Qu’était réellement Le Code noir ?

Publié le 02 Juil 2020
Qu’était réellement Le Code noir ? L'Homme Nouveau

Revenu dans l’actualité avec les récents événements et la vague de révisionnisme historique sur la traite et l’esclavage colonial, le Code noir date du XVIIe siècle. Quelles dispositions contient-il vraiment et dans quel contexte fut-il édicté ?

La question de l’esclavage négrier est, aujourd’hui, une question d’autant plus épineuse qu’elle fait l’objet d’une savante manipulation idéologique. Il est donc important de rappeler les faits historiques.

La servitude est une disposition du Droit des gens qui contre le Droit naturel, soumet un homme au domaine d’un autre » explique le Corpus juris civilis (Institutes de Justinien, Livre I, titre III, § 2). La définition donnée par le Corpus juris civilis autour de 530 souligne que l’esclavage est une atteinte au droit naturel, « le droit naturel faisant jouir chaque homme de la liberté » (titre V), c’est-à-dire une atteinte aux principes juridiques qui découlent de la nature humaine et du souci de l’équité auquel la jurisprudence romaine ordonne le droit : « le droit est l’art du bon et du juste » (Celse). Pourtant, cette pratique n’en a pas moins continué à marquer profondément l’histoire des différentes civilisations jusqu’à aujourd’hui. Elle pose non seulement la question du respect de la dignité de l’homme mais aussi celle de la place de l’argent dans nos sociétés, témoignant de la tentation constante de réduire l’homme à une marchandise ou à un instrument de profit, tentation dont l’actuel débat sur la bioéthique souligne la brûlante actualité avec la question de la gestation pour autrui ou encore celle du recyclage des organes humains.

Si l’Occident chrétien vit, sous l’influence de l’Église, la pratique de l’esclavage disparaître peu à peu entre le IVe et le XIe siècle, l’Afrique subsaharienne fut au contraire l’une des sociétés les plus esclavagistes du monde. Elle a pratiqué massivement l’esclavage jusqu’à la fin du XIXe siècle. Captifs des guerres ethniques, criminels châtiés, ou délinquants incapables de payer l’indemnité exigée en compensation du dommage qu’ils avaient infligé, pauvres gens vendus par leurs proches réduits à la misère : les sources de l’esclavage africain étaient nombreuses. Les esclaves représentaient dans la société africaine une part très importante de la population, parfois majoritaire : les trois-quarts dans le royaume de Moriah, en Guinée. Leur statut variait d’ailleurs d’un peuple à l’autre, et d’une génération à l’autre. L’ordre social était menacé par l’insubordination et la révolte de ces esclaves. Les plus indisciplinés étaient éliminés lors de sacrifices humains, pratiqués à l’occasion des funérailles d’une personnalité, d’un roi ou d’un chef de tribu, afin que celle-ci puisse gagner l’au-delà avec une escorte d’esclaves qui lui fassent honneur. Beaucoup étaient également vendus. Tout au long de l’histoire, les Arabes musulmans en achetèrent un très grand nombre. Le marché du Caire recevait deux caravanes annuelles du Sennar et du Darfour et une troisième, bisannuelle, du Bornou, au sud-ouest du lac Tchad. Alger et Tunis achetaient des esclaves en Afrique de l’Ouest. À partir du deuxième quart du XVe siècle, les Portugais pratiquèrent à leur tour la traite négrière, afin d’exploiter les plantations des îles de l’Atlantique. Ils furent imités, un siècle plus tard, par les Espagnols et les Anglais. Les Français se joignirent à eux beaucoup plus tard, dans les années 1630.

Pourtant, la pratique de l’esclavage avait été condamnée très tôt, et à plusieurs reprises, par l’Église, condamnation rappelée par le pape Eugène IV en 1435 dans la bulle Sicut dudum, par le pape Pie II qui, dans la lettre Rubicensem adressée à l’évêque de Guinée le 7 octobre 1462, qualifiait l’esclavage de grand crime, et par le pape Sixte IV en 1479. Il est vrai que, depuis la naissance du christianisme, la spiritualité chrétienne appelait à considérer les esclaves et les hommes libres avec le même respect car tous, quel que soit leur statut ou leur rang, sont enfants de Dieu. « Il n’y a plus ni homme libre, ni esclave… », enseignait à cet égard saint Paul dans l’Épître aux Galates.

