Faut-il offrir des albums illustrés ou des bandes dessinées aux jeunes lecteurs ? Il fut un temps, pas si lointain quand même, où une telle possibilité eût semblé impensable. Les albums étaient à réserver aux tout-petits qui ne savaient pas encore lire, les bandes dessinées étaient, non pas un huitième art, mais une distraction douteuse quasiment propre à détourner un enfant de la lecture. En y réfléchissant, je crois bien avoir découvert mes premiers albums, ceux de Tintin en l’occurrence, lors de maladies infantiles qui me clouaient au lit plusieurs jours, dans l’idée qu’il ne fallait pas alors trop me fatiguer intellectuellement … Cela me valut, un jour de fièvre de cheval, après avoir lu Les Sept boules de cristal, d’affreux cauchemars à la limite du délire où la terrifiante momie de Rascar Kapok me poursuivait …
L’on n’en est plus là et, devant la désaffection des enfants et des adolescents pour la lecture, tout imprimé susceptible de les inciter à déchiffrer quelques lignes est bon à prendre.
Voici donc, à l’intention des parents et grands-parents perdus au milieu d’une production pour le moins inégale et pas toujours à mettre entre toutes les mains, un choix d’ouvrages beaux, ce qui est devenu très rare, et sans aucun danger pour leur âme et leur intelligence.
Deux auteurs italiens, Giuseppe Caffulli et Marina Cremoni, cosignent, à l’intention des enfants dès trois ou quatre ans, un délicieux ouvrage, L’histoire du chat Émeline et de Frère François (Artège ; 40 p ; 9,90 €).
Les lecteurs des Fioretti se souviennent sans doute que, parmi les nombreux animaux proches de saint François se trouvait une petite chatte, qu’il appela Émeline et dont il fit sa petite compagne à quatre pattes. À la mort du Poverello, Émeline fut recueillie par sainte Claire.
Cette histoire, Émeline elle-même, ou plutôt « Pucca, de la noble lignée des chats de Bevagna », a décidé de vous la raconter. Comment elle, si fière, si libre, si indépendante, et qui détestait également les chiens et les humains pour l’avoir trop fait souffrir, se prit-elle un jour, de tout son cœur de chat, d’un amour passionné envers Francesco ? Comment lui révéla-t-il la joie de l’amour et du pardon qui peuvent transformer ce monde et lui rendre sa beauté d’avant la faute ?
Les délicieuses aquarelles de Marina Cremonini qui peint l’Ombrie sous sa plus douce lumière, sublime les visages autant ou le petit museau de Pucca raviront les plus difficiles. Quant au texte, d’une réelle qualité littéraire, et d’une vraie élévation spirituelle, il donnera le goût de la lecture à des enfants auxquels l’on s’ingénie trop souvent à le faire perdre. À l’heure où laideur, vulgarité, bassesse bêtise triomphent, jusque dans la littérature pour la jeunesse, voici une petite merveille à offrir toutes affaires cessantes aux enfants.
Petit Ours vert est un tout petit ourson en peluche de couleur verte, que le hasard a fait échouer dans la chambre d’un enfant d’aujourd’hui, amateur de jouets connectés, de super héros et de personnages macabres. Très mal à l’aise en cette compagnie, le petit ours décide de s’enfuir et de se mettre en quête d’une vraie famille. Le voilà tout seul, minuscule, lâché sans protection dans Paris. Au ras du trottoir, parmi les ordures et les grands pieds de passants inattentifs, les chiens, les rats, les caniveaux, les égouts, les voitures, les bus, Petit Ours vert, tantôt curieux tantôt effrayé, s’expose sans le savoir à bien des dangers, en même temps qu’il s’émerveille des beautés inattendues de la capitale, quand, grâce à un oiseau secourable, il la découvre depuis les tours de Notre-Dame.
En quelques dessins poétiques et très peu de textes, Françoise Pichard raconte une histoire tendre ( Petit Ours vert explore Paris. Via Romana 26 p ; 8 €.) qui plaira aux enfants, et donnera à réfléchir aux adultes. Une jolie réussite.
Autre très jolie réussite, artistiquement exigeante, Rat et les animaux moches de Sibylline, Capucine, et Jérôme d’Aviau ( Delcourt. 208 p. 19,99 €).
Rat est un gentil petit rat, serviable et toujours prêt à aider son prochain, mais, quoiqu’il fasse, aux yeux des humains, il reste un nuisible répugnant dont tout le monde cherche à se débarrasser. Un jour, n’en pouvant plus d’être chassé de partout, Rat quitte la ville et s’enfonce dans la campagne, à la recherche d’un endroit où il pourra échapper à la méchanceté et à la bêtise, pour enfin vivre en paix. Ainsi arrive-t-il par hasard au « Village des animaux moches et qui font un petit peu peur », refuge pour bestioles au physique disgracié mais au grand cœur.
