ne formule pas son point de vue en termes absolus.
L’aspect peut-être le plus vivant et le plus critique de sa pensée, qui laissera la porte ouverte à des approches laxistes et rigoureuses, est le fait qu’une guerre peut être considérée comme injuste, même si elle était juste à l’origine, simplement parce qu’elle a contribué à violer les lois de la guerre ou tué des innocents. Ainsi, une fois de plus, saint Thomas démontrait qu’il existe une éthique des conflits et une manière appropriée de conduire une confrontation guerrière.
Bernard Callebat
Professeur des Facultés (Toulouse)
1. Frédéric-Pierre Chanut, Guerre sainte et Guerre juste au Moyen Âge : variations conceptuelles entre Occident chrétien et terres d’islam, in Les Chrétiens, la Guerre et la Paix. De la paix de Dieu à l’esprit d’Assise, sous la dir. de B. Béthouart et X. Boniface, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 101-118.
2. Apocalypse 19, 11 : « Je vis ensuite le ciel ouvert, et il parut un cheval blanc ; et celui qui était monté dessus, s’appelait le Fidèle et le Véritable, qui juge et qui combat justement », in La Bible traduite en français sur la Vulgate par Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, Paris, Éd. du Cerf, 2024, p. 2173.
3. Matija Gašparević, Die Lehre vom gerechten Krieg und die Risiken des 21. Jahrhunderts, München, Ludwig-Maximilians-Universität München, 2010, p. 48.
4. Gérard Salamon, Les Échos de la guerre civile dans la correspondance de Cicéron pendant l’année 46, in Conflits et polémiques dans l’épistolaire, sous la dir. d’É. Gavoille et de F. Guillaumont, Tours, Presses Universitaires de Tours, 2015, p. 159 sqq.
5. Tomasz Skibiński, Sant’Ambrogio di Milano e il riscatto dei prigionieri di guerra motivazioni, modi, influsso, in Spes mea unica. Miscellanea offerta a Sua Ecc. Mons. Andrzej W. Suski primo vescovo della diocesi di Toruń in occasione del Suo 80° genetliaco, Roma/ Torun, EDUSC, 2023, p. 307 sqq.
6. Franck Bourgeois, « La Théorie de la guerre juste : un héritage chrétien ? », in Études théologiques et religieuses, 6, 2006, p. 450 sqq.
7. Miguel Vergara Villalobos, « Sociedad, paz y guerra en san Agustín », in Revista Política y Estrategia, 117, 2011, p. 89.
8. Antonello Calore, Agostino e la teoria della « guerra giusta » (A proposito di Qu. 6,10), in Guerra e diritto. Il problema della guerra nell’esperienza giuridica occidentale tra medioevo ed età contemporanea, a cura di Aldo Andrea Cassi, Soveria Manelli, Rubbettino Editore, 2009, p. 13-15
9. Paul Kelly, Conflict, War and Revolution: The problem of politics in international political thought, London, LSE Press, 2022, p. 86-87.
10. Daryl Colyer, « Carolingian War and Vio- lence and the Course of Medieval History », in Madison Historical Review, 19, 2022, p. 18.
11. Didier Méhu, Paix et communautés autour de l’’abbaye de Cluny, Xe-XVe siècles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2010, p. 393 sqq.
12. Thomas Asbridge, Die Kreuzzüge Der Krieg um das Heilige Land, München, Pantheon Verlag, 2021, p 222 sqq.
13. Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae, q. 64, a. 7, Paris, Éd. du Cerf, 2024, p. 430-431.
14. Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae, q. 40, op. cit. p. 280-281.
15. Gilberto Callado de Oliveira, « La guerra justa en Santo Tomás de Aquino y sus reflejos en la Historia », in Mirabilia, 30, 2020, p. 178 sqq.
16. Romanus Cessario, « St. Thomas Aquinas on Satisfaction, Indulgences, and Crusades », in Medieval Philosophy and Theology, 2, 1992, p. 74-96.
17. Germain Sicard, Paix et guerre dans le droit canon du XIIe siècle, in Mélanges Germain Sicard, vol. 1, Toulouse, Presses Universitaires de Toulouse Capitole, 2000, p. 57-69.
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