Les marchands français se lancèrent tardivement dans ce commerce. Dans les années 1630, ils cherchèrent de la main-d’œuvre pour exploiter les plantations des îles des Antilles où ils venaient de prendre pied, à la Martinique et à la Guadeloupe en particulier. Plus tard, en 1697, l’Espagne devait céder à la France Saint-Domingue qui serait le fleuron de cet empire et la source principale de sa prospérité commerciale. Pour exploiter ces îles, des marchands français installèrent un premier comptoir dans l’embouchure du fleuve Sénégal en 1638. L’esclavage était alors, depuis plusieurs siècles, interdit dans le royaume de France, interdiction formulée au VIIesiècle par la reine Bathilde et confirmée en 1315 par le roi Louis X. L’esclavage fut, dès lors, pendant plusieurs décennies une pratique commerciale ignorée par le droit.

Dans les années 1670, la prospérité des établissements commerciaux des Antilles conduisit le gouvernement royal à doter les « Îles-sous-le-Vent » d’une organisation administrative et juridique. Un intendant fut nommé pour administrer ces colonies, soumises, juridiquement, à la coutume de Paris. La pratique de l’esclavage se heurtait à un vide juridique, puisque la coutume de Paris n’en traitait pas. Louis XIV se soucia d’y remédier afin de l’encadrer, ce qui permettait d’en éviter les abus, tout en offrant une reconnaissance officielle à une pratique contraire aux principes de la monarchie très chrétienne. Pour ce faire fut édictée en 1685 l’ordonnance touchant la police des îles d’Amérique, plus communément appelée « Code noir », ordonnance préparée en réalité, avant sa mort, par Jean-Baptiste Colbert, en collaboration avec le gouverneur des Antilles et l’intendant des Îles-sous-le-Vent. L’ordonnance fut nourrie de l’expérience acquise par les planteurs aux Antilles, mais aussi par le droit romain qui faisait partie de la culture juridique française. Le Code noir est traversé de puissantes contradictions : il légalisait la pratique déjà ancienne de l’esclavage, tout en reconnaissant la condition humaine des esclaves ; de solides préoccupations spirituelles venaient adoucir la condition de ces esclaves dont, par ailleurs, le législateur, par crainte des révoltes, réprimait durement les moindres mouvements d’insubordination. Observons le dispositif juridique :

D’une part, les esclaves devaient être baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine (art. 2), ils devaient être enterrés en terre chrétienne (art. 14). Catholiques, leur mariage était reconnu (art. 9 et 10). « Le mari, la femme et les enfants impubères » « ne pourront être saisis ou vendus séparément » (art. 47). Ils devaient « observer les jours de dimanche et fêtes » (art. 6). Ils avaient, en outre, le droit de cultiver un potager, dont les fruits leur appartenaient ; les textes veillaient, par ailleurs, à leur subsistance en prévoyant la quantité de nourriture qui devait leur être donnée par leurs maîtres (art. 22-26). Âgés et infirmes, ils ne pouvaient pas être abandonnés par leurs maîtres, lesquels pouvaient être astreints à payer une indemnité journalière à l’hospice où les esclaves invalides seraient soignés (art. 27). Le meurtre d’un esclave par son maître exposait celui-ci à des poursuites criminelles, c’est-à-dire, en théorie, à la peine de mort (art. 43). Les affranchissements étaient encouragés par différentes dispositions (art. 55-58), notamment lorsqu’un maître choisirait d’épouser l’une de ses esclaves (art. 10). Les esclaves affranchis recevaient « les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres », car le roi voulait que « le mérite d’une liberté acquise produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets » (art. 59). Ils devenaient ainsi sujets du roi de France, à part entière, ce qui montre l’absence de considérations racistes dans le Code noir, contrairement aux dispositions prises par Napoléon Bonaparte en 1802 lors du rétablissement de l’esclavage. Jusqu’au XVIIIe siècle, la question de l’esclavage n’avait aucun lien avec celle du racisme, comme en témoigne la réduction en esclavage de chrétiens occidentaux par les musulmans des Barbaresques ou encore l’usage par les Anglais d’esclaves irlandais…