Très vite, Rat découvre que l’Araignée que tout le monde veut écrabouiller, le carlin avec sa drôle de gueule, la lamproie à la mâchoire démesurée, le ver, le hibou, la pieuvre, le bousier, la scolopendre, bourrelés de complexes, sont très malheureux parce que personne ne les aime. S’oubliant pour venir en aide à ses nouveaux amis, Rat décide de leur apprendre à assumer leur apparence et de trouver des personnes qui sauront enfin les apprécier à leur vraie valeur. Ces efforts porteraient des fruits merveilleux si ne débarquait un jour au village « Caniche royal de la grande lignée bien coiffée », chien de race accidentellement perdu, très snob, très sot et très méchant qui va réduire à néant, jusqu’au drame, cette tentative de revalorisation des animaux moches …
Le sujet est difficile mais traité avec beaucoup de tendresse et d’intelligence, et surtout remarquablement servi par le crayon de Jérôme d’Aviau, qui travaille à l’ancienne, ses dessins rappelant les grands illustrateurs des années 30, et magnifie les têtes impossibles, voire effrayantes, de ses anti-héros. Bien qu’il y manque une dimension spirituelle, voilà une vraie réussite mais en noir et blanc, ce qui en écartera peut-être le jeune public, plus faite pour séduire les adultes que les enfants.
Pierre-Emmanuel Dequest manie la couleur, lui, et avec un rare talent. Illustrer à l’aquarelle les romans de Roger Frison-Roche adaptés en bandes dessinées est un exploit.
Lors de vacances en Savoie, Brigitte Collonges, riche héritière parisienne et passionnée d’alpinisme, décide de conquérir le Mont Blanc. En ces années 30, aucune femme n’y est encore parvenue. Pour ce faire, elle engage les services du guide Zian Mappaz, un très jeune homme dont elle ne tarde pas à tomber amoureuse. Malgré les mises en garde de leurs familles respectives, Zian et Brigitte se marient. Hélas, quelques mois suffisent pour qu’une faille, prévisible, s’installe au sein de ce couple mal assorti. Un jour, Brigitte regagne Paris. Désespéré, Zian accepte dès lors les courses les plus folles, les plus dangereuses, comme si seule la mort pouvait le consoler de la perte de cette épouse frivole.
La Grande Crevasse est d’abord un grand roman de montagne, magnifiant les vertus traditionnelles, le courage, le dévouement, l’abnégation, et l’intangibilité du mariage. Adapté par Jean-François Vivier, avec beaucoup de talent, il devient une bande dessinée (Le Rocher ; 56 p ; 14,90 €) d’une qualité rarement égalée.
Ce qui devait arriver est arrivé : Zian s’est tué dans une course trop périlleuse. Pour ses amis, effondrés, cette mort a une responsable : Brigitte. Quand celle-ci, rongée de chagrin et de remords, reparaît à Chamonix pour les obsèques de son mari et s’installe dans la maison familiale de Zian afin d’y élever l’enfant qu’elle attend, elle se heurte et à l’incompréhension de sa riche famille, qui lui coupe les vivres, et à l’hostilité des montagnards décidés à chasser l’intruse. Mais Brigitte Mappaz est têtue, fidèle et courageuse. Ce Retour à la montagne (Le Rocher ; 52 p ; 14,90 €) va le prouver.
On ne lit plus guère Roger Frison-Roche, dont l’œuvre exaltait des valeurs jugées aujourd’hui désespérément démodées. C’est donc une bonne chose d’en proposer aux jeunes lecteurs, en espérant qu’ils iront plus loin, une version en bande dessinée.
Faut-il reprocher à Dequest de procurer un tel ravissement visuel que l’image finit par supplanter le récit et l’intrigue ? Ce serait injuste. Faut-il regretter que les aspects psychologiques, difficiles à illustrer, ou ennuyeux pour un lectorat habitués aux situations simplistes et de moins en moins capable de saisir la grandeur de certains choix et de certains gestes, aient été quasiment gommés de cette adaptation ?
Peut-être. Reste qu’une bande dessinée n’a pas pour vocation de supplanter une œuvre littéraire mais d’y renvoyer. Celle de Frison-Roche parle d’attachement à la terre, aux racine familiales, de dévouement, d’abnégation et de sacrifice. La leçon, plus guère dispensée par les temps qui courent, vaut pourtant d’être méditée.