Même si l’on entend éviter d’être sidéré par le jeu électoral, la dernière élection présidentielle mérite que l’on s’y attarde au moins sous certains aspects. Parmi les leçons à retenir, celle qui concerne les problèmes décisifs aux yeux des Français. Sans surprise, selon une enquête de l’Ipsos réalisée lors du premier tour, la santé (71 %) et le pouvoir d’achat (68 %) viennent au premier rang des préoccupations. Ainsi, quelle que soit la classe sociale (les « riches et âgés » s’inquiétant plutôt de leur santé, les « pauvres » du pouvoir d’achat), l’avenir de la France a été déterminé par des questions relevant de préoccupations immédiates et personnelles. Toute perspective de bien commun a été complètement submergée par le souci d’intérêts privés qui, pour légitimes qu’ils soient dans leur ordre, confirment bien le règne de l’individualisme.
Une société spectrale ?
Hasard ? N’en seront vraiment étonnés et surpris que ceux qui ne s’arrêtent qu’à la « photographie » électorale du moment, sans s’interroger vraiment sur les effets d’un long processus historique. Comme le montre cette élection présidentielle, l’individualisme, qui prend sa source dans la Réforme protestante, se déploie intellectuellement au temps des Lumières, s’institutionnalise avec la Révolution, est arrivé aujourd’hui à son terme, avec l’émergence d’une « dissociété » totale (Marcel De Corte) ou d’une « société spectrale » (Marc Guillaume) dans laquelle « la vie sociale est ainsi constituée de jeux fragmentés à l’infini, chacun jouant sa partition propre, mais selon une règle partagée en silence » et où « chacun se résigne à un paysage social fait d’une multitude d’isolats (de langage, de signes ou de pensée) incommensurables entre eux mais quand même reliés par des liaisons précaires et transitoires » (1). Doit-on se résigner à un tel constat (qui pour juste qu’il soit dans les grandes lignes mériterait d’être affiné et recoupé avec d’autres paramètres) ou se laisser entraîner aux combinaisons électorales ? Le simple regard intellectuel ne saurait suffire, pas plus d’ailleurs que l’activisme politicien.
Face au système que nous déplorons, il conviendrait d’en saisir les principaux ressorts pour déterminer la manière d’en sortir. C’est une telle démarche qu’entreprit naguère, face au système communiste tchécoslovaque, Vacláv Havel, notamment dans l’un de ses essais intitulé « Le pouvoir des sans-pouvoir » (2). Constatant que ce régime n’avait plus grand-chose à voir avec la dictature de type classique, il le qualifiait de « système post-totalitaire ». De l’analyse de celui-ci, Havel en déduisait un constat et en tirait plusieurs conséquences, non sans rapport avec ce que nous vivons.
Un monde de l’apparence
Le constat ? Le système subvertissait le réel au point d’imposer « un monde de l’“apparence” qui est présenté comme la réalité ». De ce fait, il n’avait nullement besoin de recourir principalement à la répression. Il misait davantage sur le conformisme et le besoin de tranquillité des individus, Havel allant jusqu’à parler à ce sujet « d’autototalitarisme de la société ». Cet aspect, assez étonnant et presque choquant, n’avait rien d’accidentel : « C’est un des principes du système post-totalitaire que d’intégrer chaque individu dans la structure du pouvoir (…). Par l’implication de sa personne, il (l’individu) contribue à former la norme générale et exerce une pression sur ses concitoyens ».
Cette intégration au système des individus, au point qu’ils y jouent un rôle mutuel de conformation, conduisait le dissident à énoncer une voie de sortie : refuser de « vivre dans le mensonge » pour « vivre dans la vérité ». À vrai dire, ces préconisations se plaçaient davantage au plan individuel que politique. Il s’agissait d’un préalable consistant à sortir du piège (y compris en refusant de participer à des élections qui confortent un tel système) d’une règle du jeu reposant sur le mensonge et qui ne peut tenir que par son aspect largement partagé.
Sommes-nous, peu ou prou, face à un système identique ? Un système qui « aliène donc non seulement l’individu, mais (où) en même temps l’individu aliéné soutient le système, comme son propre projet involontaire, comme une image rabaissée de son propre abaissement, une illustration de son propre échec ». Sommes-nous aujourd’hui, dans la France du XXIe siècle, cet individu ? Sans réponse claire à ce type de questions, il n’y aura pas de possibilité d’une véritable prise sur le réel, mais la continuation imperturbable d’un jeu politique qui risque d’être un jeu de dupes.
1. Marc Guillaume, La Contagion des passions, Plon, 1989, p. 12 et p. 39.
2. Vacláv Havel, Essais politiques, Points/Calmann-Lévy, p. 65-157.