Nombre de planteurs, sentant leur fin venir, affranchissaient leurs esclaves avant de quitter ce monde pour se présenter devant Dieu la conscience bien nette. Le nombre des affranchissements fut si important que le gouvernement royal, en 1713, les soumit, pour des raisons d’équilibre démographique, à l’autorisation de l’État.

D’autre part, le Code noir se montrait très répressif à l’égard des esclaves révoltés ou délinquants (art. 34), témoignant des craintes éprouvées à leur égard. Un maître pouvait faire donner les verges à ses esclaves mais se voyait interdire « de leur donner la torture ni de leur faire aucune mutilation de membre à peine de confiscation des esclaves et d’être procédé contre les maîtres extraordinairement », c’est-à-dire de poursuivre les maîtres au « grand criminel » (art. 42). L’esclave qui « aura fait une fuite pendant un mois à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice » s’exposait à être marqué de la fleur de lys et mutilé, les oreilles coupées la première fois, le jarret la deuxième ; « et la troisième fois, il sera puni de mort » (art. 38). « Un esclave qui aura frappé son maître », ou l’un des membres de sa famille, femme ou enfants, « avec contusion ou effusion de sang, sera puni de mort » (art. 33).

Les dispositions du Code noir furent-elles fidèlement respectées par les planteurs ? Beaucoup traitaient convenablement leurs esclaves, pratiquant même généreusement l’affranchissement, sans avoir besoin pour ce faire des dispositions du code : l’esclavage ne faisant pas partie de la culture française, nombre de planteurs traitaient leurs esclaves comme ils auraient traité des domestiques ordinaires. A l’inverse, lorsqu’un planteur s’abandonnait à des excès à l’encontre de ses esclaves, la justice s’avérait souvent impuissante à faire respecter, dans toute leur rigueur, les dispositions de l’ordonnance. L’insistance avec laquelle les gouverneurs, au cours du XVIIIe siècle, rappelaient certains planteurs à leurs devoirs montre que ceux-ci étaient trop souvent négligés. Cependant, l’attitude adoptée par les esclaves de la Martinique sous la Révolution témoigne des bonnes relations qui existaient entre les esclaves et leurs maîtres dans de nombreux domaines. S’il en avait été autrement, les esclaves de la Martinique auraient-ils pris les armes pour défendre leurs maîtres contre la Révolution alors qu’il leur aurait été si facile de se révolter contre eux, comme le firent nombre d’esclaves de Saint-Domingue sous la houlette de Toussaint Louverture ? D’une manière générale, le sort des esclaves était plus dur dans les colonies françaises que dans les colonies espagnoles, mais il y était beaucoup plus doux que dans les colonies anglaises et hollandaises.

La traite négrière prospéra tout au long du XVIIIe siècle, enrichissant les villes portuaires de la côte atlantique, Nantes, Bordeaux, La Rochelle et Saint-Malo en particulier. Elle bénéficia du nominalisme, de l’utilitarisme et du matérialisme de la philosophie des Lumières, qui porta certains écrivains, à l’instar de Voltaire et de Diderot, à exprimer à l’égard des Noirs un solide mépris qui ne pouvait que favoriser la pratique de l’esclavage, comme l’a montré Xavier Martin dans Naissance du sous-homme au cœur des Lumières : « La nature a subordonné à ce principe ces différents degrés et ces caractères des nations, qu’on voit si rarement se changer. C’est par là que les Nègres sont les esclaves des autres hommes. On les achète sur les côtes d’Afrique comme des bêtes. », écrivait à cet égard Voltaire dans son Essai sur les mœurs, ajoutant : « Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils doivent point cette différence à leur climat, c’est que des Nègres et des Négresses transportés dans les pays les plus froids y produisent toujours des animaux de leur espèce, et que les mulâtres ne sont qu’une race bâtarde d’un noir et d’une blanche, ou d’un blanc et d’une noire. » La négation par Voltaire et ses amis encyclopédistes de l’unité du genre humain, ainsi que son hostilité au christianisme, fut l’une des sources de la pensée racialiste contemporaine, comme devait le souligner Léon Poliakov dans Le Mythe aryen.

