« Le Christ s’est fait pour nous obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le nom qui surpasse tout nom. » (Philippiens, 2, 8-9)
Commentaire spirituel
Il est à peine nécessaire de présenter ce graduel ou en tout cas ce texte de Saint Paul. Profitons-en d’ailleurs pour remarquer qu’ils sont très rares les graduels qui empruntent leur texte à un écrit du Nouveau Testament. La plupart sont tirés des psaumes. Mais ici, c’est un texte majeur qui, lié à une mélodie typique, constitue un des plus grands chefs-d’œuvre du chant grégorien. Ce chant est interprété de nos jours le dimanche des Rameaux, mais selon la forme extraordinaire il est davantage lié au triduum pascal. En effet, outre qu’on le chante comme graduel lors de la messe du Jeudi Saint, il conclut aussi le chant des ténèbres et des laudes de chacun des trois jours saints. Le Jeudi Saint, on ne chante que la première phrase : « Le Christ s’est fait pour nous obéissant jusqu’à la mort ». Le Vendredi Saint, on ajoute la mention « et la mort de la croix ». Et le Samedi Saint il est chanté dans son intégralité. Cette conclusion solennelle des ténèbres, au petit matin, dans l’église progressivement dépouillée de tout ornement, produit un effet assez éclatant. C’est un cri de foi qui jaillit, après la longue contemplation d’un office qui a duré plus de deux heures, et c’est aussi le dernier chant orné de la journée, mises à part les fonctions solennelles de l’après-midi. Une fois exécuté, ce chant nous replonge donc dans le grand silence de ces jours durant lesquels l’Église revit le drame de la passion du Sauveur. On ne peut que souhaiter à un chrétien de vivre au moins une fois dans sa vie, dans un monastère par exemple ou dans sa propre paroisse si elle a la grâce de célébrer le triduum pascal dans son intégralité, cette extraordinaire liturgie des trois jours saints, avec sa partie contemplative du tout petit matin, par l’office des ténèbres, puis le grand silence impressionnant du reste de la journée avec la récitation des offices du jour à voix basse, comme un murmure de l’Église en deuil veillant près du tombeau de son Seigneur, et enfin le grand déploiement liturgique de la fonction solennelle du soir. Au cœur de toute cette splendeur, notre graduel joue un rôle important. Il n’est pas seulement chanté à la fin des ténèbres des trois jours, mais il est aussi récité recto tono de la même manière progressive suivant les trois jours, à la fin de chaque office et il sert même de bénédicité et de grâces au réfectoire, au moins dans les monastères, mais les familles pourraient très bien s’inspirer de cette coutume. C’est dire en tout cas son omniprésence durant cette intense période liturgique. Il est donc tout naturellement très aimé et bien connu du peuple chrétien et la liturgie nous met à l’école de ce grand texte en le revêtant d’une mélodie somptueuse et très expressive.
Mais regardons ce texte de plus près. Comme je l’ai dit, il est emprunté à ce que l’on appelle l’hymne aux Philippiens. L’Apôtre saint Paul demande à ses destinataires de rechercher l’unité et la paix dans la communauté en se référant constamment à la pensé du Christ dont la vie constitue une immense leçon et le plus puissant des stimulants pour la charité chrétienne. Dieu a quitté sa gloire pour descendre au milieu de sa création. Il s’est humilié et son humiliation n’a pas connu de frein. L’Incarnation ne lui a pas suffi ; il a voulu souffrir, il a voulu mourir et il a voulu endurer le plus infamant et le plus terrible des supplices, tout cela par amour pour nous. Voilà l’impensable réalité. Et le résultat de ces humiliations amoureuses, c’est l’exaltation, la glorification que lui accorde son Père, non à lui seul, mais à tous ceux qu’il est venu sauver, c’est-à-dire à nous tous. Dieu lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom. Il a admis l’humanité de Jésus à participer à la gloire de sa divinité et cet exhaussement nous concerne aussi, car c’est vers cette gloire, désormais, qu’est dirigée toute existence humaine. Au mouvement de descentes successives vers la misère de la condition humaine correspond un mouvement de remontée vers la gloire divine. Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. On comprend que les premiers chrétiens, témoins de la Passion du Christ, aient été touchés par l’amour qui l’a inspiré et se soient glorifiés de la souffrance du Messie. La joie de se savoir à ce point aimés par Dieu rayonne dans le Nouveau Testament. Cette joie est toujours la nôtre. La liturgie l’amplifie encore en nous faisant chanter ce texte sur une mélodie enthousiasmante, dans un cadre temporel aussi évocateur. En chantant ce graduel, on sent la foi, la joie de toutes les générations qui nous ont précédés et qui ont chanté, elles aussi, l’immense bonheur d’être sauvés par le Christ. C’est donc aussi un chant de la nouvelle évangélisation. Nous aussi nous pouvons et nous devons proclamer la gloire du Christ, afin que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur à la gloire de Dieu de le Père.
Commentaire musical
Ce merveilleux graduel n’est pourtant pas original. Le compositeur a utilisé une formule type du 5ème mode, mais il l’a adaptée de façon si parfaite au texte de l’Apôtre qu’on peut le considérer comme une pièce vraiment magistrale qui met en valeur de façon très expressive l’opposition très nette entre l’humiliation du Christ (c’est tout le corps du graduel) et sa glorification par le Père (c’est le verset). Donc deux parties très distinctes et facilement repérables par le changement de clé qui intervient au début du verset.
