Notre quinzaine : Face à une France fragmentée

Publié le 29 Avr 2022

Même si l’on entend éviter d’être sidéré par le jeu électoral, la dernière élection présidentielle mérite que l’on s’y attarde au moins sous certains aspects. Parmi les leçons à retenir, celle qui concerne les problèmes décisifs aux yeux des Français. Sans surprise, selon une enquête de l’Ipsos réalisée lors du premier tour, la santé (71 %) et le pouvoir d’achat (68 %) viennent au premier rang des préoccupations. Ainsi, quelle que soit la classe sociale (les « riches et âgés » s’inquiétant plutôt de leur santé, les « pauvres » du pouvoir d’achat), l’avenir de la France a été déterminé par des questions relevant de préoccupations immédiates et personnelles. Toute perspective de bien commun a été complètement submergée par le souci d’intérêts privés qui, pour légitimes qu’ils soient dans leur ordre, confirment bien le règne de l’individualisme.

Une société spectrale ?

Hasard ? N’en seront vraiment étonnés et surpris que ceux qui ne s’arrêtent qu’à la « photographie » électorale du moment, sans s’interroger vraiment sur les effets d’un long processus historique. Comme le montre cette élection présidentielle, l’individualisme, qui prend sa source dans la Réforme protestante, se déploie intellectuellement au temps des Lumières, s’institutionnalise avec la Révolution, est arrivé aujourd’hui à son terme, avec l’émergence d’une « dissociété » totale (Marcel De Corte) ou d’une « société spectrale » (Marc Guillaume) dans laquelle « la vie sociale est ainsi constituée de jeux fragmentés à l’infini, chacun jouant sa partition propre, mais selon une règle partagée en silence » et où « chacun se résigne à un paysage social fait d’une multitude d’isolats (de langage, de signes ou de pensée) incommensurables entre eux mais quand même reliés par des liaisons précaires et transitoires » (1). Doit-on se résigner à un tel constat (qui pour juste qu’il soit dans les grandes lignes mériterait d’être affiné et recoupé avec d’autres paramètres) ou se laisser entraîner aux combinaisons électorales ? Le simple regard intellectuel ne saurait suffire, pas plus d’ailleurs que l’activisme politicien.

Face au système que nous déplorons, il conviendrait d’en saisir les principaux ressorts pour déterminer la manière d’en sortir. C’est une telle démarche qu’entreprit naguère, face au système communiste tchécoslovaque, Vacláv Havel, notamment dans l’un de ses essais intitulé « Le pouvoir des sans-pouvoir » (2). Constatant que ce régime n’avait plus grand-chose à voir avec la dictature de type classique, il le qualifiait de « système post-totalitaire ». De l’analyse de celui-ci, Havel en déduisait un constat et en tirait plusieurs conséquences, non sans rapport avec ce que nous vivons.

Un monde de l’apparence

Le constat ? Le système subvertissait le réel au point d’imposer « un monde de l’“apparence” qui est présenté comme la réalité ». De ce fait, il n’avait nullement besoin de recourir principalement à la répression. Il misait davantage sur le conformisme et le besoin de tranquillité des individus, Havel allant jusqu’à parler à ce sujet « d’autototalitarisme de la société ». Cet aspect, assez étonnant et presque choquant, n’avait rien d’accidentel : « C’est un des principes du système post-totalitaire que d’intégrer chaque individu dans la structure du pouvoir (…). Par l’implication de sa personne, il (l’individu) contribue à former la norme générale et exerce une pression sur ses concitoyens ».

Cette intégration au système des individus, au point qu’ils y jouent un rôle mutuel de conformation, conduisait le dissident à énoncer une voie de sortie : refuser de « vivre dans le mensonge » pour « vivre dans la vérité ». À vrai dire, ces préconisations se plaçaient davantage au plan individuel que politique. Il s’agissait d’un préalable consistant à sortir du piège (y compris en refusant de participer à des élections qui confortent un tel système) d’une règle du jeu reposant sur le mensonge et qui ne peut tenir que par son aspect largement partagé.

