« Si l’on savait ici-bas ce qu’est un prêtre, on en mourrait. » disait le curé d’Ars. Sans doute sont-ils aussi et trop souvent des hommes ordinaires, fragiles, faibles, enclins au péché, mais « autres Christs », en dépit de leur indignité, ils demeurent investis d’une puissance qui les dépassent, et les conduit parfois à la sainteté.
Sous la Restauration, et par la suite, l’Église, dans un souci de pardon et d’apaisement, a renoncé à ouvrir la plupart des causes des martyrs de la Révolution. Diocèse par diocèse, la liste en est pourtant fort longue. La crainte de paraître prendre politiquement parti en faveur d’un combat contre-révolutionnaire jugé dépassé a conduit à faire l’impasse sur des personnalités désormais encombrantes. Aussi ne faut-il pas s’attendre à voir porter sur les autels l’abbé Martial de Savignac, curé de Vaiges en Mayenne, fusillé à Laval le 10 mai 1796.
À en croire l’acte d’accusation qui l’envoya au supplice, l’abbé de Savignac avait été vu, quelques semaines avant sa capture, participant à l’une des nombreuses escarmouches qui opposaient alors chouans et républicains. Lui-même ne nierait pas s’être trouvé sur place mais soutiendrait, et c’était la vérité, n’avoir été là qu’afin de porter les secours de la religion aux blessés et agonisants des deux camps. Ses juges n’en tinrent aucun compte. Il est vrai que, depuis plus de cinq ans, ce prêtre réfractaire, originaire du Limousin, arrivé dans le Maine en 1786 grâce à des protections familiales, vénéré de ses ouailles, modèle pour ses confrères, évadé en 1792 de la prison lavalloise des Cordeliers où il était détenu et passé dans la clandestinité, était devenu la bête noire des autorités révolutionnaires. Quand elles le tinrent, elles ne le lâchèrent pas.
Son petit-neveu, Léonard de Savignac, qui publia au début du XXe siècle, une brève biographie du curé de Vaiges, rééditée sous le titre La vraie noblesse d’un prêtre ( Les bons livres pour tous. 49240 Avrillé. 130 p ; 12 €), s’il ne put combler les nombreuses zones d’ombre d’une existence passée, à partir de 1791, dans l’illégalité, et s’il méconnaissait l’histoire de la chouannerie mayennaise, peut-être pour s’être trop appuyé sur les Mémoires du chevalier de Tercier, émigré rescapé de Quiberon qui se lia d’amitié avec l’abbé de Savignac après son arrivée en Mayenne à l’automne 1795 et dont les souvenirs représentent l’une des rares sources disponibles, n’en fit pas moins œuvre de mémoire.
Trop ostensiblement royaliste, l’abbé de Savignac dont, en pleine crise de la séparation de l’Église et de l’État, l’on s’ingénia à faire disparaître la tombe, ne sera pas béatifié. Cette omission humaine ne change rien à la grandeur, au dévouement et à l’héroïsme de ce prêtre, emblématique du clergé insermenté, tué en haine de la foi à l’âge de 36 ans.
Jean de La Varende, quelques mois avant sa mort, survenue en juin 1959, publia ce qui serait son dernier livre, Le curé d’Ars et sa passion, petit chef d’œuvre qui, à la stupeur de son auteur, ne rencontra point, pas même parmi ceux qu’il pensait ses amis, la reconnaissance attendue. Ce livre, indisponible depuis plus de trente ans, vient de ressortir chez Via romana, (180 p; 19 €). S’il ne remplace pas, et n’en eût jamais la prétention, l’étude fondamentale de Mgr Trochu, cet essai biographique dépasse, de très loin, toutes les tentatives, médiocres, douceâtres, soumises à l’air du temps, publiées depuis et qui prétendaient renouveler, sans génie, l’approche de la personnalité de l’abbé Vianney. En ce domaine, et c’était bien ce qui avait dérangé, autant les progressistes, ennemis déclarés de La Varende, ce vieux ligueur d’Action française jamais repenti, que les plus traditionnels, choqués par la franchise avec laquelle l’écrivain abordait certains sujets jugés tabous, ce livre, pourtant, avait sérieusement dépoussiéré ce qui avait besoin de l’être et apportait une vision neuve du saint prêtre.
