Une chimère ?
C’est un peu le sparadrap du célèbre capitaine Haddock ! On voudrait bien, mais impossible de s’en défaire. Et même quand on semble y être parvenu, il revient de manière aussi surprenante qu’il était parti. Que les lecteurs ne m’en veuillent pas de commencer par un rapprochement aussi trivial. Depuis plus de deux cents ans, la religion subit, en France, des attaques sans nombre, aussi bien de la part de l’État que des beaux penseurs. Après l’avoir chassée des institutions, lui avoir interdit l’entrée dans les universités et les écoles, la grande affaire fut de l’extirper des mœurs, des modes de vie et, finalement, des consciences. À ce stade, plus besoin de guerre ouverte, de transports de troupes, de barbelés et de miradors. Il suffisait de créer un environnement qui distrait la population de Dieu. La société matérialiste de l’abondance s’y est entendue. À coups de télévision (spectacle offert toute la journée), d’internet (« les autoroutes du péché » comme le soulignait un prêtre récemment) et de l’ensemble des gadgets que la technologie peut mobiliser, le pari était d’avance gagné. Dieu, renvoyé au rang des chimères, la religion, désignée comme la cause de toutes les violences, connaîtraient enfin leurs dernières heures.
Le matérialisme en crise
C’était compter sans la crise du matérialisme lui-même. Son horizon plat ne parvient pas à mobiliser devant les doutes existentiels des adultes ou la soif d’idéal de la jeunesse. Dans les banlieues, on regarde du côté du jihâd, version armée d’une religion qui s’exporte à coups d’appels à la haine. Ailleurs, le christianisme, aujourd’hui minoritaire en Occident, ne répugne plus à ceux qui ne se contentent pas de pain et de jeux. Il ne s’agit pas simplement de « conserver » un patrimoine légué par des parents ou de lointains ancêtres. Plus fondamentalement, il consiste à mettre ses pas dans ceux du Christ, de conformer sa vie à la sienne et, pourquoi pas, de tenter, selon le mot de Jean-Paul II paraphrasant sainte Catherine de Sienne, « de mettre le feu au monde ». Le feu de la foi, de l’espérance et de la charité ! Pas celui du compromis, de la facilité et de l’abandon.
Un pluriel source de confusion
La religion, pourtant, est un mot-valise. On y met aisément ce que l’on trouve et l’on mélange facilement le tout au gré de ses humeurs. Longtemps, en France, la religion, entendue dans son sens générique, concernait le catholicisme. Il fut même une époque, encore plus ancienne, où le mot désignait tout simplement la vie religieuse. Et, aujourd’hui ? Comme tout se vaut et se dévalue très vite, le mot religion rassemble aussi bien le christianisme que l’islam et les courants spirituels orientaux, quand on ne lui assimile pas les totalitarismes du XXe siècle. Soyons précis ! Dans le langage de notre époque, qui a le culte apparent de la pluralité, la religion s’affiche forcément au pluriel. En évoquant les religions, on dénonce à la fois plus facilement et on assimile encore plus commodément. Bienvenue dans le règne de la confusion.
C’est justement tout le mérite du dernier livre de Rémi Brague, sobrement intitulé Sur la religion1, de tenter de nous en sortir. Lui aussi constate que ce que l’on appelle le « retour du religieux » n’est qu’un faux-semblant. Celui-ci a surtout disparu du cerveau des cercles germanopratins ! Il a pu évoluer, s’émanciper des règles traditionnelles, mais il est toujours là. Surtout, Rémi Brague s’élève, arguments à l’appui, contre le confusionnisme ambiant qui assimile toutes les religions. Il insiste sur le fait que la peur commande surtout cet emploi du pluriel et cette assimilation des religions entre elles. La peur, mais la peur de quoi ? Tout simplement de l’islam, si présent aujourd’hui à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières et face auquel la laïcité à la française se trouve en désarroi.
Dans une longue rencontre qu’il a bien voulu nous accorder, pour les lecteurs de L’Homme Nouveau, Rémi Brague s’est entretenu avec nous de ce sujet si important et si actuel. Avec le philosophe Thibaud Collin, nous avons pu approfondir ce sujet qui, s’il confirme la spécificité de l’islam et les contradictions de la modernité (ainsi que sa proximité sur certains points avec la religion de Mahomet), réaffirme aussi la singularité du christianisme.
1. Rémi Brague, Sur la religion, Flammarion, 254 p., 19 e.