Sommes-nous, peu ou prou, face à un système identique ? Un système qui « aliène donc non seulement l’individu, mais (où) en même temps l’individu aliéné soutient le système, comme son propre projet involontaire, comme une image rabaissée de son propre abaissement, une illustration de son propre échec ». Sommes-nous aujourd’hui, dans la France du XXIe siècle, cet individu ? Sans réponse claire à ce type de questions, il n’y aura pas de possibilité d’une véritable prise sur le réel, mais la continuation imperturbable d’un jeu politique qui risque d’être un jeu de dupes.

1. Marc Guillaume, La Contagion des passions, Plon, 1989, p. 12 et p. 39.
2. Vacláv Havel, Essais politiques, Points/Calmann-Lévy, p. 65-157.

Ce contenu pourrait vous intéresser

À la uneÉditorial

Noël, l’inexplicable au risque de nos familles

L'Éditorial du Père Danziec | Les liens de famille, étroitement attachés à la célébration de Noël, doivent s’appuyer sur des repères solides, des sentiments nobles, des attitudes vraies où toujours l’emporte, dans les paroles et les actes, l’incarnation vivante d’un amour intact pour son prochain le plus proche. L’avenir des familles passe par la spiritualité de Bethléem.

+

famille Noël
ÉditorialSpiritualité

Jerzy Popiełuszko, un prêtre pour la patrie

Édito du Père Danziec | Éveilleur de consciences, le père Jerzy Popiełuszko aura jeté à la face du communisme et l’intrépidité de sa jeunesse et son amour du Christ. Lors de ses funérailles, un immense panneau sera suspendu au-dessus de son cercueil portant l’inscription: « Bóg – Honor – Ojczyzna / Dieu – Honneur – Patrie ».

+

Popiełuszko
ÉditorialChrétiens dans le monde

Jerzy Popiełuszko (1/3) : Prêtre jusqu’à la croix

Dossier : « Martyre du père Popiełuszko : la force irrésistible de la vérité » | Jerzy Popieluzsko (1947-1984) est resté dans les mémoires à l’Ouest comme victime et martyr des dernières heures du communisme en Pologne. Simple prêtre, et malgré une santé fragile, il montra dès sa jeunesse et son service militaire un esprit de résistance aux persécutions du régime. Refusant de céder aux intimidations et poursuites, il persévéra dans la foi et le service de ses ouailles et compatriotes ce qui lui vaudra la haine finalement mortelle des communistes.

+

Popieluszko celebration Europeana 07 Popiełuszko
ÉditorialDoctrine socialeLettre Reconstruire

Le Christ-Roi : pierre angulaire de la doctrine sociale de l’Église

Lettre Reconstruire n° 41 | Éditorial | Le 11 décembre 1925, le pape Pie XI publiait Quas primas, une encyclique consacrée au Christ-Roi. Il y précisait la doctrine de l’Église à ce sujet et instituait une fête liturgique, fixée le dernier dimanche d’octobre. Importante liturgiquement, la royauté du Christ constitue aussi la pierre angulaire de l’enseignement social de l’Église.

+

Christ roi de l'univers christ-roi
Éditorial

Retrouver l’esprit chrétien 

Éditorial de Maitena Urbistondoy l Pie XII rappelle que l’Église, en tant que Corps mystique du Christ, est un repère stable, qui ne se laisse pas entraîner par les modes. Cette stabilité, ancrée dans la fidélité à sa mission divine, protège l’Église de l’inconstance des tendances passagères. Et c’est cet équilibre qui manque aujourd’hui : la fidélité aux vérités éternelles, qui ne se mesure ni au succès ni à l’acceptation du moment.

+

pie xii Edith stein église chrétiens
Éditorial

Notre quinzaine : La mort comme principe de vie

Éditorial du Père Danziec | Vivre vraiment, quel formidable privilège que de respirer à larges poumons, de parcourir l’existence à pleines enjambées et de croquer à ras bord le quotidien qui s’ouvre à nous sans relâche ! Vivre vraiment, non comme un épicurien mais comme un débiteur qui reçoit dans l’action de grâce le temps qui s’échappe et qui fuit. L’homme de foi sait qu’il tient la vie de son Créateur. Tout baptisé est appelé à voir dans chaque jour que Dieu fait une bénédiction.

+

vie

Vous souhaitez que L’Homme Nouveau poursuive sa mission ?