Il ne faut pas chercher ici une biographie au sens strict du terme ; pour cela, je le redis, il y a Trochu. La Varende, et le titre l’annonçait, n’avait voulu raconter la vie du curé d’Ars qu’à travers ce prisme de la souffrance, de l’incompréhension, de la calomnie, des peines et des difficultés qui l’accompagnèrent jour après jour : douleur de la persécution connue en son enfance pendant la Terreur, de la vocation impossible, des études compliquées, du mépris des savants, y compris ecclésiastiques, qui regardaient de haut cet « âne d’abbé Vianney », des calomnies infectes courant sur sa chasteté et qui lui collèrent à la peau, douleur, pour cette âme pure, d’être rivée au confessionnal condamnée à entendre se déverser à son oreille toute la turpitude humaine, douleur des attaques démoniaques, douleur d’une célébrité qu’il chercha vainement à fuir …
La vie du curé d’Ars fut un calvaire, d’autant plus pénible qu’il en saisissait mal la raison d’être. La Varende ne s’encombrait pas d’afféteries pieuses et disait ce qu’il pensait sans langue de buis. Il choqua. On ne supporta pas, surtout, qu’il eût osé rappeler ce qu’il valait mieux désormais oublier : le royalisme ardent de l’abbé Vianney, si peu en phase avec les temps nouveaux.
Là encore, peu importe les jugements ineptes : le curé d’Ars est un saint, et La Varende un très grand écrivain.
Deux heures : c’est le temps qu’il m’aura fallu, subjuguée comme je ne l’avais pas été depuis une éternité par un livre pour dévorer le roman inachevé (La Miséricorde. Équateurs ; 175 p ; 18 €.) que Jean Raspail s’est enfin décidé, sans s’être résolu à lui donner un dénouement, à livrer au public. Roman inachevé, oui, mais quel bouquin magistral, supérieur, dans son inachèvement, à tant d’autres dont on croit qu’ils sont de la littérature.
Après avoir changé plusieurs fois de titres, au rythme des repentirs et des avancées de l’œuvre, poursuivie sur près de quarante ans, Raspail l’a finalement intitulée La Miséricorde, et rien ne pouvait mieux lui convenir. Car de quoi s’agit-il, en effet, sinon du travail mystérieux de la grâce et du pardon divins dans des âmes qui, toutes, pour une raison ou une autre, et sans parfois le savoir, en ont un urgent besoin ?
Tout part d’un des faits divers les plus atroces et les plus scandaleux de l’après-guerre. En 1954, le curé d’Uruffe, paroisse perdue à laquelle ce drame resterait à jamais associé, assassina sa jeune maîtresse enceinte. Échappé de justesse à l’échafaud, ce prêtre déchu consumerait presque tout le reste de ses jours, -il fut finalement libéré à un âge avancé et mourut, semble-t-il, repentant.- entre les murs d’une prison.
Comment un prêtre catholique, quelle que soit la gravité de ses fautes, peut-il vivre ou survivre en de telles conditions ? Que reste-t-il, à la fin, de cette âme marquée du sceau indélébile du « tu es sacerdos in æternum » ? Telle était la question qui taraudait Raspail depuis le mitan des années 60.
Certes, l’abbé Jacques Charlébègue, curé de Bief, assassin de sa maîtresse et de leur fille, qu’il baptisa avant de la tuer, n’est pas le curé d’Uruffe, seulement son double littéraire, mais cela ne change rien à la terrible puissance d’évocation de cette histoire, au cheminement décrit, entre la salle d’audience bordelaise où, soixante ans plus tôt, un jeune prêtre indigne jouait sa tête, et le confessionnal où maître des Aulnais, alors avocat stagiaire, aujourd’hui gloire du barreau parisien, croit, stupéfait, reconnaître la voix de l’homme auquel il contribua à sauver la vie.
Le Père Jacques, muré dans l’anonymat du sacrement, si manifestement doué d’un charisme de confesseur hors du commun, voire d’un don de lecture dans les âmes, peut-il être le prêtre interdit dont le crime horrifia la France ? Et, si oui, comment s’est-il relevé et sanctifié ?
Raspail ne dira pas tout, son lecteur ignorera le fin mot de cette résurrection, mais il croisera l’admirable Mgr Anselmos, évêque paysan qui ne peut se résoudre à laisser se perdre cette âme sacerdotale dont il est comptable devant Dieu, le jeune abbé Giordans, trop beau, pour son malheur, que seule la miséricorde a préservé d’une chute non moins infamante et instrument de la rédemption du coupable, ces prêtres ruraux perdus dans un monde déchristianisé où leur solitude se fait mortelle, ces laïcs étrangers aux drames en train de se nouer, auxquels ils ne comprennent rien, pas même que leur salut, à eux aussi, dépend de ce combat d’hommes faibles contre celui que l’on n’ose plus appeler le démon.
Au passage, Raspail règle quelques comptes avec une Église que le concile a privé du sens du rôle du prêtre, rôle que l’on n’aura pas, depuis Bernanos, scruté avec autant de talent, de cœur et d’âme.
L’on peut parler de chef d’œuvre, le mot n’est pas trop fort. Vous émergerez de ce livre secoué, bouleversé comme rarement, obligé de porter un regard neuf sur le mystère, aujourd’hui si défiguré, du sacerdoce catholique, et de prier pour les prêtres. Pour tous les prêtres.