Pourtant, la traite et l’esclavage étaient loin de faire alors l’unanimité. En 1686, la Sainte Inquisition avait réitéré la condamnation de la traite :

« – Est-il licite de capturer par la force ou la duperie des Noirs ou autres indigènes qui n’ont porté préjudice à personne ?
La réponse est non.

– Est-il licite d’acheter, vendre ou faire objets de contrats des Noirs ou autres indigènes capturés par la force ou la duperie ?
La réponse est non.

– Les propriétaires de Noirs et autres indigènes capturés par la force ou la duperie, doivent-ils les remettre en liberté ?
La réponse est oui. »

De même, selon l’abbé Joseph-Alphonse de Véri, confident de Maurepas et de Turgot, le jeune roi Louis XVI envisagea sérieusement, au début de son règne, l’abolition de l’esclavage. Las, cette abolition impliquait le dédommagement des propriétaires, dédommagement que le trésor de la Couronne était alors incapable d’assurer, ce qui conduisit Louis XVI à différer cette décision.

L’Assemblée nationale constituante refusa le 15 mai 1791 de changer le statut des personnes pudiquement qualifiées de « non libres », ce qui provoqua la révolte des esclaves de Saint-Domingue. L’abolition décrétée par la Convention le 4 février 1794 fut des plus ambiguës : elle ne fut appliquée qu’aux Antilles, où une partie de nos îles étaient alors dominées par l’Angleterre, à commencer par la Martinique. En 1801, lorsque la République française recouvra ses colonies par la paix d’Amiens, elle s’empressa de rétablir l’esclavage, ce qui entraîna la perte de Saint-Domingue où les esclaves se constituèrent en république indépendante, Haïti.

La traite négrière fut interdite par le congrès de Vienne, sur proposition de la Grande-Bretagne. Cette interdiction fut transposée en droit français par une ordonnance royale édictée par Louis XVIII en 1817. Les dispositions répressives furent aggravées progressivement par les lois de 1818, 1827 et 1831. Qualifiée de « délit » en 1818, la traite fut qualifiée de « crime » en 1827. Il y eut, sur cette question, une parfaite continuité dans la politique de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philippe. Lors des débats de 1827, plusieurs orateurs, le duc de Broglie, le baron Hyde de Neuville et le comte de Kergorlay invoquèrent les exigences du christianisme pour réclamer l’abolition pure et simple de l’esclavage. « L’esclavage a existé dans toute l’Europe. Il a été détruit dans l’Europe chrétienne. Nous devons au christianisme le bienfait de cette régénération. Prions le roi de préparer dans sa sagesse les moyens d’étendre ce bienfait à nos frères d’une autre couleur », déclarait le comte de Kergorlay, pair de France, ultraroyaliste. Hyde de Neuville, député de la Nièvre, ultraroyaliste lui aussi, lui faisait écho quelques semaines plus tard : « Je ne serais point arrêté par cette considération secondaire que les colonies pourraient perdre à la cessation du trafic des Noirs. Avant tout, je verrais, Messieurs, ce que commande la Religion. Avant de m’occuper d’avoir du sucre et du café, je penserais à rester chrétien »[1].

Préparée par les gouvernements successifs, expérimentée à Mayotte en 1846, l’abolition fut adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale au printemps 1848 sur proposition de Victor Schœlcher, ce qui rendit le Code noir caduc.

[1]Cf. notre article : « La Restauration face à l’esclavage ; la loi du 25 avril 1827 contre la traite négrière », Revue de la nouvelle société des études sur la Restauration, 2012, pp. 125-144.

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