La présentation du festival d’Avignon 2016 par son directeur Olivier Py invite à la réflexion. Il ne sera pas question dans cet article, au seuil de l’été, de présentation des spectacles de ce célèbre festival comme nous avions pris l’habitude de le faire depuis plusieurs années. Avignon nous offre depuis longtemps un mélange de très belles œuvres et un foisonnement d’œuvres sans intérêt. Mais Avignon est surtout un symbole, un véritable état des lieux par le spectacle vivant de l’évolution et des aspirations des mœurs de notre société. C’est à ce titre que la présentation qu’en fait cette année son directeur à l’occasion du soixante-dixième anniversaire mérite un examen critique.
Voilà ce qu’il écrit : « On ne fait pas la révolution seul. Les grands changements, les révolutions sont toujours le fait de forces collectives favorisées par le vent de l’Histoire, mais comment vivre quand ce vent se tait ? Comment vivre quand la politique est sans espoir, oublieuse de l’avenir ? Comment vivre quand les idées n’ont plus de valeur, quand le corps social est écartelé, apeuré, réduit au silence ? (…) Quand la révolution est impossible il reste le théâtre. Les utopies y attendent des jours propices, les forces novatrices y inventent encore un demain, les vœux de paix et d’équité n’y sont pas prononcés en vain… ». Le théâtre, reflet des mœurs, mais aussi le théâtre, facteur de transformation sociale, ferment révolutionnaire sur le mode du travail des utopies. Le propos n’est pas nouveau.
Il poursuit ainsi : « C’est au théâtre que nous préservons les forces vives du changement à l’échelle de l’individu. Face au désespoir du politique, le théâtre invente un espoir politique qui n’est pas que symbolique mais exemplaire, emblématique, incarné, nécessaire. La politique est trop belle pour qu’on la laisse aux politiques quand ceux-ci n’ont plus à cœur que leurs privilèges de classe. Et le premier signe de la démission politique des politiciens est toujours le désengagement culturel. » Là où le politique se désengage culturellement, il est de la responsabilité des artistes de s’engager doublement et d’offrir à nos concitoyens un authentique lieu de résistance et une alternative à ce vide d’espoir. Olivier Py le dit très bien par la suite de son propos : « Nous avons le devoir de résister et le devoir d’insister. Nous avons ce devoir pour les générations qui viennent car des cultures millénaires peuvent être anéanties en une seule génération. Insistons, l’avenir de la politique sera culturel ou ne sera pas. L’éducation c’est la culture qui commence et la culture c’est l’éducation qui continue, insistons, le lien générationnel passe par la culture et il est un des fondements de la cité. Et nous n’avons besoin d’aucun dieu si nous croyons à la transcendance dans le collectif et si nous apprenons à l’affirmer dans nos vies. » Toutes ces belles formules ne disent pas de quelle éducation doit se nourrir la Cité par le truchement de la culture, mais elles affirment une sorte de postulation, à savoir que la transcendance n’est pas divine et que le sommet de la culture, à savoir le culte, ne peut être que la louange du « collectif ». Décidément, les vieilles idoles ont la peau dure ! Mais le texte n’est pas fini. Il se poursuit ainsi sur un mode incantatoire : « Nous insistons, avec l’exigence intellectuelle, avec la croyance dans l’intelligence du public, dans l’engagement de l’artiste, dans la conscience du poète. Nous désirons hautement que le triste spectacle du monde et de notre impuissance trouve une contradiction sur la scène faite d’émerveillement et de courage. (…) À Avignon, nous brisons la fatalité. Le public, sa ferveur, sa soif spirituelle opposent à tous les déterminismes un désir d’inconnu et d’imprescrit. Oui nous ne savons pas ce qui vient… La culture est différente de l’érudition qui croit savoir, de l’analyse matérielle qui prétend savoir et de la fausse autorité du pragmatisme qui affirme savoir. » La culture, ce n’est pas l’expression du réel, trop pragmatique, trop triste aussi, mais l’expression du champ des possibles. Écrire la page blanche faite « d’inconnu et d’imprescrit ». Et pour cela, comme il le dit avec conviction dans le final de son texte : « Être politique c’est croire en l’homme. Les artistes nous donnent de bonnes raisons de croire en l’homme, ils se font la voix du peuple qui refuse un monde privé de sens et nous rappellent que l’émerveillement et l’espoir sont un choix. Oui, nous insistons, si les puissants ne croient plus en la culture, c’est qu’ils ne croient plus à la souveraineté du peuple. Voilà ce que Jean Vilar est venu dire à Avignon et qu’inlassablement nous dirons encore lors de cette soixante-dixième édition. »
Quand sortirons-nous enfin de cette lancinante répétition du même, aux accents qui se veulent neufs, mais qui ne trompent que ceux qui malheureusement dans la génération présente n’ont pas le recul du temps. Oui, le peuple « refuse un monde privé de sens » tant le sens donné à la vie est chose fondamentale pour édifier un vrai bien commun. Mais ce sens ne se situe pas dans je ne sais quel « collectif » qui serait une expression de la souveraineté populaire. Tout cela n’est que vaine abstraction, utopie improductive, illusion entretenue. Ce dont le peuple a besoin, c’est que le théâtre par son immense richesse lui apporte des nourritures qui font vivre et non du poison, un sens aiguisé de la Transcendance qui est le refus des idoles, y compris l’idolâtrie du Théâtre lui-même quand il se prend pour ce qu’il n’est pas. Qu’Avignon 2016 en ce sens puisse apporter ce qu’il peut y avoir de meilleur dans son foisonnement créatif, à commencer par le Prométhée d’Eschyle qui mériterait d’être entendu dans la profondeur de son message spirituel.