L’intonation est toute simple, assez grave, retenue, sans aucun éclat, piano, mais avec toutefois une certaine chaleur qui témoigne de l’amour de l’Église entrant dans la contemplation des abaissements de son bien-aimé. La suite (factus est pro nobis) ressemble à un récitatif sur le Fa qui est la tonique du mode. Seuls les accents (Christus, factus, et surtout nobis) sont mis en valeur et échappent au syllabisme de ce premier passage. Il y a cependant une certaine progression dans ce récitatif. On va vers nobis. C’est pour nous que le Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort. Le nobis est traité de façon très belle avec le soulèvement de l’accent et cette belle descente, large, chaude, puis ce petit balancement qui nous amène sur la première cadence de la pièce. Tout ce passage est large et chaud, grave. On peut remarquer que le pro nobis ne fait pas partie du texte de saint Paul. C’est le compositeur qui l’a inséré dans son œuvre, n’hésitant pas à toucher au texte sacré avec une liberté mais aussi une justesse théologique qui correspondent si bien à l’esprit des Pères de l’Église. Ce « pour nous », le compositeur l’a mis en musique en lui donnant la part la plus expressive de toute cette première phrase. N’ayons donc pas de scrupule à le chanter avec complaisance et ardeur. La rédemption est notre trésor, notre titre de noblesse.
Puis sur obediens, la mélodie monte jusqu’à la dominante Do et même jusqu’au Ré, dans un grand crescendo très expressif. C’est déjà un mystère de voir le Seigneur obéir, lui le Maître de la création et l’auteur du salut. Il a choisi cette voie d’obéissance pour réparer la désobéissance du péché originel. On peut donc mettre beaucoup d’admiration et d’amour dans ce mot qui se manifeste par un bel élan et une plus grande légèreté. La fin de la phrase va nous ramener à la gravité du début avec la mention de la mort du Seigneur (usque ad mortem). La présence du Sib nous invite à traiter ce passage avec une grande tendresse, une grande reconnaissance. N’ayons pas peur de bien élargir la cadence de mortem. Le mot va être répété au début de la phrase suivante, il est évidemment important, il faut le considérer avec ferveur.
La deuxième phrase va se dérouler dans la même atmosphère de gravité douce et chaude que la première. L’insistance du texte de saint Paul invite à mettre encore plus de chaleur dans la mention de la mort sur la croix qui occupe toute notre contemplation durant ces jours. Le mouvement est donc très large, ce qui ne veut pas dire trop lent. Il ne s’agit pas d’un accablement. C’est plutôt un cœur qui regarde avec une immense reconnaissance jusqu’où a été l’amour dans sa folie de se donner. Les nombreux Sib sont là pour adoucir le message terrible de la croix sans l’évacuer le moins du monde ni l’amollir car tout ce passage reste ferme. Simplement, on le contemple non du point de vue des hommes (de ce point de vue c’est l’horreur) mais du point de vue de Dieu. Alors on peut s’y attarder, parce qu’il s’agit d’un amour divin en acte qui est devenu source de salut pour l’humanité tout entière. Mais avec cette longue cadence de crucis, tout semble dit et terminé, la mort a vaincu semble-t-il, c’est fini. Le corps du graduel s’achève sans laisser prévoir le jaillissement du verset. Il semble qu’on ait enseveli le Christ et que l’on reste dans l’attente et le silence, près d’une dépouille mortelle tant aimée.
C’est alors que surgit la merveille du verset. Comme le souligne dom Gajard, le contraste est absolu. La mélodie, après un bref passage syllabique déjà expressif et très léger va se propulser d’un bond jusqu’au Do sur Deus, puis sur cette note de base s’envoler littéralement et épouser les deux mots exaltavit (revêtu d’un pur syllabisme à l’unisson) et surtout illum, c’est-à-dire le Seigneur, dont nous célébrons la gloire de façon anticipée dans ce chant qui demeure un chant de la passion. La formule mélodique de illum est classique, mais ici elle convient à merveille par rapport au texte qu’elle habille et enchante. Il faut faire passer dans cette immense vocalise tout notre amour, toute notre admiration et aussi cette nuance de triomphe (sans exagération car il ne faut pas crier ni se précipiter), de fierté, pour la récompense qui est accordée à l’humanité du Sauveur. C’est déjà la joie de Pâques qui perce et s’exprime. Tout ce passage est très léger, plein d’élan jusque dans le beau balancement des neumes munis d’épisèmes. On ne s’arrête pas, on se laisse emporter par la joie. Cette première phrase se termine sur une cadence en La qui nous indique à elle seule que la pièce n’est pas terminée.
De fait, la seconde phrase du verset redémarre dans le même esprit de joie mais de façon plus modeste cependant. Là encore, c’est le mot illi, comme illum précédemment qui est mis en lumière. On peut noter toutefois la longue et chaude vocalise qui enveloppe le mot nomen, typique des graduels du 5ème mode, solennelle et vibrante. Beaucoup d’enthousiasme encore durant tout ce passage.
Enfin tout va revenir au calme. On rencontre à nouveau un passage syllabique très léger qui sert ici aussi de transition. Le retour du Fa qu’on n’avait plus entendu depuis le passage syllabique du début du verset sur propter quod, nous avertit qu’on redescend de notre grand mouvement d’enthousiasme pour finir cette pièce dans l’intériorité caractéristique du chant grégorien et dans la gravité du temps liturgique. Ce n’est pas une façon de s’excuser pour l’extraordinaire envolée du verset, mais on maîtrise son enthousiasme et on termine cette pièce dans la modestie de la quinte Fa-Do et sur une vocalise très chaude sur le mot nomen. C’est du grand art, un art parfaitement maîtrisé, une pièce admirable, un véritable chef-d’œuvre non seulement au plan artistique, mais plus encore un monument de la prière de louange de l’Église. Le silence qui termine une telle pièce est éloquent. On sent le graduel et son message résonner alors même que la mélodie s’est achevée.
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