Dans son dernier livre, Pierre Manent observe qu’« étrangement, notre régime a pris pour tâche de s’appuyer de plus en plus exclusivement sur un principe sur lequel en tout cas il est impossible de rien fonder. On raisonne à peu près ainsi : si l’on veut que les Français, dans leur diversité désormais impossible à ramener à l’unité, vivent ensemble dans l’égalité des droits, alors ils doivent n’avoir entre eux rien de commun sinon les valeurs de la République, c’est-à-dire les dispositions qui permettent de vivre ensemble sans avoir rien de commun » (1).
Et pourtant, nos gouvernants s’évertuent à faire desdites « valeurs de la République » la pierre angulaire de ce vivre ensemble dont on parle tant parce qu’il se dérobe sous nos yeux. En janvier dernier, le ministère de l’Éducation nationale avait annoncé « onze mesures pour une grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République ». Selon la première mesure, il faut « mettre la laïcité et la transmission des valeurs républicaines au cœur de la mobilisation de l’École ».
Les chrétiens requis
Les chrétiens sont appelés à contribuer à l’effort républicain. Le 3 octobre dernier, intervenant sur le thème du vivre ensemble dans le cadre des « États généraux du christianisme » (2), le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a affirmé que « les valeurs qu’ils (les chrétiens) défendent contribuent tout particulièrement à la cohésion sociale, car elles rejoignent celles du pacte républicain ». Ce point de vue est partagé par le comité national de l’enseignement catholique qui a pris la décision d’intégrer la promotion des valeurs de la République dans son projet éducatif. On peut lire la chose suivante sur le site de l’enseignement catholique : « L’adoption le 7 juillet dernier par le comité national de l’Enseignement catholique du texte intitulé “Projet éducatif et éthique républicaine”, constitue l’une des contributions importantes de l’Enseignement catholique à la mobilisation en faveur des valeurs de la République » (3). Dans le texte que les parents devront signer lors de l’inscription de leurs enfants, il est dit que « le projet d’établissement comprend notamment un parcours citoyen, permettant de découvrir et de vivre les valeurs de la République ». À la lecture de ce document on se demande qui se porte le plus mal : la République ou l’enseignement catholique ?
Les valeurs chrétiennes coïncident-elles vraiment avec les valeurs de la République ? Les valeurs auxquelles se réfèrent les catholiques, relèvent d’une part de ce qu’enseigne l’Évangile, c’est-à-dire la Révélation divine, et d’autre part de la loi naturelle à laquelle s’ajoutent les vertus morales, propres à la nature humaine, accessibles à la raison et susceptibles d’être comprises par tout homme de bonne volonté. Il en découle que si l’on doit identifier des valeurs communes à tous au sein d’une société laïcisée, il ne peut s’agir que de la loi naturelle et des vertus morales, puisqu’elles ne dépendent pas de la foi et qu’elles sont objectivement communes à tous.
De son côté la notion de « valeurs de la République » pose en soi un sérieux problème. En effet, considérer que la République a des valeurs propres consiste à lui accorder un statut qui dépasse le strict cadre politique. Lorsque Bernard Cazeneuve parle de la « proximité spirituelle entre la République et l’Église », nous en déduisons que la République se hisse au niveau d’une autorité religieuse. Cette sacralité républicaine transpire également des mesures de janvier 2015 pour la mobilisation de l’école. La deuxième mesure s’intitule « rétablir l’autorité des maîtres et des rites républicains », tandis que la cinquième a pour but de « renforcer le sentiment d’appartenance dans la République ». Notons au passage que la France s’efface derrière la République. La communauté politique devient communauté religieuse, dans laquelle on n’entre pas par la naissance, mais par le « pacte républicain », entrée que l’on peut matérialiser par des rites issus du christianisme, comme l’atteste la possibilité du baptême civil ou républicain toujours en usage dans les mairies françaises.
Des principes sécularisés
« Lorsque Dieu devient invisible derrière le monde, les contenus du monde deviennent les nouveaux dieux » (4) remarquait justement Éric Voegelin. La République se substitue à l’Église et devient le nouveau corpus mysticum. « Nous sommes dans la continuité de l’ecclesia, écrivait Voegelin, partout où des communautés particulières devenues intramondaines (c’est-à-dire sans transcendance) reconnaissent l’égalité et la fraternité de tous les membres de la communauté » (5). Par définition, les principes chrétiens sécularisés ne sont plus des principes chrétiens. L’immanentisme républicain absorbe le message évangélique en rompant le lien entre l’au-delà et l’ici-bas. Dans le même temps il rejette la loi naturelle. À partir du moment où ils acceptent cette substitution et cet abandon, les chrétiens méritent les louanges du ministre qui rend « un hommage sincère à l’action qu’ils mènent au service des sans-abri, à l’aide matérielle et spirituelle qu’ils apportent aux handicapés, aux malades, aux personnes âgées remisés aux périphéries de nos sociétés ». « Comment, nous explique encore le ministre, les chrétiens français pourraient-ils vivre leur engagement sans être conscients et fiers de défendre également les valeurs de la République ? ». Qu’un ministre socialiste tienne de tels propos ne surprend guère. Que l’enseignement catholique intègre les valeurs de la République dans son projet pédagogique laisse sans voix.
1. Pierre Manent, Situation de la France, p. 129, Desclée de Brouwer, 190 p. 15,90 €.
2. Organisés par le journal La Vie.
3. http://www.enseignement-catholique.fr/ec/pedagogie/18586-projet-educatif-et-ethique-republicaine
4. Cité par Thierry Gontier, dans Naissances du totalitarisme, dir. Ph. de Lara, p. 176, Cerf, 256 p., 20 €.
5. Les religions politiques, p. 62, Cerf, 1994, 124 p., épuisé (la première édition en langue allemande date de 1938).